dimanche 23 novembre 2025

Vie et mort de Vernon Sullivan - Dimitri Kantcheloff

Reprenons depuis le début.
1946, donc.
Le 25 juin, pour être précis.
C'est un mardi et Boris Vian s'emploie à quelque activité à l'Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton. [D.K.] 
Vernon Sullivan, cet écrivain américain, auteur de polars sulfureux, est une créature de Boris Vian, un pseudonyme qui aura permis à ce dernier de publier, en se prétendant traducteur, quelques romans noirs qui se démarquaient par le style de ceux qu'il avait publiés sous son nom. Dimitri Kantcheloff nous offre donc le récit de cette aventure qui débute par un pari. La France d'après-guerre est alors sous le charme de culture américaine, de sa musique et de ses écrivains. Vian, découragé par l'insuccès de son roman poétique L'écume des jours, gage alors avec son éditeur qu'il peut, en dix jours, écrire un best-seller américain, un pastiche de roman noir, une histoire de vengeance sur fond de ségrégation raciale. Il lui en faudra quinze. Mais, au-delà de l’anecdote, ce qui se joue est une véritable mise en scène de l’identité littéraire, une comédie de masques où l’auteur se dédouble et se perd.

Le succès est immédiat, mais il entraîne son cortège de scandales. J’irai cracher sur vos tombes choque par sa crudité, attire la censure et finit par mener Vian devant les tribunaux. Le procès, relaté par Kantcheloff, devient un théâtre où l’on juge autant le livre que l'époque, où l’on tente d'encadrer l’imaginaire et de rappeler l’écrivain à ses responsabilités, comme si la fiction devait rendre des comptes. Vian, contraint de défendre un texte qu’il avait voulu pastiche, se retrouve pris au piège de son propre artifice. Le pseudonyme Sullivan, né d’un pari, se transforme en fardeau : il incarne le succès autant que la condamnation.

Vie et mort de Vernon Sullivan raconte ainsi une époque où la littérature pouvait encore déclencher des tempêtes. Vian, poète touche-à-tout, aura trouvé dans Sullivan un double qui l’a propulsé, mais aussi détruit. Kantcheloff exprime habilement cette dualité avec une plume vive, et nous rappelle que, derrière le scandale, il y a toujours un homme qui écrit et qui doute.

Et se rappelant soudain une activité urgente – un rendez-vous professionnel, l’écriture d’un article ou quelque dîner mondain, allez savoir –, il s’excuse de devoir quitter si vite son vieil ami, salue celui-ci d’une tape dans le dos et s’en va à grandes enjambées vers la sortie du jardin, riant à l’idée – et au bon mot – d’avoir laissé derrière lui, Raymond penaud. [D.K.]

dimanche 16 novembre 2025

La vengeance de la pelouse - Richard Brautigan

Ma grand-mère, à sa façon, éclaire comme un phare le passé orageux de l’Amérique. [R.B.]

Richard Brautigan n’a jamais quitté l’Amérique, mais il a fait de ses errances intérieures un vaste territoire. Le poète de la beat generation, pêcheur de truites en eaux troubles, nous livre ici un recueil de soixante-deux éclats d’un miroir brisé où se reflètent l’enfance, les femmes, les forêts, les motels, les armes à feu, les silences et les pelouses. Il raconte l'Amérique de la marge, des amours maladroites et des destins avortés.

Ce sont de courtes nouvelles qui ne cherchent pas à conclure. On y entre comme dans un grenier où l'on trouve un bric-à-brac de souvenirs, de visions absurdes et de phrases suspendues. Brautigan écrit avec tendresse, parfois avec ironie, souvent avec lassitude, avec une forme de légèreté qui ne dissimule jamais tout à fait la tristesse. 

Avec La vengeance de la pelouse, Brautigan ne raconte pas, il évoque. Il ne décrit pas, il suggère. Voici une littérature de l’éphémère, de la perte, du presque rien. Une écriture qui refuse le spectaculaire, qui préfère la grâce d’un détail : une boîte de sardines, un souvenir d’école, une pelouse qui se venge. C’est une œuvre qui déroute, mais qui, comme une vieille photo retrouvée dans une boîte à chaussures, touche juste. 

 ______

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Brautigan

Richard

L’avortement, une histoire romanesque en 1966

18/07/2020

Brautigan

Richard

Sucre de pastèque et La pêche à la truite en Amérique 

24/08/2016

Brautigan

Richard

Un privé à Babylone

13/12/2016


mardi 11 novembre 2025

L'art de ne pas toujours avoir raison ou Penser contre soi-même avec Montaigne - Martin Desrosiers

On nous avait promis un tout autre monde. [M.D.]

Certains livres ne cherchent pas à nous convaincre, mais plutôt à susciter la réflexion. L’art de ne pas toujours avoir raison de Martin Desrosiers est de ceux-là. Très vite, on sent que cet essai nous apportera quelque chose — non pas une nouvelle perspective révolutionnaire, mais un rappel de quelque chose d’essentiel.


Desrosiers ne cherche pas à nous faire gagner le débat, mais nous invite à prendre un pas de recul , parfois, pour mieux écouter. Il s’interroge sur notre capacité — ou notre incapacité — à dialoguer dans un monde où la joute en ligne, les réactions immédiates et les positions polarisées semblent avoir pris le pas sur l’écoute, la nuance et la remise en question. S’appuyant sur l’esprit de Michel de Montaigne, il met en lumière la vertu de penser « contre soi-même », de rester à l’écoute de l’autre, de reconnaître qu’on peut se tromper, ou qu’on n’a pas toutes les cartes en main. Il s’éloigne des débats verbaux et des certitudes qui inondent nos écrans, nous rappelant que le doute n’est pas un signe de faiblesse, mais plutôt une forme d’élégance. Que l’humilité intellectuelle est une posture, pas une défaite. Le recours à Montaigne donne à l’essai un ancrage historique et philosophique qui enrichit le propos et lui donne de la profondeur.


L’art de ne pas toujours avoir raison est un ouvrage qui porte une grande ambition : raviver notre capacité à penser autrement, à échapper à nos préjugés, à renouer avec l’écoute et le dialogue. Il ne promet pas de recette miracle — mais un chemin possible. Il n’affirme pas que l’on sera toujours en harmonie avec l’autre — simplement que l’on peut «ne pas toujours avoir raison» et que cela peut devenir un art, une vraie force. 

Le fait d’être intellectuellement adroit n’a jamais été un gage de droiture intellectuelle. [M.D.]

Être humble, c’est vouloir transcender son ego ou, du moins, c’est mener des quêtes intellectuelles en s’efforçant de rester indifférent à ce qu’elles pourraient, égoïstement, nous rapporter. [M.D.] 

Dans le contexte actuel, alors qu’on préfère se gargariser de ses certitudes plutôt que de s’interroger honnêtement, alors que chacun reste cloîtré derrière ses convictions sans jamais sortir de soi, et alors que tout le monde voit l’idéologie et l’irrationalité dans la cour du voisin mais jamais dans la sienne, l’humilité qu’incarne Montaigne est peut-être non seulement la plus importante, mais la plus urgente des leçons philosophiques. [M.D.] 

mardi 4 novembre 2025

Je ne suis personne, une anthologie - Fernando Pessoa

Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne. [F.P.]

Il m’arrive parfois de lire non pour comprendre, mais pour me perdre dans un voyage sans but. Je ne suis personne, cette anthologie de Fernando Pessoa présentée par Robert Bréchon, est de ces livres qui ne se laissent pas saisir d’un bloc. Il est multiple, fait de fragments et de dispersions. Il offre une plongée vertigineuse dans l’univers éclaté du poète portugais, maître du masque et du paradoxe.

Pessoa ne se contente pas d’écrire : il s’efface, se divise et revêt plusieurs identités. Il s'invente des hétéronymes – Caeiro le sage païen, Reis le stoïcien latin, Campos l’exalté moderne, Soares le scribe de l’intranquillité – comme autant de voix qui dialoguent, s’opposent, se contredisent. Ce n’est pas un jeu, mais une quête de vérité par le détour. Une manière de dire : je ne suis pas un, je suis plusieurs. Et peut-être que, dans cette pluralité, quelque chose de plus juste émerge.

Lire Pessoa, c’est accepter de ne pas savoir qui parle. C’est accueillir le doute comme une forme de lucidité. C’est entendre des phrases comme :

Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien. Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. [F.P., Bureau de tabac]

Robert Bréchon, dans cette anthologie, ne cherche pas à résoudre l’énigme Pessoa. Il l’accompagne, la balise, la rend accessible. Il ne se contente pas de compiler des textes : il les éclaire, les contextualise, les relie. Son introduction est précieuse pour qui découvre Pessoa. Les extraits choisis – poèmes, fragments du Livre de l’intranquillité, pensées éparses de Pessoa et de ses hétéronymes – dessinent une cartographie mouvante de l’être multiple qu'est ce poète portugais, la cartographie d'un homme qui, en affirmant qu'il n'est personne, nous offre un passage vers plusieurs. 

Un jour où […] j’avais renoncé à ce projet, je m’approchai d’une commode assez haute et, ayant pris une feuille de papier, je me mis à écrire debout, comme je le fais chaque fois que cela m’est possible. Et j’écrivis plus de trente poèmes à la file, dans une espèce d’extase dont je ne parviens pas à définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n’en connaitrai plus jamais de semblable. Je commençai par le titre, le Gardeur de troupeaux. Et ce qui s’ensuivit, ce fut l’apparition de quelqu’un en moi, à qui je donnai aussitôt le nom d’Alberto Caeiro. Pardonnez-moi l’absurdité de l’expression ; c’est mon maître qui était apparu en moi. Ce fut l’impression que j’éprouvai immédiatement. [F.P.]

__________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Pessoa

Fernando

Le banquier anarchiste

18/07/2021

Tabucchi

Antonio

Une malle pleine de gens

01/07/2025

 

lundi 27 octobre 2025

La télégraphiste de Chopin - Éric Faye

Les pavés étaient humides et particulièrement glissants mais, à tout prendre, il préférait risquer une entorse plutôt que de perdre du terrain et laisser filer la femme qui trottait trente mètres devant lui, femme qui, s’il avait bien compris les explications de Slaný, communiquait avec Frédéric Chopin un siècle et demi après la mort de celui-ci. [É.F.]

Dans La télégraphiste de Chopin, Éric Faye nous entraîne dans une Prague automnale de 1995, où une femme prétend recevoir la visite du compositeur Frédéric Chopin… mort depuis plus d’un siècle. Ce postulat étrange, presque irréel, devient le point de départ d’une enquête menée par Ludvík Slaný, journaliste intrigué par cette médium qui transcrit des partitions inédites dictées par l’esprit du maître.

Ce roman, inspiré par Rosemary Brown, cette médium britannique qui prétendait se faire dicter de nouvelles pièces par des compositeurs décédés, m’a captivé par son atmosphère feutrée, presque spectrale, où le doute s’installe dès les premières pages. Le journaliste, comme Faye, ne se prononce jamais catégoriquement sur la nature du phénomène. Il nous laisse dans une zone grise, entre rationalité et croyance, entre journalisme et poésie.

En arrière-plan, on a aussi une société en mutation, celle de la Tchéquie postcommuniste, un contexte montrant une lente métamorphose dans l'ambiguïté et l'équivoque d'une nation en mouvance. Cela ne constitue pas l'objet le moins intéressant du roman. Peut-être que La télégraphiste de Chopin se présente comme une interrogation des frontières, frontière entre l'art et le mensonge, entre l'inspiration et la manipulation, entre le monde d'avant et celui qui vient. Si on ne trouve pas toutes les réponses, la lecture de ce roman nous procure une expérience unique et réflexive qui continue de résonner longtemps après la dernière note.  

Lire en début de matinée était sacré. C’était absorber un contrepoison avant de se remettre à vivre. [É.F.]

Il y aurait beaucoup à dire également sur les périodes intermédiaires, les interrègnes, lorsqu’un régime fort cède la place à une démocratie en gésine, comme dans le cas présent. Les nouvelles règles n’ont pas encore été clarifiées ou ne sont appliquées qu’au compte-gouttes, avec l’esprit de la période passée, et, dans cette manière de glissement tectonique entre deux civilisations, bien des choses restent permises qui ne devraient plus l’être. Tout est en transit, tout coulisse. Tout change de nom.  [É.F.]

[...] me venaient à l’esprit les mots d’un poète : “Je suis une étagère de flacons vides.” Voilà exactement ce que j’étais, et jamais autant qu’à ce moment-là je n’ai compris que l’homme est seul avec sa propre déroute ; au fond, sa sincérité, ses hypothèses ou ses intimes convictions n’intéressent personne.  [É.F.]

jeudi 23 octobre 2025

Para bellum - Marc Ménard

Montréal, hiver 1937.

Il pleut. Je n’ai pas souvenir d’un mois de janvier si chaud, si gris. L’obscur plafond du ciel, d’un anthracite opaque et déprimant, reflète la crasse poussiéreuse qui écrase Montréal. [M.M.]

Para Bellum est un roman noir historique qui nous plonge dans le Montréal de 1937, une ville aux prises avec le chômage et les tensions idéologiques dans le contexte d'une modernité naissante. Marc Ménard peint une fresque dense et minutieusement documentée, où le personnage principal, Stan, tente de survivre et de protéger sa jeune sœur Thérèse dans un climat de plus en plus menaçant.

La richesse du contexte historique et la précision dans la description du décor, des discours et des figures politiques de l’époque permettent une immersion dans les années 30 et donnent au roman une texture réaliste et inquiétante.

Marc Ménard suit donc son personnage d'abord rencontré dans Un automne rouge et noir, Stan, un personnage complexe et tiraillé. Son parcours, entre les conseils d’un mentor anarchiste, les promesses d’une artiste fantasque et les manipulations d’un agent de la Police montée, illustre bien les dilemmes moraux et les jeux de pouvoir qui traversent le récit. 

Tout cela est raconté de manière vive et dans un style précis, presque cinématographique. 

_______

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Ménard

Marc

Un automne rouge et noir

29/07/2025



jeudi 16 octobre 2025

La Grande Aventure - Victor Pouchet

Le fil c’est peut-être une histoire très simple: tragi-comédie en cinq actes et deux personnages. L’un régulièrement menacé de partir. L’autre se contente d’écrire des poèmes, dans l’espoir absurde de l’en empêcher. Est-ce que ça marche? [V.P.]

De plus en plus souvent, je retrouve des recueils de poésie parmi mes lectures et cela répond chez moi, je crois, à un besoin de simplicité du verbe, de recherche de ludisme avec les mots, d'expression fine de sentiments. Cette fois-ci, c'est l'écoute d'une entrevue avec Hervé Le Tellier qui m'a amené sur la piste de La Grande Aventure. Le Tellier signe d'ailleurs une courte, mais accrocheuse, préface au recueil. 

On suit donc Victor Pouchet, l'auteur de ce roman-poème, dans une aventure d'amitié, d'amour, de distance, de retour et de routine, un poème à la fois, au croisement de petites joies, de musique douce et de défis du quotidien. J'ai apprécié le sentiment de dépouillement et de fraicheur que nous laisse cette lecture.

Il y a trop de vies dans la mienne 

trop de chemins à ne pas prendre

que j’en sors très labyrinthique.  [V.P]

Si je me répète
très intensément
c’est peut-être juste

qu’on a en fait
une seule chose à dire
une longue plainte
un grand cri de joie
une seule chanson
deux ou trois histoires
quelques théories
qui reviennent en boucle
selon le moment
Enfin j’espère
que demain
viendront de toutes
nouvelles histoires

Tu me dirais si je t’ennuie ? [V.P.]

vendredi 3 octobre 2025

Passage - Karel Pecka

Un gratte-pieds d’acier, encastré dans le dallage au niveau de la sortie, interrompait la mosaïque régulière du carrelage gris-blanc et rouge. [K.P.]

Après un court séjour à Prague, je suis revenu enthousiasmé par les passages et les galeries, qui témoignent d’un héritage architectural remarquable du début du 20e siècle. Ces palais sont le théâtre d’une vie animée et éclectique grâce à une offre commerciale et culturelle dynamique. Je n’ai pas pu résister à l’envie de lire ce roman tchèque où un labyrinthique passage constitue l'unique décor. Je n'ai pas été déçu. L'auteur, Karel Pecka, met en scène un sociologue, Antonin Tvrz, qui se perd à la fois dans sa vie et dans le passage. Il constate que le temps n'a pas, dans ce passage, la valeur qu'il peut avoir dans la société extérieure marquée par les responsabilités, les contraintes du quotidien et les manifestations du parti des «Purs». Le passage est en soi un univers insolite, mais il y trouve une liberté qu'aucune expérience précédente n'a pu lui procurer. Antonin Tvrz, le sociologue, semble mener une expérience de recherche-action participative, plongeant profondément dans son milieu d'étude jusqu'à ce que le monde extérieur déferle brutalement dans le passage et signale avec violence sa présence.  

Écrit en 1974, Passage porte la trace de la société dans laquelle il a été créé, avec les doutes, les questionnements et l'impasse de sa gouvernance. 

Par un concours de circonstances j’ai passé tout l’après-midi d’aujourd’hui dans le passage et ce que j’y ai vécu m’a surpris. J’ai rencontré un homme qui échange des appartements, un retraité qui revend des billets de cinéma, j’ai vu une vieille qui récupère les restes du self. J’ai comme le sentiment que ce sont là des fragments isolés d’un ensemble, d’une réalité qu’il ne m’est pas donné de comprendre, que derrière leurs occupations apparentes il existe d’autres plans. Je sais que cela paraît un peu fou, mais je ne peux pas me défaire de cette impression. Ça ne te paraît pas bizarre ?  [K.P.]

Tout ne prouve-t-il pas qu’il s’agit présentement de la disparition définitive de cette civilisation bâtie sur des cycles d’éphémères et qu’il ne reste d’autre solution que de trouver sa propre voie dans le noir, sans tenir compte des événements extérieurs ? [K.P.] 


samedi 23 août 2025

Mathématique : (Récit) - Jacques Roubaud

Il y avait trois issues : la première en haut, à gauche, en regardant vers le bas, face au tableau noir. [J.R.]

Jacques Roubaud, poète et mathématicien, relate entre autres dans ce récit éclaté, comportant plusieurs branches et moult bifurcations, l’histoire de son expérience mathématique, de ses premiers choix jusqu'à sa rencontre avec le bourbakisme. Dans un autre lieu, à une autre époque, dans un contexte culturel différent, j’aurai vécu quelque chose qui aurait pu s’apparenter à ce parcours. Vingt ans plus tard, l’influence bourbakiste n’était pas disparue. Bien que, de ce côté-ci de l’Atlantique, la culture mathématique m’apparaissait plus marquée par la façon de faire américaine. Dans mon parcours d’enseignant, j’aurai plus d’une fois été confronté à cet état de fait lorsque je privilégiais des exemples pratiques et que, parfois, cela désarçonnait des étudiants de formation typiquement française. Outre les remémorations que cette lecture provoquait chez moi, j’y ai trouvé un plaisir non feint, notamment lorsque Roubaud parle de son expérience en bibliothèque et qu'il fait référence au principe du «bon voisin» émis par l'historien de l'art Aby Warburg. « Une bibliothèque, disait-il en substance, n'est une bibliothèque digne de ce nom qu'à la condition suivante : quand vous allez prendre un livre dans ses rayons, celui dont vous avez réellement besoin n'est pas celui-là, mais son voisin. »

Roubaud, dans ce récit, ne cherche pas tant à narrer son rapport à la mathématique, ni à faire état de sa biographie de mathématicien. Il cherche, je crois, à montrer en quoi son passage par l’univers mathématique bourbakiste et une certaine vision de la mathématique ont contribué à un projet plus grand, un projet de poésie et de roman.

L'auteur du livre (celui qui, ici, dit «je») est (a été, plutôt) ce qu'on appelle un mathématicien. Il a (c'est de moi que je parle) consacré de très nombreuses heures à étudier, à enseigner, gravissant avec lenteur quelques échelons de l'échelle enseignante dans l'université [...] [J.R.]

Pour beaucoup, et d'une manière plus ou moins réfléchie, le «bourbakisme» semblait [...] ruiner l'édifice de toutes les mathématiques antérieures et rebâtir un édifice entièrement neuf. [J.R.] 

Les bourbakistes, les membres du groupe des fondateurs, les apôtres de la nouvelle religion mathématique avaient été les inventeurs d'une entreprise générale assez exaltante : tout reconstruire de l'édifice mathématique, en puisant (ce sont leurs propres termes) à une «source unique», la théorie axiomatique des ensembles. [J.R.] 

 ______________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Roubaud

Jacques

Impératif catégorique

26/03/2009

Roubaud

Jacques

La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains

03/04/2025


 

mardi 12 août 2025

Oreille rouge - Éric Chevillard

Ne rien attendre de sensationnel venant de lui. Il pourrait s’appeler Jules ou Alphonse. Il pourrait s’appeler Georges-Henri. [É.C.]

Voilà un écrivain casanier invité à une résidence d'écriture dans un village du Mali, sur le Niger. Refus, mauvaise foi, hésitations, il déclinera. Puis, l'idée du poème global sur l'Afrique, qui pourrait s'inscrire au gré du voyage dans un petit carnet de moleskine noir, et l'évocation de possibles rencontres avec l'hippopotame le convainc, il partira. Dans une écriture faite de fragments, Chevillard nous entraine ainsi dans un délire halluciné sur l'Afrique. Nous sommes déstabilisés. En cela, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Impressions d'Afrique de Roussel même si les propos portés par ces deux romans sont bien distincts. 

Avec Oreille rouge, c'est à un regard satirique sur l'Occidental posant le pied sur le continent africain que Chevillard nous convie. Voilà donc un récit de voyage déconstruit par l'absurde et dont l'ironie est portée par cette écriture minimaliste typique de Chevillard. Le récit est donc minimal en cela qu'il se résout systématiquement dans des épisodes portant en eux-mêmes la déception. L'attente de l'hippopotame se conclura par la vision sur la rive sableuse du large dos gris du crapaud.   

Oreille rouge est une œuvre singulière qui peut désorienter, mais qui ne trompe pas les attentes du lecteur.

À Ségou, il entre dans la Librairie-Papeterie-Quincaillerie Hamady Coulibaly et il trouve en effet du fil de toutes les couleurs et des boutons. Tel sera mon livre, décide Oreille rouge en quittant la boutique. [É.C.]

Ce qu'il a vécu au Mali reste de l'ordre de l'ineffable, mais ceci au moins est une chose qui peut être dite de multiples façons. Indicible, indescriptible, inimaginable, inracontable, inénarrable, inexprimable sont des synonymes bien utiles et, quand le lexique est épuisé, il y a encore le regard rêveur qui en dit long. Les détails sont dans les battements de cils. [É.C.] 

_________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Chevillard

Éric

La nébuleuse du crabe

18/03/2019

Chevillard

Éric

Le désordre azerty

17/11/2021


 

vendredi 1 août 2025

Contrefeu - Emmanuel Venet

Le premier incendie auquel fut confronté le père Philippe Ligné s'alluma dans sa culotte le dimanche 26 juin 1988, à l'occasion du baptême de Grégoire Mourron : MarieAnge, la mère du nouveau-né, portait ce jour-là une robe d'été vert pomme au décolleté plongeant, et resplendissait comme une madone. [E.V.]

L'incendie de la cathédrale de Saint-Fruscain, lieu de résidence de nombreuses reliques, centre de responsabilité épiscopale de Philippe Ligné, ci-devant évêque, et théâtre des premiers émois sexuels de ce dernier, est l'argument sans faille d'un portrait social de la petite ville de Pontorgueil. On fera, avec l'auteur, le tour de tous les Pontorgueillais, et Pontorgueillaises qui ont, d'une façon ou d'une autre, un lien avec la cathédrale, avec l'incendie ou avec ses conséquences. Tous les vices d'une petite société de province sont ainsi décrits sans retenue : bêtise, cupidité, bassesse, carriérisme et hommerie. C'est un tableau de mœurs plein de satire et d'ironie à la Flaubert, y compris des descriptions architecturales de type encyclopédique qui ne feraient honte ni à Bouvard, ni à Pécuchet. Voilà un petit bijou que j'ai pris plaisir à lire.

________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Venet

Emmanuel

Marcher droit, tourner en rond

16/08/2023


mardi 29 juillet 2025

Un automne rouge et noir - Marc Ménard

Lorsque j'ouvre les yeux, le son régulier d'une goutte qui frappe l'émail du lavabo m'indique que je suis seul. [M.M.]

Montréal 1936. Montréal, avant la Seconde Guerre. Montréal, encore blessée par la crise économique. Un Montréal du chômage, des quartiers ouvriers et de la recherche de combines pour s'en sortir. C'est ce Montréal que Marc Ménard met en scène pour ce roman réaliste ancré dans le Faubourg à m'lasse, décor dans lequel Stanislas, âgé de 18 ans, tente de survivre avec sa mère et sa sœur alors que son père est décédé et qu'il se retrouve chef de famille et sans emploi. Confronté à ses responsabilités dans un milieu hostile, confronté à ses rêves, à ses réflexions politiques et morales, il navigue à vue dans ce terreau propice au développement d'idées qui proposent des voies sociales divergentes. Entre les tractations mafieuses, les discours antisémites du Parti national social chrétien d'Adrien Arcand et les espoirs communistes qui s'inscrivent dans l'organisation du mouvement ouvrier, Stan tente de s'élever en lisant les ouvrages qu'Alice, la jeune libraire d'une librairie marxiste, lui refile ou en peaufinant son éducation politique lors de soirées de discussions avec un vieil anarchiste. Un automne rouge et noir qui raconte ainsi l'histoire de Stan, son évolution et la construction de son identité à travers ses expériences, pourrait être considéré comme un roman d'apprentissage, apprentissage qui se déroule sur une période courte, mais intense. La qualité de la reconstitution historique de cette période, où l'horizon était obstrué, est remarquable.

L'oncle Arthur se définit comme un anarcho-syndicaliste. Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire, mais ce qui est clair, c'est qu'il déteste les capitalistes, les patrons et, plus encore peut-être, les stalinistes. [M.M.]

mercredi 23 juillet 2025

Dix petites anarchistes - Daniel de Roulet


On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845.
 [D.de R.]

Daniel de Roulet emprunte la voix de Valentine, la dernière rescapée d’une épopée hors du commun, pour nous raconter l’histoire d’un groupe de femmes qui, entre le constat d’inégalités qui perdurent et des espoirs nourris de discours libertaires tenus notamment par Bakounine lors du Congrès antiautoritaire de Saint-Imier en 1872, vont quitter le Jura bernois avec le projet de bâtir, à l’autre bout du monde, une société anarchiste. Dès le départ, embarquées sur la frégate à voiles La Virginie qui se rend en Nouvelle-Calédonie, elles croiseront Louise Michel qui, avec des communards, était déportée. Le groupe libertaire, quant à lui, posera pieds à Punta Arenas, en Patagonie, et c’est sur cette terre a priori inhospitalière que ces femmes tenteront de faire vivre leur utopie à l’effigie d’une brebis noir guidées par la devise Ni Dieu, ni maître, ni mari. Encouragées dans leur projet par Errico Malatesta qu’elles avaient aussi rencontré dans le Jura, elles se déplaceront vers l’archipel Juan Fernandez et l’île Robinson Crusoe, puis vers Buenos Aires, maintenant toujours en elles la ferveur solidaire du projet d’une société juste, égalitaire et libre. Le courage de ces femmes est admirable. La réinvention du monde devrait toujours demeurer à l’ordre du jour des aspirations de justice et de liberté. Voilà un court roman de révolte pacifique écrit dans un style direct, mais sensible, qui aura permis une lecture passionnée. 

mardi 8 juillet 2025

Des éclairs - Jean Echenoz

Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c'est possible. On aime mieux être au courant de l’instant chiffré où ça démarre, où les affaires commencent avec l’air, la lumière, la perspective, les nuits et les déboires, les plaisirs et les jours. [J.E.]

Jean Echenoz réitère sa formule de roman construit sur des vies revisitées. Après Ravel et Courir (sur Zatopek), il s'inspire de Nikola Tesla qu'il réinterprète sous le nom de Gregor. Est-ce pour se donner la distance nécessaire pour entrecroiser l'imaginaire et le réel ? Est-ce parce que Tesla, dans la culture populaire, a des contours moins marqués ? Peu importe, le Gregor d'Echenoz empruntera, depuis sa naissance, un soir d'orage, jusqu'à ses succès d'inventions électriques, en passant par ses goûts vestimentaires et sa passion pour les pigeons, le parcours sinueux de Tesla. Comme lui, bien qu'il fût l'inventeur du courant alternatif pour le transport d'énergie, qu'il ait travaillé sur les communications et le transport d'énergie sans fil, sur les bases de l'automation et de la radiocommande, il a échappé à la gloire et s'est fait voler plein d'idées, notamment par Edison. Echenoz ne fait toutefois pas de Tesla un portrait idéalisé. On trouve plutôt un personnage solitaire, un génie quelque peu antipathique, mais la manière qu'a Echenoz de le décrire vaut le détour.

________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Echenoz

Jean

Je m’en vais

30/01/2022

Echenoz

Jean

Ravel

30/12/2024

Echenoz

Jean

Vie de Gérard Fulmard

09/06/2020



mardi 1 juillet 2025

Une malle pleine de gens - Antonio Tabucchi

Il y a d'emblée quelque chose d'excessif dans la biographie de ce Portugais qui risque de devenir au fil des ans l'un des poètes majeurs du XXe siècle: quelque chose de trop excessif pour ne pas éveiller de soupçons, ou même alarmer celui qui se lance sur ses traces. [A.T.]

Antonio Tabucchi nous ouvre la porte de l’univers de Fernando Pessoa et de ses multiples hétéronymes. Ce recueil rassemble plusieurs essais sur ce sujet complexe et captivant. On a ainsi droit à une incursion dans le labyrinthe des diverses identités créées et endossées par Pessoa au fil de ses productions selon les diverses écritures qu'il adopte lorsqu'il personnifie l'un ou l'autre de ses hétéronymes. Il est parfois Alberto Caeiro da Silva, son maître et celui d'Alvaro de Campos, poète solitaire et discret. Parfois, il s'insère dans la peau d'Alvaro de Campos, ingénieur naval et poète dandy à la pointe de l'avant-garde. Il peut aussi incarner Ricardo Reis qui a vécu au Brésil et était à la fois médecin et un poète au classicisme revendiqué. Il devient parfois Bernardo Soares, son hétéronyme le plus proche, aide-comptable en la ville de Lisbonne, qui a livré l'incomparable Livre de l'intranquillité. Pessoa se glisse dans la nature de plein de gens qui ont chacun leur histoire, chacun leur parcours, chacun leur production, parfois minime, parfois exceptionnelle. Et les membres de cette tribu, qui vivent dans l'imaginaire foisonnant de Pessoa, entretiennent occasionnellement des échanges épistolaires, commentant l'un, s'interposant aux opinions de l'autre ou intervenant même dans la vie de leur géniteur. Grâce à Tabucchi, traducteur et spécialiste de l'œuvre de Pessoa, nous avons accès à une meilleure compréhension de la création polymorphe de ce dernier.

Dès mon enfance, en effet, j’ai eu tendance à m’environner d’un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé. […] Depuis l’époque où je me connais pour celui que j’appelle moi, je me rappelle avoir toujours dessiné mentalement, leur donnant silhouette, mouvement, caractère et histoire, un certain nombre de personnages irréels qui étaient, pour moi, aussi visibles et aussi miens que les objets de ce que l’on appelle, abusivement peut-être, la vie réelle. [Lettre à Adolfo Casais Monteiro sur la genèse des hétéronymes, Fernando Pessoa]

_______

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Tabucchi

Antonio

Petites équivoques sans importance

27/02/2025

Tabucchi

Antonio

Rêves de rêves

17/06/2025



 

mardi 17 juin 2025

Rêves de rêves - Antonio Tabucchi

Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j'ai aimés. [A.T.]

Voici un ouvrage singulier où Antonio Tabucchi imagine les rêves d'artistes, écrivains, peintres ou musiciens, qu'il admire. On a ainsi accès, par l'intermédiaire de la force imaginative de Tabucchi à de courts récits racontant le rêve de chacun d'entre eux, des rêves qui leur ont peut-être livré la solution d'une énigme, instigué la source d'une inspiration, fait miroiter une vision prémonitoire ou encore un délire onirique. On s'insérera ainsi, entre autres, dans les songes de François Villon, poète et malfaiteur, de Rabelais, écrivain et moine défroqué, de Robert Louis Stevenson, écrivain et voyageur, de Claude Debussy, musicien et esthète, de Toulouse-Lautrec, peintre et homme malheureux, et évidemment, de Fernando Pessoa, poète et simulateur, car Tabucchi est l'un des traducteurs et le passeur de l'œuvre de Pessoa. Aussi, il ne pouvait passer outre Sigmund Freud, celui qui s'est permis d'être l'interprète des rêves d'autrui. 

Dans tous les cas, Tabucchi, par ces rêves apocryphes, a voulu rendre hommage à ces rêveurs de l'histoire et cela rend tout à fait plaisante cette petite plaquette. 

_________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Tabucchi

Antonio

Petites équivoques sans importance

27/02/2025

Tabucchi

Antonio

Une malle pleine de gens

01/07/2025