mercredi 24 novembre 2021

Une autre vie est possible - Olga Duhamel-Noyer

Les semaines de canicule, rien n'est pareil. [O.D.-N.]

Ce roman est l'oeuvre d'une auteure québécoise que je ne connaissais pas. Olga Duhamel-Noyer a pourtant publié quatre autres romans et elle est la directrice littéraire de la maison d'édition Héliotrope. À la lecture d'Une autre vie est possible, je me suis replongé dans une époque, fin des années '70, début des années '80, où le rêve d'un monde meilleur faisait vibrer le coeur des militantes et militants d'une foison d'organisations, de groupes, de partis, de collectifs, de ligues et de phalanges. Du socialisme ouvrier au marxisme stalinien, du maoïsme prolétarien à l'anarchosyndicalisme, la mouvance révolutionnaire avait, dans son monde parallèle et en ces temps-là, une activité de tous les instants. Olga Duhamel-Noyer nous ouvre une porte dans l'intimité d'une militante qui organise les réunions du Parti dans son appartement de la rue Bloomfield. Le quotidien côtoie le rêve, elle élève seule son fils Valéry qui espère la révolution et elle est chef de cellule dans l'organisation. Un drame insidieux se profile pourtant dans cet univers de tracts, de fêtes ouvrières, de mobilisations, de manifestations et de solidarités internationales. L'élan révolutionnaire se transmute en une peur  dissimulée; une rupture qui n'a pas été acceptée vient faire basculer la vie de la militante et la violence s'insinue. 

Dans l'ensemble, voilà un portrait qui décrit, il me semble, assez bien l'univers de nombre de partisanes et de partisans de la venue du grand soir. Le style va à l'essentiel, phrases courtes et brèves descriptions. Mais, je ne sais si cela relève de mon état ou du moment de ma lecture, j'ai ressenti une certaine froideur, une certaine distance entre l'auteure et ses personnages. Cela ne m'a pas empêché d'apprécier cette incursion dans un passé qui aurait voulu faire histoire.

Tout s'affronte, tout se contredit, se brise, tout s'enclenche, tout s'enchaîne. [O.D.-N.]

Ils se sont plutôt amusés à évoquer pour tant de choses les vertus merveilleuses de la poubelle de l'Histoire.  [O.D.-N.]

 

mercredi 17 novembre 2021

Le désordre azerty - Éric Chevillard

ASPE, l'ennui, c'est que ne connais pas la signification du mot aspe ni davantage celle du ASPLE que l'on peut écrire aussi, indifféremment, pour désigner la même chose [...] [É.C.]

Chevillard se livre, se dévoile et se raconte au rythme des touches d'un clavier français dans un abécédaire désordonné. C'est l'auteur qui se commet dans cet exercice de style au genre soutenu, à la plume vive. C'est l'auteur qui se met lui-même en marge des catégories et qui a de la littérature une vision éclatée. Cet autoportrait, car on peut bien le qualifier ainsi, est teinté du rapport qu'entretient Chevillard avec l'écriture, du rapport qu'il entretient avec le livre et la société sur laquelle il repose. Cela donne un fouillis, mais un gai fouillis où partout se glisse l'auteur, où partout s'étonne le lecteur. Si, dans son blogue L'autoficifChevillard se permet quotidiennement des fragments de littérature sur 2 à 5 lignes, Le désordre Azerty peut bien en être le prolongement, l'excroissance sinon la proéminence. C'est une suite anarchique d'aphorismes jubilatoires. On en redemande.

Longtemps, les îles furent les bagnes où l’on reléguait les criminels et les indésirables. Elles sont aujourd’hui des villégiatures prisées où l’on s’offre un bref séjour avec l’argent gagné en cassant des pierres sur le continent. [É.C.] 

Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue. [É.C.]

Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? À quelles forces obéissez-vous ? Quelles sont vos raisons ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui dans ce silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table et la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. [É.C.] 

Ce jour-là, d’automne pluvieux, quand la cloche sonna les cinq coups du signal, la marquise ne sortit pas. [É.C.] 

Autre expression très usitée par mes professeurs successifs : le domaine de définition. Ce pourrait être un titre pour Francis Ponge. Le nom de la propriété provinciale d’Émile Littré. Franchement, quoi d’autre ? [É.C.] 

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Chevillard

Éric

La nébuleuse du crabe

18/03/2019


 

vendredi 12 novembre 2021

Tout est ori - Paul Serge Forest

C’était entre la Pentecôte et la Trinité, entre la rivière Pentecôte et la rivière de la Trinité. [P.S.F.]

J’ai lu cet été, quelque part en juillet, les pieds dans le lac Saint-Jean, ce roman surprenant par le mélange de genres, par la trame à la limite du fantastique, mais ancrée dans une réalité nord-côtière tournée vers la pêche aux crustacés. J’ai embarqué, pour l'occasion, sur ce crevettier improvisé des environs de Baie-Trinité affrété par la famille Lelarge et je me suis laissé emporter dans ce délire qui est parfois déroutant sur le plan du style. Je me suis laissé envouté par cet intrigant japonais « envoyé commercial du Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi ». J'en ai appris plus d'un chapitre à propos des mollusques et des crustacés. Enfin, bout pour bout, je me suis plongé allègrement dans une lecture plaisante faite de surprises insolites, parties intégrantes d'un conte fait d'odeurs et de textures raconté dans un style qui ne laisse d'aucune façon croire que cela puisse être un premier roman. J’ai bien aimé l’univers créé par Forest.

On ne choisit pas ses souvenirs. La plupart des images et des sons incrustés dans notre mémoire étaient destinés à l’oubli. Ce sont de très petites choses qui les ont sauvés. [P.S.F.]
La vague est un phénomène nombreux, comme une volée d’outardes ou les rides sur un visage. Pour remarquer la ride qui n’en est pas une, mais plutôt la cicatrice d’une vieille blessure, ou pour remarquer l’outarde fatiguée qui sera laissée derrière, Il faut s’arrêter et observer. [P.S.F.]
Il mangeait beaucoup d’oursins, avec Laurie et du citron, ou seul, nature. [P.S.F.]
Les couteaux rompent la continuité. Ce que l’intermède fait dans le temps, ils le font dans la matière. [P.S.F.]
Alors, ce couteau dans le tiroir du bureau de Robert Lelarge était-il une arme ou un fruit de mer? [P.S.F.]

dimanche 7 novembre 2021

Le mode avion - Laurent Nunez

J'ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. [L.N.]

Laurent Nunez nous offre un amusant roman, un mémorable voyage dans l'univers linguistique de deux jeunes bonshommes qui nous rappellent en nous faisant sourire les Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Ici, on est à la fin des années '30 et on trouvera Choulier et Meinhof, ils ne sont pas copistes, mais linguistes enseignant la grammaire à la Sorbonne. Ils ne se sont pas reconnu par leurs noms inscrits dans leurs chapeaux respectifs, mais parce que, tous deux voyaient le langage et voulaient trouver.  Ces deux-là se concevaient comme des aventuriers modernes, comme de grands explorateurs.

Devant les découvertes de l'époque, ils ne rêvaient que d'ajouter leurs pierres, d'inscrire leurs noms à la liste des savants qui ont contribué à l'avancement de la connaissance. Ils se réfugient à Fontan, dans les Alpes-Maritimes («[...] c'était plutôt une ancienne ferme grise et sale, faite à la hâte et à la chaux.»), un lieu qui vaut bien la ferme à Chavignolles dans le Calvados de Bouvard et Pécuchet.  Ils y sont en mode avion, à l'abri de la réalité, à l'écart du monde, dans un interstice de l'univers qui permettra selon eux d'établir leurs grandes théories, celles mêmes qui révolutionneront la société linguistique. Ce sera « la théorie chrono-linguistique » et, plus tard, « l'appel d'air linguistico-sexuel ». 

Voilà l'histoire d'une amitié linguistique et littéraire mise à mal par la pression d'éventuelles publications, le monde de la recherche comme on ne l'a jamais vu, un délice de lecture.

Le jeune linguiste connaissait ces vers par coeur, depuis des années, mais il éprouvait le besoin de les voir imprimés sur du papier, inscrits sur une page qu'il pouvait caresser longuement, enfermés dans un beau volume à l'abri du temps. [L.N.]

Et pourquoi tout attaché s'écrit-il séparément, alors que séparément s'écrit tout attaché? Qui est bête ici : moi ou le langage ? [L.N.]

Il y a un mot bizarre mais que j'aime bien : pronoïa. C'est le contraire de la paranoïa. C'est croire que l'univers entier conspire en votre faveur. [L.N.]

Songez aux religieux byzantins, occupés à discuter du sexe des anges lorsque les troupes turques assiégeaient Constantinople ! Songez à Archimède perdu dans ses calculs, et incapable d'entendre autour de lui la chute de Syracuse ! Songez à Kafka, qui avait écrit dans son journal, un jour de 1914 où l'Allemagne avait déclaré la guerre à la Russie : « Après-midi piscine. » [L.N.]

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L’énigme des premières phrases

23/02/2020


mercredi 3 novembre 2021

L'inexistence - David Turgeon

Sur la photo, quatre jeunes gens assis côte à côte sur une banquette. [D.T.]

La porte d'entrée de ce roman n'est rien d'autre que cette photo prise devant le Café Ludwig. Trois hommes et une femme. On sait que la photo a été découpée dans un journal, probablement Le Mercure de Privine. Interroger les photos, les questionner, en extraire l’anecdote ou l’aventure, voilà le travail qu'effectue l'historienne Sabine Oloron. Ses enquêtes et quelques hypothèses permettent d'identifier les personnages apparaissant sur cet extrait de journal, notamment Carel Ender qui serait en toute apparence « fonctionnaire de l'Empire ». Ce sera la figure centrale du roman que déploie David Turgeon, une tranche de vie de ce Carel d'origine kadienne dans un Empire construit sur la disparition de ses ascendances dans un monde inventé qui, parfois, partage certaines caractéristiques avec une quelconque réalité. 

Entre un mal-être existentiel, une militance artistique et politique éclatée et des réflexions essentielles, l’auteur campe, au travers le groupe d’amis de ce Carel et à l’aide de son écriture stylée et recherchée, diverses situations qui résonnent avec du connu, avec des problématiques qui s’inscrivent subrepticement dans le manifeste, tout en laissant avec la fin de l’épisode, avec la fin de cet univers imaginaire, quelques questions en suspens.

J’ai adoré ce voyage littéraire en forme de puzzle qui se situe à la fois hors et dans le temps, cette fable moderne totalement inscrite à l'intérieur d'une simple photo.

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17/11/2017