vendredi 27 octobre 2023

Esthétique de l'Oulipo - Hervé Le Tellier

Nous sommes en septembre 1960. À Cerisy-la-Salle, sous la présidence de Georges-Emmanuel Clancier et de Jean Lescure, se déroule la décade «Raymond Queneau ou une nouvelle défense de la littérature française». De la rencontre de certains participants va naître l'Oulipo. [H.L.T.]

Pourquoi n'ai-je pas lu plus tôt cette œuvre majeure de l'univers oulipien ? J'en connaissais pourtant l'existence. Il y a bien sûr une question de disponibilité, du texte, assurément, mais aussi du lecteur que je suis. Il est possible que j'envisageais une lecture plus ardue qu'elle ne l'a été en réalité et que je l'ai différé quelque peu. Quoi qu'il en soit, une visite à la bibliothèque m'a permis récemment de me plonger avidement dans cette lecture et ce saut m'a éclaboussé de joie. J'ai pris un grand plaisir à accompagner Hervé Le Tellier dans ce parcours un brin inhabituel de l'œuvre oulipienne, un brin inhabituel parce que l'auteur y donne une importante touche linguistique. Cela donne au regard qu'on porte sur l'Oulipo une profondeur plus intense et un champ de vision plus large. 

On trouvera dans cet essai un peu d'histoire de ce groupe commutatif et associatif qu'est l'Ouvroir de littérature potentielle, mais on verra surtout comment il s'inscrit dans ses propres influences par le plagiat par anticipation, concept à la fois novateur et prometteur. Le lecteur comme contributeur à la création y retrouve une place en toute congruence et complicité :

Si, dixit Duchamp, «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», ce sont les lecteurs qui font les œuvres. [H.L.T.]

On verra l'Oulipo comme un apport à l'internationalisation de la langue et des jeux qu'on peut y créer, de la linguistique appliquée à la traduction inventive par torsions et distorsions. Les contraintes induites par l'Ouvroir sont placées dans un large cadre d'art ludique et de bibliothèques autant fictives qu'ouvertes et créatives. 

Il faut bien avouer que je suis, en ce qui concerne le monde oulipien, séduit d'avance. Mais le parcours a été particulièrement jouissif et m'a permis d'ajouter nombre de lectures potentielles à la liste toujours grandissante des livres que j'espère lire. 

Où ai-je lu qu’il existe deux sortes d’arbres, les hêtres et les non-hêtres? [Oulipo]
La seule mémoire de Cantatrix sopranica corrompt la lecture «sérieuse» d’un article scientifique. La liste des articles de référence, qui court sur quatre pages, contient force morceaux de bravoure, arrachant un sourire aux plus atrabilaires. [H.L.T.]

Lecteur, encore un effort ... Oui, encore un effort. La lecture devient ici exigeante. Il ne te suffit plus, lecteur (comme apostropherait Calvino), de te laisser guider benoîtement. Tu dois désormais, si tu veux profiter de tout le sel du texte, accepter la difficulté, accepter parfois de lutter avec lui, avec son sens, avec ses sens. [H.L.T.]

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dimanche 22 octobre 2023

Perspective(s) - Laurent Binet

S'il savait que je vous écris, mon père me tuerait. [L.B.]
Un tour de force que ce roman épistolaire inscrit dans un temps qui n'est plus le nôtre depuis déjà plusieurs siècles! Amateur d'histoire, Laurent Binet nous a habitués à quelques uchronies de bonne tenue. Ici, il plonge dans la dernière partie de la Renaissance italienne. Il a choisi de nous faire découvrir un ensemble d'échanges entre une vingtaine de personnages plus ou moins connus de l'époque, échanges qui se font par lettres miraculeusement émergées du passé, rassemblées et traduites pour notre plus grand bonheur. Ces discussions par billets interposés portent sur les événements du moment, notamment la mort suspecte du peintre Jacopo da Pontormo qui, à la demande des Médicis de Florence, travaillait à la décoration de l'abside de l'église de San Lorenzo. C'est à la lecture des missives qu'on voit poindre l'enquête sur ce meurtre et les indices qui pourraient nous mener vers la conclusion. Mais, au-delà de ce volet policier, on décèle dans ce commerce épistolaire, d'autres préoccupations de l'époque : les influences encore présentes des prêches de Savonarole sur la nécessaire pudeur dans l'art pictural, les mouvements des artisans pour de meilleures conditions, les tractations politiques du duché de Florence, les amours interdites de la fille du duc ou le prestige de Michel-Ange à l'intérieur de la colonie artistique et au-delà. On pourrait s'exprimer sur le fait que les quelque 170 messages expédiés et récupérés par le mystérieux archiviste sont tous d'une teneur stylistique similaire, qu'ils proviennent du duc, d'un page, d'un broyeur de couleurs ou d'une princesse. Je crois que, tel que cela se produit au théâtre, cela relève d'un accord tacite entre le lecteur et l'auteur, une convention qu'on est bien aise d'accepter. Par ce roman et les multiples lettres qui le composent, bien que ce soit par l'entremise d'un événement de type policier et tout à fait imaginaire, on ouvre une porte sur l'univers artistique de la Renaissance italienne du Cinquecento et on en est ravi.

La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l'infini. Spectacle terrible. [L.B.]

La satire n'est-elle pas l'arme des faibles pour ridiculiser les grands? [L.B.] 

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24/01/2020

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12/04/2016



 

dimanche 15 octobre 2023

Havre-Saint-Pierre - Abla Farhoud

Pourquoi ce jour-là et pas un autre ?  [A.F.]

Depuis Le bonheur a la queue glissante, Abla Farhoud, n'a pas cessé de fondre dans ses écrits son expérience d'ici, du Québec, de Montréal, de la rue Hutchison et celle de l'écrivaine immigrante qui traite du départ, du déchirement, du choc des cultures, de la langue des parents, de l'intégration, mais surtout de l'expérience de la vie, à la frontière entre la réalité et la fiction. Havre-Saint-Pierre, quant à lui, est un roman qui se déroule sur la longue route entre Montréal et cette communauté de Minganie sur la Côte-Nord. Mais, ce parcours sans fin se déroule par-dessus tout en épiant les réflexions de Karam et de Farid, deux frères nés à Bir-Barra au Liban réunis pour un voyage vers le passé, deux frères trop longtemps séparés et ayant de la difficulté à se reconnaître dans leur histoire familiale, dans la fracture du temps, dans le souvenir de Salwa, cette sœur disparue trop rapidement. Ce dernier voyage dans l'œuvre d'Abla Farhoud en est un de lumière malgré le déchirement de la mémoire.

En lisant Havre-Saint-Pierre, on entend encore la douce voix d'Abla.

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Au grand soleil cachez vos filles

13/06/2017

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dimanche 8 octobre 2023

Georges Perec - Claude Burgelin

Un après-midi du printemps 1959. Dix-huit ans, khâgneux, je tombe rue Lecourbe, près de la librairie Boulinier, sur mon ancien camarade d’hypokhâgne, Roger Kleman, flanqué d’un parachutiste au béret mauve de traviole. C’était le para Perec. [C.B.] 

C'était évidemment un incontournable. Je ne pouvais d'aucune façon passer outre cette biographie de Georges Perec rédigée par quelqu'un qui l'a côtoyé et qui avait signé l'un des premiers essais consacrés à mon auteur fétiche. Je dis ici « biographie », mais c'est plutôt à un parcours critique à travers l'œuvre multiforme de Perec qu'on est convié avec cet ouvrage. Presque toutes les pages m'invitaient à me replonger dans les textes connus et moins connus de l'auteur, à relire avec un angle nourri de la pertinente analyse de Burgelin les mots de Perec, ses histoires, ses aventures, ses expériences, son autobiographie dissimulée derrière le manque, l'absence, l'omission. C'est, tout de même, je crois, un ouvrage pour perecquiens avisés ou pour celles et ceux qui, comme moi, pourraient prétendre s'en approcher quelque peu. C'est la création virtuose de Perec qui se révèle dans cet ouvrage qui va de l'infraordinaire à l'œuvre-monde, qui va du premier roman publié Les choses à l'implosion du concept même de roman avec La vie mode d'emploi, qui va des textes militants au tournant qu'aura été l'Oulipo dans le parcours littéraire de Perec. Burgelin essaie de nous faire voir qu'au travers les pas de côté que constituent les jalons de sa production littéraire, jalons qui peuvent apparaître comme autant de pièces de puzzles, au-delà du labyrinthe ainsi constitué, c'est la passion des mots qui a soulevé et fait vivre Perec dans son désir de se révéler autant que de se dissimuler.   

Perec a fait de la phrase de Klee «  le génie, c’est l’erreur dans le système »  une des formules qui le guident.  Il lui faut de la machine et du système pour qu’au prix d’un déraillement plus ou moins léger advienne de l’imprévisible, de l’inventif, du vivant. [C.B.] 

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Album Georges Perec

20/04/2022

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Cahiers Georges Perec, no 13, La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures

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Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel 

06/01/2015

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Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

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Espèces d’espaces

05/06/2017

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Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

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