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mardi 26 décembre 2023

Échecs - Stefan Zweig

Sur le grand paquebot qui, à minuit, devait quitter New York pour Buenos Aires régnait l’animation habituelle des dernières heures. [S.Z.]
Magnifiquement traduite par Jean-Philippe Toussaint, cette nouvelle version du court roman de Zweig nommé aussi Le joueur d'échecs est un régal. On accompagne le narrateur dans ce huis clos un peu particulier que constitue un navire de croisière, mais surtout, on le suit dans son désir d'en savoir plus sur un grand maître d'échecs qui se trouve à bord, un grand maître bourru qui ne se laisse pas approcher, à moins que ce ne soit dans le silence devant les soixante-quatre cases d’un échiquier, et encore. Et puis, au hasard d'une partie où un ensemble hétéroclite de joueurs affronte collectivement le champion, l'attention va se tourner vers un inconnu qui se mêle de la partie, un inconnu qui, on le saura, a connu aussi sa part de huis clos.

Il y aurait un souffle autobiographique dans cette œuvre qui sera la dernière écrite par Zweig et ne sera publiée qu'à titre posthume. Zweig, en exil, vivait en effet en solitaire et rejouait systématiquement des parties d'échecs de grands maîtres, tel l'énigmatique docteur B.
En somme, aux échecs, vouloir jouer contre soi-même, c’est aussi paradoxal que de vouloir sauter par-dessus sa propre ombre. [S.Z.]

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Zweig

Stefan

Montaigne

07/02/2021


vendredi 24 novembre 2023

Le club des tueurs de lettres - Sigismund Krzyzanowski

— Des bulles au-dessus d’un noyé.
— Pardon ?
En un glissando rapide, l’ongle triangulaire parcourut les reliures renflées qui nous toisaient du haut des rayonnages. [S.K.]

Sigismund Krzyzanowski est un auteur dont il est agréable de découvrir l'œuvre. On a l'impression de participer à une exploration. Encore ici, hors du temps, on pénètre dans l'antre d'une mystérieuse secte, ce club des tueurs de lettres qui réunit dans un jardin des idées des auteurs qui ont renoncé à l'écriture, mais pas à la création d'histoires et de récits. Chaque semaine l'un des leurs récite qui une pièce de théâtre, qui un conte, qui un chapitre d'un roman qui ne sera pas écrit, qui demeurera une idée émise dans un endroit clos un certain samedi. Le cadre et les contes témoignent de l'univers fascinant de cet auteur russe des années vingt, période fertile qui a aussi livré le roman Nous d'Evguéni Zamiatine duquel certains des récits des participants du Club des tueurs de lettres peuvent se rapprocher.

Au fond, les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funmabules sur les lignes, s'ils étaient des êtres vivants, redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume comme les animaux savants haïssent le fouet qui les menace. [S.K]

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Krzyzanowski

Sigismund

Le marque-page

25/08/2023


dimanche 27 août 2023

Contes liquides - Jaime Montestrela (Hervé Le Tellier)

C'est un peu par hasard que je suis tombé sur un exemplaire des Contos aquosos du poète portugais Jaime Montestrela, alors que j'explorais la bibliothèque d'un ami lisboète à la recherche d'un de ces livres que l'on s'est promis depuis toujours de lire, mais que l'on n'aura généralement que le temps de feuilleter négligemment au coin d'un feu avant d'aller faire le quatrième au bridge. [H.L.T.] 

Depuis un certain temps, je cherchais cette édition des Contes liquides pour enfin la trouver tout bonnement à la bibliothèque. Montestrela est un auteur qu'Hervé Le Tellier dit avoir découvert, mais ce poète semble bien appartenir à la même catégorie que Jean-Baptiste Botul et sortir tout droit de l'imagination de son traducteur qui avoue candidement ne pas parler portugais. Cela n'enlève rien à la valeur intrinsèque de ces contes qui auraient ravi les membres de l'Oulipo, ceux-ci ayant d'ailleurs convié Montestrela à l'une de leurs réunions au titre d'invité d'honneur selon les dires de Le Tellier. Ces contes, ils tiennent chacun en quelques phrases, toujours moins d'une demi-page. On pourrait dire que la plupart sont de nature anthropologique, mais ils contiennent tous un haut degré d'absurde, de dérision et d'humour contenu. Ils se savourent à petites doses en feuilletant et se laissant guider, à la page suivante, vers un autre lieu, un autre univers, un autre versant du non-sens. Une lecture réjouissante, s'il en est.

Les chercheurs de l'Université de Leipzig, qui travaillent sur la discontinuité entre l'homme et l'animal, ont pu prouver qu'une rupture fondamentale s'est produite le 18 janvier 142 152 avant J-C, à 16h24. Ils cherchent désormais la nature exacte de l'événement. [J.M.]

Dans certaines régions d'Ishgabistan où la religion envahit toutes les sphères de la vie sociale, seuls les athées ont droit à une vie avant la mort. [J.M.] 

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La disparition de Perek

06/07/2022

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Hervé

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07/11/2020



vendredi 25 août 2023

Le marque-page - Sigismund Krzyzanowski

L’autre jour, comme j’examinais mes vieux livres et mes manuscrits rangés en piles étroitement ficelées, il se glissa de nouveau sous mes doigts : un corps plat, tendu de soie bleu pâle, piqué de broderies et terminé par une traîne à deux pointes. [S.K.]

Des comparses lecteurs m'avaient signalé ce Sigismund Krzyzanowski comme un auteur à découvrir en constatant que j'appréciais les livres de Gonçalo M. Tavares. C'est tout autre chose, dans un autre espace et dans un autre temps, mais je comprends qu'on puisse faire le rapprochement. Krzyzanowski est encore très peu connu. Certains disent que le secret de cet écrivain fantastique est une pépite de libraire. Cet auteur russe décédé en 1950 à l'âge de 64 ans n'a jamais été publié de son vivant et ce n'est que depuis les années 1990 qu'on trouve des traductions françaises de quelques-unes de ses œuvres. J'ai décidé d'amorcer ce périple de découverte par le premier recueil de nouvelles qui fut traduit du russe par Catherine Perrel et Elena Rolland-Maïski, Le marque-page. Voilà donc un auteur surprenant de modernité dont certains ont signalé la parenté avec Kafka ou avec Borges. Ses thèmes sont variés, philosophiques, et portent un regard satirique sur la société. En ouverture du Marque-page, il se dote d'ailleurs d'un chasseur de thèmes très efficace. La touche fantastique va à la rencontre du scientifique et nous propulse dans un monde où un produit novateur comme la superficine permet de faire grandir les pièces dans une société où les célibataires n'avaient droit qu'à 8 mètres carrés. Dans une autre nouvelle, La houille jaune, la planète est en manque de combustible et une commission pour la recherche de nouvelles énergies lance un concours. Un ingénieur propose d'utiliser l'énergie de la haine partagée dans la société, une source presque inépuisable. L'intrigant parallèle qu'on peut faire avec la société d'aujourd'hui fait sourire, mais c'est un sourire inquiet.

Chez l’homme, l’amour est timoré et papillote des yeux : il se réfugie dans le crépuscule, court les recoins obscurs, chuchote, se cache derrière les rideaux et coupe la lumière. [S.K.]

Il y avait eu deux tremblements de terre et un tournoi d’échecs : tous les jours deux blancs-becs prenaient place devant soixante-quatre cases – l’un avait une tête de boucher, l’autre de commis de magasin de mode – et par on ne sait quel mystère, blancs-becs et cases se retrouvaient au centre de toutes les préoccupations intellectuelles, de tous les intérêts et de tous les espoirs.  [S.K.]

La fournaise enflammait les forêts. Les selves d’Amérique et les jungles des Indes flambaient, noires de fumée. [S.K.] 

mercredi 1 février 2023

Le maître et Marguerite - Mikhaïl Boulgakov

Par un torride crépuscule de printemps, au bord des étangs du Patriarche, parurent deux citoyens. [M.B.]

Quel défi que de décrire cette œuvre particulière ! Dans un Moscou des années 30, on voit débarquer un mage noir et sa suite, un magicien qui n'est autre que Satan, qui vient bouleverser la ville et ses habitants, qui s'acharne, avec ses assistants, sur ce qui semble être une association d'écrivains moscovites et sur un théâtre qui accueillera bien involontairement sa prestation. Et puis, il y a ce roman dans le roman, celui du maître qui tente de raconter les affres des décisions du procurateur Ponce Pilate face à Jésus (Yeshoua Ha-Nozri), un manuscrit qui aura été brulé puis ressuscité. Enfin, il y a Marguerite qui n'apparait que dans la deuxième partie du roman, qui, à la manière de Faust, accepte de se faire sorcière, pour sauver le maître, qui volera littéralement à la défense de son amour d'écrivain en s'attaquant aux biens d'un critique littéraire honni. On croisera un chat égocentrique qui joue aux échecs, un cochon volant, un bal des morts destinés aux enfers, un hôpital psychiatrique et un monde russe stalinien et schizophrénique. C'est déconcertant, mais l'humour et l'ironie nous ramènent souvent au plaisir de cette lecture.

S'il nous l'avait montré, au moins, ce mage. Toi, tu l'as vu ? Où est-ce qu'il l'aura déniché, le diable le sait ! [M.B.] 

Ce qui se passa encore d'étrange, cette nuit-là, à Moscou, nous ne le savons pas, et nous ne chercherons pas, on le comprend bien, à la savoir, d'autant plus que le temps est venu pour nous de passer à la deuxième partie de ce récit empreint de vérité. Suis-moi, lecteur ! [M.B.]

Il est, bien entendu, douteux que les choses se soient précisément passées ainsi, mais ce que nous ne savons pas, nous ne le savons pas. [M.B.] 

mercredi 7 décembre 2022

La fin des temps - Haruki Murakami

L’ascenseur continuait à monter avec une extrême lenteur. [H.M.]

Dans ce roman datant de la fin des années 80, Murakami se permet une part d'imaginaire encore plus vive pour intervenir dans la trame narrative reposant sur les deux univers qui se côtoient dans le cerveau d'un informaticien. On pourrait croire que l'un de ces deux mondes est en fait un monde virtuel peuplé d'avatars, mais chacun des deux versants de cette fin des temps recèle sa portion de fantastique, sa portion de décalage avec la réalité, sa portion d'étonnant. Des ténébrides, ces monstres informes qui peuplent les souterrains de Tokyo, aux licornes qui paissent dans les prés et les forêts jouxtant une cité derrière des murs, Murakami nous entraîne dans des réflexions sur la mémoire, sur les capacités de nos cerveaux, sur la recherche et les expériences dont ils peuvent être l'objet. La structure alterne entre deux mondes, entre deux sensibilités, entre roman d'aventures et poésie fabulatrice, entre le narrateur et son ombre, entre pays des merveilles et fin du monde. Le parallélisme entre les deux univers qui s'incarnent dans l'esprit trituré du protagoniste tente lui-même d'inscrire des passerelles pour établir une perméabilité des mondes et, comme les oiseaux, se permettre de franchir la muraille. La virtualité continue à questionner, Murakami n'a pas fini de contribuer à cette interpellation du réel. 

L’acte sexuel est quelque chose d’extrêmement subtil, ce n’est pas la même chose que d’aller acheter une bouteille thermos le dimanche dans un grand magasin. [H.M.]

Ça sonnait comme du turc, mais le problème c’est que je n’avais jamais entendu parler turc de ma vie, par conséquent ce n’était peut-être pas du turc. [H.M.]

Le bon bûcheron, c’est celui qui n’a qu’une cicatrice. [H.M.]

Dans la brasserie était diffusée, on ne sait pourquoi, une symphonie de Bruckner. Je ne savais pas exactement de quel numéro il s’agissait mais, de toute façon personne ne connaît les numéros des symphonies de Bruckner. En tout cas, c’était bien la première fois que j’entendais du Bruckner dans une brasserie. [H.M.]

Après ça, je me rendis dans un magasin de disques, où j’achetai quelques cassettes. Cet assortiment varié comprenait la meilleure sélection de Johnny Mattis, La Nuit transfigurée de Schönberg dirigé par Zubin Mehta, Stormy Sandy de Kenny Burrel, Les Morceaux les plus populaires de Duke Ellington, les Concertos brandebourgeois dirigés par Trevor Pinnock, et une cassette de Bob Dylan avec Like a Rolling Stone. J’étais obligé de faire un choix varié, car je n’avais moi-même aucune idée du genre de musique qu’on avait envie d’écouter dans une Carina 1800 GT Twin Cam Turbot. [H.M.]

Je ne sais pourquoi, ça me faisait bizarre de voir un prunier dans le jardin d’un restaurant italien, mais en fait ce n’était peut-être pas si bizarre que ça. Il y a peut-être des pruniers en Italie. Il y a bien des loutres en France !  [H.M.]

Mourir, c’est laisser derrière soi une bombe de mousse à raser à moitié vide. [H.M.]

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21/10/2016


dimanche 30 octobre 2022

Voyage sentimental à travers la France et l'Italie - Laurence Sterne

- Ce point, dis-je, est mieux réglé en France - [L.S.]

Voilà une version classique de ce qu'on pourrait appeler une production dérivée ou un spin-off. En effet, le Voyage sentimental en France et en Italie raconte, par sa plume même, le parcours qu'entreprend le révérend Yorick, à n'en pas douter un alter ego de Laurence Sterne, personnage secondaire qui intervenait déjà dans l'incomparable roman La vie et les opinions de Tristram Shandy du même Sterne. La forme en est différente, le propos également, mais on retrouve avec bonheur l'écriture empreinte de digressions et quelque peu satirique de l'auteur. Nous avons donc droit à l'histoire sensible d'un voyage de Calais à Paris en passant par Lyon et d'autres communes françaises, un voyage que certains, à l'époque, surtout de jeunes Anglais bien nés, entreprenaient de façon initiatique (le Grand Tour). Yorick note, tout au long de ses pérégrinations, ses remarques à propos des mœurs déroutantes des Français, quelques points d'étude des comportements, ainsi que des observations à propos de lui-même jusqu'à commenter le battement de son cœur ou la rougeur de ses joues en présence de dames. C'est un livre d'humeur autant que d'humour.  

Comme Tristram Shandy, le Voyage sentimental échappe aux catégories, se situe à la frontière entre les genres, mais échappe à tous. Ni journal de voyage, ni récit autobiographique, ni description de la France, encore moins de l'Italie, ni même peut-être roman sentimental, il s'appuie sur toutes ces formes pour constituer un récit destiné à ébranler les lecteurs dans leurs habitudes de lecture. [extrait de la Préface d'Alexis Tadié]

Le siècle est si plein de lumière, qu'il n'est guère un pays ou un coin de l'Europe dont les rayons ne se croisent et n'échangent avec d'autres. [L.S.] 

Rien n'est plus embarrassant pour moi, dans la vie, que d'avoir à dire à quelqu'un qui je suis - car il n'est presque personne dont je ne puisse mieux rendre compte que de moi-même ; et j'ai souvent souhaité pouvoir le faire d'un seul mot - et en être quitte. [L.S.] 

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La vie et les opinions de Tristram Shandy

27/05/2022



mercredi 28 septembre 2022

La course au mouton sauvage - Haruki Murakami

Un ami qui avait appris sa mort, par hasard, en lisant le journal, m'annonça la nouvelle au téléphone. [H.M.]

Encore une fois, Murakami m'aura fait pénétrer dans un univers qui se situe tout juste et subtilement en marge de la réalité, un monde où les événements prennent un tournant que rien ne présageait, mais un monde qui a toutes les allures du routinier alors que l'écrit est teinté dans sa simplicité d'une touche de poésie.  

Le numéro 2 d'une organisation manifestement criminelle se présente chez le narrateur, le co-responsable d'une petite entreprise publicitaire, pour le questionner au sujet d'une photo utilisée il y a quelque temps pour la promotion d'une compagnie d'assurance, une banale photo de paysage où apparaissent quelques montagnes et plusieurs moutons. L'un de ces moutons semble intéresser particulièrement l'Homme en noir. Notre narrateur sera investi malgré lui d'une mission qu'il ne peut rejeter, une mission qui sera nourrie par sa propre curiosité alors qu'il constate les liens que le décor et le mouton peuvent avoir avec son ami surnommé « le Rat ». Sa quête deviendra le sujet de ce roman. 

On aura droit à des personnages succulents, de savoureux dialogues, des descriptions et des expériences hallucinées. On ne sort pas intact de cette lecture.

Les raisons pour lesquelles un homme se met à boire régulièrement de grandes quantités d'alcool peuvent être très diverses. Le résultat, lui, est généralement le même. [H.M.]

Des souvenirs oppressants s'écroulèrent comme du sable sec. [H.M.]

Je revins m'asseoir dans le canapé, et là, au milieu des ténèbres et du silence, je rassemblai l'un après l'autre les morceaux de mon existence. [H.M.]
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vendredi 27 mai 2022

La vie et les opinions de Tristram Shandy - Laurence Sterne

Je l'ai toujours dit : il auroit été à souhaiter que mon père ou ma mère, et pourquoi pas même tous deux, eussent apporté quelque attention à ce qu'ils faisoient, quand il leur plut de me donner l'existence. [L.S.]

Quelle oeuvre particulière, surprenante et déstabilisante que ce roman britannique datant de 1759-1760 ! Laurence Sterne tente d'y faire sous une forme satirique une pseudo-autobiographie du narrateur, Tristram Shandy, en débutant avec les circonstances entourant sa naissance qui, déjà, s'étalent sur quelques centaines de pages.  La vie et les opinions de Tristram Shandy est une ode à la digression. C'est un roman univers qui s'illustre par sa non-linéarité, un roman où l'auteur engage le lecteur dans son écriture, s'en soucie et lui offre des pages de réflexions, d'autres de détente, se permet des chemins de travers, des apartés, des parenthèses sinon des divagations, qui ne craint pas le coq-à-l'âne, qui nous entraînent allégrement dans l'exploration des travers de la famille, les obsessions éducatives du père ou les fixations de l'oncle sur les fortifications et les batailles célèbres. On y retrouve quelque chose de Rabelais, de Montaigne, de Swift ou encore de Cervantès et Sterne n'hésite pas à y faire référence dans ses réflexions étalées dans une multitude de courts chapitres qui se déploient en autant de dimensions. Il y a comme une espèce de fascination qui s'installe à la lecture de ce roman. 

On comprend alors pourquoi Georges Perec a pu faire de Sterne l'une de ses figures tutélaires parmi d'autres comme Flaubert, Kafka, Roussel ou Queneau. La vie et les opinions de Tristram Shandy ne serait-il pas une concrétisation d'un plagiat par anticipation, un concept défendu par les membres de l'Ouvroir de littérature potentielle ? En toute chose, la non-linéarité, l'intense utilisation de l'anecdote, la mise en abyme, la multiplicité du temps sont toutes des caractéristiques qui m'invitent à faire référence à une autre oeuvre monde, La vie mode d'emploi. Ce n'est pas sans me plaire. 

La vie et les opinions de Tristram Shandy est essentiellement constituée de digressions, de parenthèses et d'écarts. Dans un chapitre intitulé L'éloge et l'utilité des digressions, Laurence Sterne par la voix de Tristram Shandy n'écrit-il pas : « Les digressions sont incontestablement la lumière, la vie, l'âme de la lecture. » Je peux difficilement le contredire lorsque je me remets en mémoire certaines oeuvres qui m'ont marqué comme La mezzanine de Nicholson Baker, Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino, La vie mode d'emploi déjà cité ou les écrits de Richard Brautigan, d'Éric Chevillard ou de Jean-Marie Blas de Roblès qui, tous, ne font pas l'économie de la digression et du pas de côté.

Je suis né, voilà la seule chose dont je n’aie pas à douter ; et je dois encore cet avantage au hasard qui préside à toutes mes aventures. [L.S.]

Quand un homme fait le tour de la terre, sa tête fait quelques cent milles de plus que ses talons. [L.S.]

Ceux qui ne se soucient pas d’approfondir les choses, peuvent passer, sans lire, ce qui reste de ce chapitre. — Je ne l’écris que pour les curieux qui aiment et qui cherchent des choses abstraites.  [L.S.]

À quelles peines ne s’expose point en effet un homme qui se met à écrire l’histoire ? Ne fût-ce que celle du petit Poucet, il ne sait jamais les obstacles et les embarras qu’il pourra rencontrer, ni les détours qu’il sera obligé de prendre, ni les digressions qu’il sera forcé de faire.  [L.S.]

Une fois qu’on a conçu une opinion, tout ce qu’on entend, tout ce qu’on voit, tout ce qu’on lit, semble concourir à la fortifier. [L.S.]

Ce seroit à la fin abuser de ma complaisance, si, à chaque fois que je parlerai d’une chose, il falloit que je l’expliquasse. [L.S.] 

De toutes les machines qui existent, frère Tobie, dit mon père avec un air sérieux, l’homme est sans contredit la plus curieuse. [L.S.] 

C’est ce qui me conduit à l’affaire des moustaches ; mais par quelle succession d’idées ? En bonne foi, croyez-vous que je le sache ?  [L.S.]

Après un chapitre comme celui qu’on vient de voir, et surtout après la manière dont il finit, il faut nécessairement insérer quatre ou cinq pages de matières hétérogènes, pour maintenir une juste balance entre la sagesse et la folie. [L.S.]

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Voyage sentimental à travers la France et l’Italie

30/10/2022



 

mercredi 13 avril 2022

Europeana, une brève histoire du XXe siècle - Patrik Ourednik

Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards ils mesuraient en moyenne 1m73 et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne ils auraient mesuré 38 kilomètres. [P.O.]

Voilà un livre d'histoire totalement hors norme ! Déstabilisant par son contenu comme par sa forme, cette brève histoire est parfois noire, parfois révélatrice, toujours incisive, toujours écrite avec une plume déroutante. Est-ce un essai ? Un pamphlet ?  On ne peut concevoir le rayon sur lequel devrait être déposé cet ouvrage. Depuis la première phrase jusqu'aux toutes dernières, les anecdotes et les faits s'entrecroisent avec les concepts, les généralisations et les théories. Les inventions s'interposent avec les moments de guerre, les clichés et les raccourcis. C'est, en quelque sorte, une apposition d'éléments divers tirés du XXe siècle, livrés dans un style qui, dans un premier temps, déconcerte, mais qui, par la force des choses, en vient à donner au texte un rythme hallucinant. On est littéralement plongé dans un amas de faits, d'incidents, de circonstances dont l'organisation nous échappe alors que, saisis de façon globale, on a là un portrait d'une certaine réalité du siècle même si elle peut paraître éclatée. Voilà donc l'histoire racontée d'une telle façon qu'elle impose en mémoire des images fortes et un regard social troublant.

mercredi 9 mars 2022

La plaisanterie - Milan Kundera

Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. [M.K.]

La plaisanterie était ma première lecture d'un roman de Kundera... Non, je n'ai pas encore lu L'Insoutenable légèreté de l'être !  J'aurai donc commencé par son premier roman. Publié en 1967, juste avant le Printemps de Prague, plusieurs y ont vu un roman essentiellement politique. Évidemment, l'histoire, racontée par plusieurs intervenants sur un mode polyphonique, se déroule de l'après-guerre jusqu'à la période précédant immédiatement les événements de 1968 en Tchécoslovaquie, la tentative de libéralisation fortement réprimée par l'U.R.S.S. Si le régime alors en force constitue un cadre incontournable, il ne m'est pas apparu fonder l'essence même de ce qui est ici narré et exposé. Enfin, c'est ma lecture... 

J'y ai vu l'histoire d'une déchéance, d'un destin qui s'est faufilé derrière les rideaux de la scène avant qu'elle ne se joue, d'amours déçus, d'amours trahis, d'illusions perdues, l'histoire d'une réalité qui ne se laisse pas saisir, d'une vie détruite à partir de quelques mots. C'est, principalement, l'histoire de Ludvik Jahn, un jeune étudiant communiste, bien vu du système, qui, à vouloir se moquer en utilisant le second degré dans une carte postale, devient un ennemi du régime et sa vie est bouleversée. Il est relégué aux mines et au camp de redressement. Les personnages doutent, ont peur, partagent leurs espoirs et leurs regrets, mais, somme toute, ils ont peu de contrôle sur leurs parcours.  Pourrait-on dire qu'il s'agit là d'un roman psychologique ?

Je commençai à comprendre qu'il n'existait aucun moyen de rectifier l'image de ma personne, déposée dans une suprême chambre d'instance des destins humains ; je compris que cette image (si peu ressemblante fut-elle) était infiniment plus réelle que moi-même ; qu'elle n'était en aucune façon mon ombre, mais que j'étais, moi, l'ombre de mon image [...] [M.K.]  

[...] lire des vers, pour moi ce n'est pas seulement comme si je parlais de mes sentiments, mais comme si, ce faisant, je me tenais en équilibre sur un pied ; quelque chose de compassé, dans le principe même du rythme et de la rime, m'embarrasserait si je devais m'y abandonner autrement qu'étant seul. [M.K.]
 

dimanche 23 janvier 2022

Le portrait de Dorian Gray - Oscar Wilde

Un artiste est un créateur de belles choses. [O.W.]

Un classique anglais, s'il en est. Depuis longtemps, je repoussais, je ne sais pourquoi, le projet de lire Le portrait de Dorian Gray. Le moment était venu, une impulsion a fait que je me plonge dans cet univers étrange, qui, par certains côtés, peut rappeler les univers qu'Edgar Allan Poe développe dans ses contes et ses histoires. C'est à l'adolescence que je découvrais Poe et j'étais fasciné par les mondes qu'il créait. Le portrait ovale fait partie de ces contes qui peuvent avoir laissé une certaine trace sur l'oeuvre de Wilde qui reconnaissait bien cette influence parmi d'autres. 

On a donc ici ce que d'aucuns pourrait appeler un conte philosophique. Il traite d'esthétique, de dandysme, d'hédonisme, de morale et de décadence. À l'époque, cela fit scandale. Aujourd'hui, cela demeure un témoin d'une période révolue. La forme utilisée par Wilde relève du roman fantastique, mais cela demeure tout de même au second plan.  La relation qu'entretient le jeune Dorian Gray avec son image bien sûr, mais aussi avec les personnages de Lord Henry et du peintre Basil Hallward, est au coeur de ce roman datant de l'époque victorienne. On se laisse facilement engager dans le tableau de ce monde étrange où la société avait des codes qui ne sont plus les nôtres, où le dandysme s'affichait pour contrer le conservatisme ambiant, où parallèlement on se permettait les réflexions les plus libres sur l'art et la réalité.

- Était-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C'est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la vérité. Pour éprouver la réalité il faut la voir sur la corde raide. Quand les vérités deviennent des acrobates nous pouvons les juger. [O.W.]

[...] nous avons perdu la faculté de donner de jolis noms aux objets. Les noms sont tout. Je ne me dispute jamais au sujet des faits ; mon unique querelle est sur les mots :  c'est pourquoi je hais le réalisme vulgaire en littérature. L'homme qui appellerait une bêche, une bêche, devrait être forcé d'en porter une ; c'est la seule chose qui lui conviendrait... [O.W.]

Mais un ton de couleur entrevu dans la chambre, un ciel matinal, un certain parfum que vous avez aimé et qui vous apporte de subtiles ressouvenances, un vers d'un poème oublié qui vous revient en mémoire, une phrase musicale que vous ne jouez plus, c'est de tout cela, Dorian, je vous assure que dépend notre existence. [O.W.]




mercredi 19 janvier 2022

Monsieur Calvino et la promenade - Gonçalo M. Tavares

Du haut de plus de trente étages, quelqu'un lance par la fenêtre les chaussures de Calvino et sa cravate. Calvino n'a pas le temps de tergiverser, il est en retard : il se jette par la fenêtre, comme à leur poursuite. [G.M.T.]

Monsieur Calvino habite la partie ouest du « Bairro », il est, à n'en pas douter, un drôle de personnage. Le Bairro ou « le quartier » est un espace d'imagination et de papier créé par l'auteur portugais Gonçalo M. Tavares. Il y a déjà logé divers messieurs, Valéry, Brecht, Kraus, Breton, des écrivains, des dramaturges, des poètes et des scientifiques, chacun avec sa vision du monde, son angle particulier, sa perception et l'oeil que porte Tavares sur lui. On entre, semble-t-il, dans ce quartier invité par un personnage qui nous interpelle. Moi, ce fut Italo Calvino, je ne crois pas que cela soit surprenant.

Monsieur Calvino et la promenade est un hommage. La forme adoptée par Tavares, les contes courts, les rêves et la distance entre le narrateur et son objet d'observation sont tout à fait dans l'esprit de Calvino lorsqu'il relate les tranches de vie et les expériences que Monsieur Palomar entretient avec l'univers qui l'entoure. J'ai été séduit. Voilà un petit bijou littéraire dont la lecture a provoqué chez moi un sourire complice chaque fois que je retrouvais une façon de faire, une tournure calvinesque. Il est déjà entendu que je m'aventurerai à nouveau dans ce Bairro surréel pour rencontrer quelques voisins de Monsieur Calvino.

[...] il observe les gens qui se précipitent dans toutes les directions. Les rares personnes à ne pas se presser, celles qui s'arrêtent et discutent entre elles, parlent aussi de pourcentages : 30, non 37 ! Non, non, 32 ! Tout le monde se querelle et lui-même ne peut s'empêcher de se répéter : 43 %, au moins 43 % ! [G.M.T.]
La mémoire n'était pas un banal entrepôt bourré de vieilleries dont il aurait eu la clé. [G.M.T.]

Calvino, d'une certaine manière, ne se rappelait pas la nouveauté du lendemain - et cela le stimulait. Il oubliait ce qui allait survenir le jour suivant, et cet oubli - que l'on appelle vulgairement incapacité à prévoir l'avenir - constituait pour lui une sorte de référence existentielle. [G.M.T.]

Un jour, Italo Calvino, a rencontré son DOUBLE, dont le nom fut Palomar. [Jacques Roubaud en postface]
 

 


mercredi 5 janvier 2022

L'église de John Coltrane - Chad Taylor

Le casino d’Auckland tintait du même accord aigu, éclatant, que tous les casinos du monde. [C.T.]

Belle découverte que ce roman d'atmosphère! Attiré par la quatrième de couverture, le titre et l'illustration, je me suis procuré cet exemplaire dans une vente de livres de la bibliothèque. Il est demeuré patient sur une étagère chez moi jusqu'à ce que, je ne sais quel mouvement de ma part, le fasse émerger à nouveau et que l'envie de m'y plonger renaisse. Les derniers jours de l'année 2021 ont donc été consacrés à apprécier cette lecture. Certains pourraient le classifier sous la dénomination de polar, genre avec lequel il peut partager un certain type d'écriture. Pour ma part, j'ai trouvé que l'ambiance, le climat, la faune du General Building qui occupe un rôle important de ce roman s'attribuent l'essentiel de l'écriture et prennent le pas sur l'intrigue ou l'enquête que peut mener le protagoniste du roman. C'est suivant ce constat que je range ce livre sous l'appellation « texte d'atmosphère » bien que cette désignation n'ait rien de contrôlé et est on ne peut plus floue. Cela résume par contre assez bien l'état dans lequel je me trouvais à sa lecture, plus influencé par l'environnement mystérieux et énigmatique que par l'action. Et puis, par la bande, dans la démarche de cet architecte désabusé qui investit le passé de son père décédé, on croise le jazz classique, le père était critique et collectionneur de disques. Bien que cela demeure anecdotique, une corde sensible a vibré chez moi et j'entendais le sax de Coltrane.

Quand j’avais un album préféré je me le repassais indéfiniment. Je connaissais par cœur toutes les rayures et tous les craquements du disque, l’ordre exact des plages. Je ressentais la musique comme l’artiste l’avait voulu. [C.T.]
Il n’y a rien de neuf sous le soleil. En tout, il n’y a que cinq romans… tu savais ça? Huit notes de musique. Et six, peut-être sept sujets en peinture. Il n’y a jamais rien d’original. Ce n’est jamais qu’une appropriation, un reformatage, un réexamen selon le contexte du moment. [C.T.]