mercredi 30 mars 2022

Science, culture et nation (textes choisis et présentés par Yves Gingras) - Frère Marie-Victorin

Prononcer le nom de Marie-Victorin, c'est d'abord évoquer, comme un automatisme, le Jardin botanique de Montréal et la Flore laurentienne. Ce sont là - on ne peut en douter - de grandes réalisations, mais elles ne doivent pas masquer le fait que Marie-Victorin fut aussi, tout au long de l'entre-deux-guerres, une figure centrale du milieu intellectuel québécois. [Yves Gingras]
J'ai assisté en février dernier à une conférence virtuelle de l'historien Yves Gingras, L'éveil de la science au Québec. C'était une conférence organisée par le Coeur des sciences de l'Université du Québec à Montréal à l'occasion du 100e anniversaire de la Société de biologie de Montréal (voir ici). J'ai apprécié le regard affuté que porte Gingras sur l'émergence du mouvement scientifique francophone du Québec. Il m'a permis de prendre conscience de l'importance qu'a pu jouer alors Marie-Victorin. Ses interventions, dont l'impact a porté beaucoup plus largement que le domaine botanique auquel on l'associe naturellement, ont démontré qu'il appartient aux plus fervents défenseurs de la connaissance scientifique et qu'il pouvait prétendre à une analyse structurée des rapports entre le développement de la société canadienne-française et celui de la culture scientifique et de son enseignement. 

Yves Gingras a choisi et commenté un ensemble de textes de Marie-Victorin, textes publiés pour plusieurs dans le journal Le Devoir. Voilà l'objet de ce recueil qu'est Science, culture et nation. On y trouve une apologie de la culture scientifique comme élément porteur d'une libération économique, la promotion d'un nationalisme ouvert sur le monde, une défense du milieu universitaire naissant et son indépendance face au pouvoir, la création d'un milieu favorable au développement d'une science désintéressée de haut niveau tout en dressant les bases de ce qui permettra de soutenir la vulgarisation scientifique et la démocratisation de la culture scientifique. Bien sûr, ces textes écrits par un frère des écoles chrétiennes entre 1920 et le début des années '40, portent parfois le poids de ces années. Toutefois, ce qui s'en dégage surtout c'est l'ouverture, la modernité et la conscience de la société dans laquelle Marie-Victorin travaillait. Cela permet de porter un oeil renouvelé sur cette période qu'on associe trop facilement à la «grande noirceur». 
Ouvrez n'importe que recueil de vers canadiens et vous êtes sûr de rencontrer, généralement au bout des lignes, les inévitables primevères et les non moins fatales pervenches. Ces deux mots sont harmonieux, commodes et complaisants pour la rime. Malheureusement ici encore, nous avons affaire à des plantes étrangères à notre flore. [F.M.-V.]
Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d'être à la merci des capitaux étrangers, des experts étrangers, des intellectuels étrangers : qu'à l'heure où nous serons maîtres par la connaissance d'abord, par la possession physique ensuite des ressources de notre sol, de sa faune et de sa flore. [F.M.-V.]

Ce n'est pas en bâtissant hâtivement des systèmes plus ou moins ingénieux, mais en expliquant à fond des cas particuliers, que la science progresse. La démonstration et l'interprétation exacte du moindre fait exercent des répercussions infinies. [F.M.-V.] 

Aussi ne voulons-nous en aucune manière favoriser l'affreux divorce des études scientifiques d'avec les disciplines littéraires et historiques. [...] Science et philosophie se portent un mutuel appui et ne peuvent longtemps s'écarter l'une de l'autre sans s'affaiblir mutuellement. [F.M.-V.] 

L'homme qui pense peut et doit demander à la géologie - cette stéréoscopie de la géographie - la vraie signification des paysages familiers, paysages qui ne sont jamais que l'état présent des ruines d'un passé plein de choses, rejoignant, à travers le présent, le futur inexploré. [F.M.-V.] 

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Histoire des sciences

30/04/2018

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L’impossible dialogue, Sciences et religions 

17/05/2016

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Les dérives de l’évaluation de la recherche 

03/08/2014

Gingras

Yves

Sociologie des sciences 

25/12/2013



dimanche 13 mars 2022

Angélus des ogres - Laurent Pépin

J'habitais dans le service pour patients volubiles depuis ma décompensation poétique. [L.P.]

Nouvelle, conte, roman court ? Peu importe !  L'Angélus des ogres de Laurent Pépin se présente comme une extension onirique de Monstrueuse féerie. Le parcours du protagoniste se poursuit. Son statut d'intervenant transite de plus en plus vers celui de bénéficiaire des services du centre psychiatrique anonyme et quasi fantasmé qu'il habite maintenant.  Des monstres le hantent toujours, mais une porte s'ouvre avec Lucy, ses vibrations et ses reflets, cette thanatopractrice qui présente des crises de désespoir nocturne qui prennent des allures de banquets prodigieux autant qu'inquiétants.  L'écriture poétique de Pépin ne se dément pas et il poursuit avec ce nouveau conte une exploration mythifiée et revendicatrice du monde psychiatrique. Son langage évocateur tonne subtilement.

Parmi les sanctions thérapeutiques que l’administration avait mises au point, celles que redoutaient le plus les Monuments, c’étaient les séances de cinémastoche : la thérapeute calculait la quantité de stimulations imaginaires douloureuses à leur adresser afin de corriger leurs erreurs comportementales, suivant des algorithmes impartiaux, puis façonnait des images mentales de supplice qui s’appuyaient sur les subtilités de la décompensation poétique de chacun d’eux. [L.P.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Pépin

Laurent

Monstrueuse féerie

04/08/2021


 

mercredi 9 mars 2022

La plaisanterie - Milan Kundera

Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. [M.K.]

La plaisanterie était ma première lecture d'un roman de Kundera... Non, je n'ai pas encore lu L'Insoutenable légèreté de l'être !  J'aurai donc commencé par son premier roman. Publié en 1967, juste avant le Printemps de Prague, plusieurs y ont vu un roman essentiellement politique. Évidemment, l'histoire, racontée par plusieurs intervenants sur un mode polyphonique, se déroule de l'après-guerre jusqu'à la période précédant immédiatement les événements de 1968 en Tchécoslovaquie, la tentative de libéralisation fortement réprimée par l'U.R.S.S. Si le régime alors en force constitue un cadre incontournable, il ne m'est pas apparu fonder l'essence même de ce qui est ici narré et exposé. Enfin, c'est ma lecture... 

J'y ai vu l'histoire d'une déchéance, d'un destin qui s'est faufilé derrière les rideaux de la scène avant qu'elle ne se joue, d'amours déçus, d'amours trahis, d'illusions perdues, l'histoire d'une réalité qui ne se laisse pas saisir, d'une vie détruite à partir de quelques mots. C'est, principalement, l'histoire de Ludvik Jahn, un jeune étudiant communiste, bien vu du système, qui, à vouloir se moquer en utilisant le second degré dans une carte postale, devient un ennemi du régime et sa vie est bouleversée. Il est relégué aux mines et au camp de redressement. Les personnages doutent, ont peur, partagent leurs espoirs et leurs regrets, mais, somme toute, ils ont peu de contrôle sur leurs parcours.  Pourrait-on dire qu'il s'agit là d'un roman psychologique ?

Je commençai à comprendre qu'il n'existait aucun moyen de rectifier l'image de ma personne, déposée dans une suprême chambre d'instance des destins humains ; je compris que cette image (si peu ressemblante fut-elle) était infiniment plus réelle que moi-même ; qu'elle n'était en aucune façon mon ombre, mais que j'étais, moi, l'ombre de mon image [...] [M.K.]  

[...] lire des vers, pour moi ce n'est pas seulement comme si je parlais de mes sentiments, mais comme si, ce faisant, je me tenais en équilibre sur un pied ; quelque chose de compassé, dans le principe même du rythme et de la rime, m'embarrasserait si je devais m'y abandonner autrement qu'étant seul. [M.K.]
 

mercredi 2 mars 2022

La machine de Pascal - Laurent Lemire

Rouen, automne 1642. La lumière pénètre peu dans cette petite chambre. Cela suffit à celui qui travaille. Dans ce clair-obscur il est à son aise. [L.L.]

À 19 ans seulement, Blaise Pascal conçoit un objet mécanique dédié au calcul arithmétique. Alors que les opérations se computaient à l'aide de jetons ou encore à la plume, Pascal, soucieux de libérer l'homme de cette tâche harassante, a inventé et fait fabriquer des machines capables d'additionner, de soustraire, de multiplier et de diviser des quantités. Voilà l'histoire que nous raconte Laurent Lemire. À travers elle, c'est Pascal qui nous est raconté. Ce sont ses réflexions théoriques pour mettre en œuvre dans une machine une traduction mécanique de la pensée. Mais, de la théorie à l'implémentation, de l'idée à la machine, du croquis à l'objet réalisé, plusieurs étapes se sont imposées, notamment celle de convaincre. 

Laurent Lemire nous offre donc un court et intéressant roman ou essai historique et biographique chargé de citations d'époque et de textes de Pascal dont ce précieux Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de voir la machine arithmétique, et de s'en servir. Voilà une épopée palpitante, mais qui m'apparaît quelque peu réductrice de l'œuvre scientifique de Pascal en la confinant autour de cette machine, quelque magnifique qu'elle soit. 

Le pari, c'est ce moment de basculement d'un homme qui comprend qu'il ne comprendra jamais, mais qui ne renonce pas pour autant à savoir davantage. [L.L.]

[...] j'expose au public une petite machine de mon invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque, faire toutes les opérations de l'arithmétique, et te soulager du travail qui t'a souvent fatigué l'esprit, lorsque tu as opéré par le jeton ou la plume. [Blaise Pascal dans Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de voir la machine arithmétique, et de s'en servir

Il ne reste au monde aujourd'hui que neuf exemplaires de cette admirable machine, l'une d'elles était vendue comme une boîte à musique chez un antiquaire.