samedi 23 août 2025

Mathématique : (Récit) - Jacques Roubaud

Il y avait trois issues : la première en haut, à gauche, en regardant vers le bas, face au tableau noir. [J.R.]

Jacques Roubaud, poète et mathématicien, relate entre autres dans ce récit éclaté, comportant plusieurs branches et moult bifurcations, l’histoire de son expérience mathématique, de ses premiers choix jusqu'à sa rencontre avec le bourbakisme. Dans un autre lieu, à une autre époque, dans un contexte culturel différent, j’aurai vécu quelque chose qui aurait pu s’apparenter à ce parcours. Vingt ans plus tard, l’influence bourbakiste n’était pas disparue. Bien que, de ce côté-ci de l’Atlantique, la culture mathématique m’apparaissait plus marquée par la façon de faire américaine. Dans mon parcours d’enseignant, j’aurai plus d’une fois été confronté à cet état de fait lorsque je privilégiais des exemples pratiques et que, parfois, cela désarçonnait des étudiants de formation typiquement française. Outre les remémorations que cette lecture provoquait chez moi, j’y ai trouvé un plaisir non feint, notamment lorsque Roubaud parle de son expérience en bibliothèque et qu'il fait référence au principe du «bon voisin» émis par l'historien de l'art Aby Warburg. « Une bibliothèque, disait-il en substance, n'est une bibliothèque digne de ce nom qu'à la condition suivante : quand vous allez prendre un livre dans ses rayons, celui dont vous avez réellement besoin n'est pas celui-là, mais son voisin. »

Roubaud, dans ce récit, ne cherche pas tant à narrer son rapport à la mathématique, ni à faire état de sa biographie de mathématicien. Il cherche, je crois, à montrer en quoi son passage par l’univers mathématique bourbakiste et une certaine vision de la mathématique ont contribué à un projet plus grand, un projet de poésie et de roman.

L'auteur du livre (celui qui, ici, dit «je») est (a été, plutôt) ce qu'on appelle un mathématicien. Il a (c'est de moi que je parle) consacré de très nombreuses heures à étudier, à enseigner, gravissant avec lenteur quelques échelons de l'échelle enseignante dans l'université [...] [J.R.]

Pour beaucoup, et d'une manière plus ou moins réfléchie, le «bourbakisme» semblait [...] ruiner l'édifice de toutes les mathématiques antérieures et rebâtir un édifice entièrement neuf. [J.R.] 

Les bourbakistes, les membres du groupe des fondateurs, les apôtres de la nouvelle religion mathématique avaient été les inventeurs d'une entreprise générale assez exaltante : tout reconstruire de l'édifice mathématique, en puisant (ce sont leurs propres termes) à une «source unique», la théorie axiomatique des ensembles. [J.R.] 

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mardi 12 août 2025

Oreille rouge - Éric Chevillard

Ne rien attendre de sensationnel venant de lui. Il pourrait s’appeler Jules ou Alphonse. Il pourrait s’appeler Georges-Henri. [É.C.]

Voilà un écrivain casanier invité à une résidence d'écriture dans un village du Mali, sur le Niger. Refus, mauvaise foi, hésitations, il déclinera. Puis, l'idée du poème global sur l'Afrique, qui pourrait s'inscrire au gré du voyage dans un petit carnet de moleskine noir, et l'évocation de possibles rencontres avec l'hippopotame le convainc, il partira. Dans une écriture faite de fragments, Chevillard nous entraine ainsi dans un délire halluciné sur l'Afrique. Nous sommes déstabilisés. En cela, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Impressions d'Afrique de Roussel même si les propos portés par ces deux romans sont bien distincts. 

Avec Oreille rouge, c'est à un regard satirique sur l'Occidental posant le pied sur le continent africain que Chevillard nous convie. Voilà donc un récit de voyage déconstruit par l'absurde et dont l'ironie est portée par cette écriture minimaliste typique de Chevillard. Le récit est donc minimal en cela qu'il se résout systématiquement dans des épisodes portant en eux-mêmes la déception. L'attente de l'hippopotame se conclura par la vision sur la rive sableuse du large dos gris du crapaud.   

Oreille rouge est une œuvre singulière qui peut désorienter, mais qui ne trompe pas les attentes du lecteur.

À Ségou, il entre dans la Librairie-Papeterie-Quincaillerie Hamady Coulibaly et il trouve en effet du fil de toutes les couleurs et des boutons. Tel sera mon livre, décide Oreille rouge en quittant la boutique. [É.C.]

Ce qu'il a vécu au Mali reste de l'ordre de l'ineffable, mais ceci au moins est une chose qui peut être dite de multiples façons. Indicible, indescriptible, inimaginable, inracontable, inénarrable, inexprimable sont des synonymes bien utiles et, quand le lexique est épuisé, il y a encore le regard rêveur qui en dit long. Les détails sont dans les battements de cils. [É.C.] 

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vendredi 1 août 2025

Contrefeu - Emmanuel Venet

Le premier incendie auquel fut confronté le père Philippe Ligné s'alluma dans sa culotte le dimanche 26 juin 1988, à l'occasion du baptême de Grégoire Mourron : MarieAnge, la mère du nouveau-né, portait ce jour-là une robe d'été vert pomme au décolleté plongeant, et resplendissait comme une madone. [E.V.]

L'incendie de la cathédrale de Saint-Fruscain, lieu de résidence de nombreuses reliques, centre de responsabilité épiscopale de Philippe Ligné, ci-devant évêque, et théâtre des premiers émois sexuels de ce dernier, est l'argument sans faille d'un portrait social de la petite ville de Pontorgueil. On fera, avec l'auteur, le tour de tous les Pontorgueillais, et Pontorgueillaises qui ont, d'une façon ou d'une autre, un lien avec la cathédrale, avec l'incendie ou avec ses conséquences. Tous les vices d'une petite société de province sont ainsi décrits sans retenue : bêtise, cupidité, bassesse, carriérisme et hommerie. C'est un tableau de mœurs plein de satire et d'ironie à la Flaubert, y compris des descriptions architecturales de type encyclopédique qui ne feraient honte ni à Bouvard, ni à Pécuchet. Voilà un petit bijou que j'ai pris plaisir à lire.

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Marcher droit, tourner en rond

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mardi 29 juillet 2025

Un automne rouge et noir - Marc Ménard

Lorsque j'ouvre les yeux, le son régulier d'une goutte qui frappe l'émail du lavabo m'indique que je suis seul. [M.M.]

Montréal 1936. Montréal, avant la Seconde Guerre. Montréal, encore blessée par la crise économique. Un Montréal du chômage, des quartiers ouvriers et de la recherche de combines pour s'en sortir. C'est ce Montréal que Marc Ménard met en scène pour ce roman réaliste ancré dans le Faubourg à m'lasse, décor dans lequel Stanislas, âgé de 18 ans, tente de survivre avec sa mère et sa sœur alors que son père est décédé et qu'il se retrouve chef de famille et sans emploi. Confronté à ses responsabilités dans un milieu hostile, confronté à ses rêves, à ses réflexions politiques et morales, il navigue à vue dans ce terreau propice au développement d'idées qui proposent des voies sociales divergentes. Entre les tractations mafieuses, les discours antisémites du Parti national social chrétien d'Adrien Arcand et les espoirs communistes qui s'inscrivent dans l'organisation du mouvement ouvrier, Stan tente de s'élever en lisant les ouvrages qu'Alice, la jeune libraire d'une librairie marxiste, lui refile ou en peaufinant son éducation politique lors de soirées de discussions avec un vieil anarchiste. Un automne rouge et noir qui raconte ainsi l'histoire de Stan, son évolution et la construction de son identité à travers ses expériences, pourrait être considéré comme un roman d'apprentissage, apprentissage qui se déroule sur une période courte, mais intense. La qualité de la reconstitution historique de cette période, où l'horizon était obstrué, est remarquable.

L'oncle Arthur se définit comme un anarcho-syndicaliste. Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire, mais ce qui est clair, c'est qu'il déteste les capitalistes, les patrons et, plus encore peut-être, les stalinistes. [M.M.]

mercredi 23 juillet 2025

Dix petites anarchistes - Daniel de Roulet


On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845.
 [D.de R.]

Daniel de Roulet emprunte la voix de Valentine, la dernière rescapée d’une épopée hors du commun, pour nous raconter l’histoire d’un groupe de femmes qui, entre le constat d’inégalités qui perdurent et des espoirs nourris de discours libertaires tenus notamment par Bakounine lors du Congrès antiautoritaire de Saint-Imier en 1872, vont quitter le Jura bernois avec le projet de bâtir, à l’autre bout du monde, une société anarchiste. Dès le départ, embarquées sur la frégate à voiles La Virginie qui se rend en Nouvelle-Calédonie, elles croiseront Louise Michel qui, avec des communards, était déportée. Le groupe libertaire, quant à lui, posera pieds à Punta Arenas, en Patagonie, et c’est sur cette terre a priori inhospitalière que ces femmes tenteront de faire vivre leur utopie à l’effigie d’une brebis noir guidées par la devise Ni Dieu, ni maître, ni mari. Encouragées dans leur projet par Errico Malatesta qu’elles avaient aussi rencontré dans le Jura, elles se déplaceront vers l’archipel Juan Fernandez et l’île Robinson Crusoe, puis vers Buenos Aires, maintenant toujours en elles la ferveur solidaire du projet d’une société juste, égalitaire et libre. Le courage de ces femmes est admirable. La réinvention du monde devrait toujours demeurer à l’ordre du jour des aspirations de justice et de liberté. Voilà un court roman de révolte pacifique écrit dans un style direct, mais sensible, qui aura permis une lecture passionnée. 

mardi 8 juillet 2025

Des éclairs - Jean Echenoz

Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c'est possible. On aime mieux être au courant de l’instant chiffré où ça démarre, où les affaires commencent avec l’air, la lumière, la perspective, les nuits et les déboires, les plaisirs et les jours. [J.E.]

Jean Echenoz réitère sa formule de roman construit sur des vies revisitées. Après Ravel et Courir (sur Zatopek), il s'inspire de Nikola Tesla qu'il réinterprète sous le nom de Gregor. Est-ce pour se donner la distance nécessaire pour entrecroiser l'imaginaire et le réel ? Est-ce parce que Tesla, dans la culture populaire, a des contours moins marqués ? Peu importe, le Gregor d'Echenoz empruntera, depuis sa naissance, un soir d'orage, jusqu'à ses succès d'inventions électriques, en passant par ses goûts vestimentaires et sa passion pour les pigeons, le parcours sinueux de Tesla. Comme lui, bien qu'il fût l'inventeur du courant alternatif pour le transport d'énergie, qu'il ait travaillé sur les communications et le transport d'énergie sans fil, sur les bases de l'automation et de la radiocommande, il a échappé à la gloire et s'est fait voler plein d'idées, notamment par Edison. Echenoz ne fait toutefois pas de Tesla un portrait idéalisé. On trouve plutôt un personnage solitaire, un génie quelque peu antipathique, mais la manière qu'a Echenoz de le décrire vaut le détour.

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mardi 1 juillet 2025

Une malle pleine de gens - Antonio Tabucchi

Il y a d'emblée quelque chose d'excessif dans la biographie de ce Portugais qui risque de devenir au fil des ans l'un des poètes majeurs du XXe siècle: quelque chose de trop excessif pour ne pas éveiller de soupçons, ou même alarmer celui qui se lance sur ses traces. [A.T.]

Antonio Tabucchi nous ouvre la porte de l’univers de Fernando Pessoa et de ses multiples hétéronymes. Ce recueil rassemble plusieurs essais sur ce sujet complexe et captivant. On a ainsi droit à une incursion dans le labyrinthe des diverses identités créées et endossées par Pessoa au fil de ses productions selon les diverses écritures qu'il adopte lorsqu'il personnifie l'un ou l'autre de ses hétéronymes. Il est parfois Alberto Caeiro da Silva, son maître et celui d'Alvaro de Campos, poète solitaire et discret. Parfois, il s'insère dans la peau d'Alvaro de Campos, ingénieur naval et poète dandy à la pointe de l'avant-garde. Il peut aussi incarner Ricardo Reis qui a vécu au Brésil et était à la fois médecin et un poète au classicisme revendiqué. Il devient parfois Bernardo Soares, son hétéronyme le plus proche, aide-comptable en la ville de Lisbonne, qui a livré l'incomparable Livre de l'intranquillité. Pessoa se glisse dans la nature de plein de gens qui ont chacun leur histoire, chacun leur parcours, chacun leur production, parfois minime, parfois exceptionnelle. Et les membres de cette tribu, qui vivent dans l'imaginaire foisonnant de Pessoa, entretiennent occasionnellement des échanges épistolaires, commentant l'un, s'interposant aux opinions de l'autre ou intervenant même dans la vie de leur géniteur. Grâce à Tabucchi, traducteur et spécialiste de l'œuvre de Pessoa, nous avons accès à une meilleure compréhension de la création polymorphe de ce dernier.

Dès mon enfance, en effet, j’ai eu tendance à m’environner d’un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé. […] Depuis l’époque où je me connais pour celui que j’appelle moi, je me rappelle avoir toujours dessiné mentalement, leur donnant silhouette, mouvement, caractère et histoire, un certain nombre de personnages irréels qui étaient, pour moi, aussi visibles et aussi miens que les objets de ce que l’on appelle, abusivement peut-être, la vie réelle. [Lettre à Adolfo Casais Monteiro sur la genèse des hétéronymes, Fernando Pessoa]

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mardi 17 juin 2025

Rêves de rêves - Antonio Tabucchi

Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j'ai aimés. [A.T.]

Voici un ouvrage singulier où Antonio Tabucchi imagine les rêves d'artistes, écrivains, peintres ou musiciens, qu'il admire. On a ainsi accès, par l'intermédiaire de la force imaginative de Tabucchi à de courts récits racontant le rêve de chacun d'entre eux, des rêves qui leur ont peut-être livré la solution d'une énigme, instigué la source d'une inspiration, fait miroiter une vision prémonitoire ou encore un délire onirique. On s'insérera ainsi, entre autres, dans les songes de François Villon, poète et malfaiteur, de Rabelais, écrivain et moine défroqué, de Robert Louis Stevenson, écrivain et voyageur, de Claude Debussy, musicien et esthète, de Toulouse-Lautrec, peintre et homme malheureux, et évidemment, de Fernando Pessoa, poète et simulateur, car Tabucchi est l'un des traducteurs et le passeur de l'œuvre de Pessoa. Aussi, il ne pouvait passer outre Sigmund Freud, celui qui s'est permis d'être l'interprète des rêves d'autrui. 

Dans tous les cas, Tabucchi, par ces rêves apocryphes, a voulu rendre hommage à ces rêveurs de l'histoire et cela rend tout à fait plaisante cette petite plaquette. 

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vendredi 16 mai 2025

La formule de Stokes, roman - Michèle Audin

C'est à Poltava, en Ukraine, que mourut Mikhïl Vassilievitch Ostrogradski. [M.A.]

Voilà un roman atypique, un roman dont l'héroïne est une formule de mathématique, la formule de Stokes, dont on suit l'histoire romancée et contextualisée. Dans le cours de cette histoire scientifique est intégrée l'aventure de l'autrice qui tente de convaincre un éditeur de la valeur de son projet. C'est ainsi et dans ce but que Michèle Audin décrit elle-même son roman : 

Il s'agit d'un roman, intitulé « La Formule de Stokes ». L'idée est de raconter la vie de cette formule, du début du XIXe siècle aux années 1930. Elle a en effet vécu des aventures qui l'ont transformée : venue de la physique pour devenir un objet mathématique des plus abstraits, elle a revêtu des formes très variées [...]. Je pense essayer de décrire à la fois ses transformations, son contenu mathématique, et les scientifiques qui ont contribué à son élaboration, sans négliger les aspects contextuels, à la fois politiques et culturels. [M.A.]

Mais, tout cela se réalise à l'intérieur d'un cadre chronologique en partie éclaté. En effet, les dates de l'année se suivent normalement du 1er janvier au 23 décembre sans égard à l'année du fait relaté. Des éléments de l'histoire de notre formule seront ainsi racontés en passant du 1er janvier 1862 au 5 janvier 1857, du 9 janvier 1895 au 13 janvier 2012, du 16 janvier 1898 au 19 janvier 1879. Dans un premier temps, cela peut être déroutant, mais les moments dont le récit est fait s'emboîtent pour créer au fil des pages un tissu narratif où s'entrecroisent allègrement des personnages du monde mathématique, du monde physique et de la société civile. Du XIXe siècle aux siècles suivants, la formule prendra diverses formes, se confrontera à diverses réalités et évoluera dans ses applications. On croisera ainsi, entre autres, Gauss, Green, Kelvin, Stokes, Riemann, Cartan. On revisitera l’affaire Dreyfus en constatant l’implication de quelques mathématiciens. On verra naître le groupe Bourbaki et sa volonté de refonder la mathématique à partir de zéro. On sera invité à assister à l’élaboration d’une mosaïque construite autour d’une formule qui, à certains égards, pourrait paraître absconse, mais est riche d’histoires et d’anecdotes, et mérite d’être l’objet d’un roman. 

samedi 3 mai 2025

Il nous faudrait des mots nouveaux - Laurent Nunez

Bonheur, malheur, amour, espoir, succès, échec, « tout est prédit par le dictionnaire », affirmait Paul Valéry. [L.N.]

Laurent Nunez, dans ce court essai, fait le pari de mettre en évidence une série de mots, appartenant à d'autres langues que le français, des mots qui décrivent des concepts, des états, des faits pour lesquels notre langue reste muette. On a donc droit à treize mots issus d'autant d'univers linguistiques, treize mots qu'on ne pourrait traduire, treize mots qui rendent des sensations ou des émotions qu'on ne sait exprimer sans paraphraser. Voilà un livre savoureux qui nous fait découvrir le kintsugi japonais (l'art de réparer les cassures avec de l'or), le naz urdu (la fierté de savoir que l'on est aimé plus que tout) ou l'ostranenia russe (l'étrangeté intentionnelle d'une œuvre d'art). De nouveaux mots provoquent de nouvelles réflexions, des émotions inédites et une liberté de pensée.  

Un objet cassé est un objet neuf qui enfin se réalise, qui enfin se cogne au monde. [L.N.] 

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Le mode avion

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samedi 26 avril 2025

La fugue Thérémine - Emmanuel Villin

Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. [E.V.]

Entre l'URSS naissante de Lénine et le New York flamboyant d'avant la Grande Dépression, Lev Sergueïevitch Termen entreprend, sous le nom de Léon Thérémine, une tournée pour faire connaître une invention révolutionnaire, un instrument de musique dont on joue sans le toucher, le premier instrument de musique électronique, l'éthérophone qu'on appellera plus tard le thérémine. Dans cette fiction biographique, Emmanuel Villin nous présente le parcours atypique d'un ingénieur prolifique. Entre son laboratoire maison, ses étudiantes musiciennes, l'effevescence des cabarets et des ballrooms, les amours déçues, les revers financiers, les vicissitudes de ses relations avec la mère patrie, Lev poursuit sa démarche jusqu'au rapatriement, jusqu'aux camps staliniens, jusqu'à l'oubli de l'histoire. Voici donc un court récit qui veut refléter l'air de l'époque en faisant jouer la voix subtile du thérémine.

Entre une composition de Gerry Mulligan et un titre du Modern Jazz Quartet, Lev Segueïevitch reconnaît un soir le Nightmare d’Artie Shaw and His Orchestra, mélodie lancinante en la mineur, tube de 1938, l’année où il a quitté pour toujours les États-Unis, et qui inspirera bientôt Monty Norman pour composer le thème musical des aventures d’un agent secret britannique, Bons Baisers de Russie, au hasard. [E.V.]

dimanche 20 avril 2025

Autoportrait d'une autre - Élise Turcotte

Les livres parlent d’apparition et de disparition, comme le cinéma et le théâtre. [É.T.]

Séduit par l'idée même de ce livre, j'y ai trouvé une œuvre multiple faite de quêtes, de questions, d'introspections, de fragments d'histoires, de tranches de vie, d'exils, de recherches et de silences. Élise Turcotte se met en scène dans ce roman en forme d'enquête où elle part à la recherche de la personnalité d'une tante qu'elle a peu connue, mais dont elle se sent proche, une tante qui aura vécu un étonnant parcours proche de l'héritage surréaliste, mime et muse, actrice oubliée de l'histoire, Denise Brosseau. L'autrice n'hésite pas à faire appel à ses lectures, à recourir à l'intertextualité pour se convaincre et nous entraîner dans sa soif de mieux comprendre les aléas d'un cheminement hors norme. Et, à travers ces parcelles de moments, ces éclats de déambulations artistiques, ces bribes de vies déchirées, c'est l'autrice elle-même qui se dévoile, qui se livre, qui sonde l'art d'écrire, le statut de muse, la création et la folie.

J’écris ce livre en oblique. Il y a des anecdotes à droite, des phrases à gauche, des corps et des cahiers qui respirent dans une boîte au couvercle entrouvert. J’épluche un objet, et des retailles posées sur ma table renaît autre chose. C’est une étude vivante. Oui, une matriochka sans cesse recomposée. [É.T.] 

jeudi 3 avril 2025

La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains - Jacques Roubaud

Paris (d'après Raymond Queneau)

Le Paris où nous marchons

N’est pas celui où nous marchâmes

Et nous avançons sans flamme

Vers celui que nous laisserons [J.R.]

Ce recueil de poèmes débute sur un hommage à Raymond Queneau, mais, en fait, la référence admirative faite à Queneau teinte l'ensemble de cette œuvre. Roubaud explore Paris à pied, en flânant dans ses rues et sur ses places, en scrutant des murs colorés, des carrefours tortueux, des arbres en fleurs, les portes d'une poissonnerie, des rails de tramway, un portail ouvert, un étalage de fruits, la terrasse d'un café. Et puis, Jacques Roubaud se permet un peu de sociologie en sillonnant la trame historique des rues de Paris et en considérant la curieuse répartition de la population citée par les noms des artères. Au détour d'une contrainte, il chante magnifiquement les rues et leurs habitants. 

Il y a trop longtemps que je n'ai vu Paris.

chez Claude […]

nous parlons

nous parlons de livres

des livres de ceci et de cela et de cela encore

des livres que nous avons lu, que nous avons relu, que nous pourrions lire, ne pas lire, lire encore

que j’aurais dû lire

que je devrais lire

car il y a beaucoup de livres

que je n’ai pas lus

qu’il a lus et que

je devrais lire

il a raison

(il est vrai qu’il a commencé

avant moi

et pour ce qui est de lire il n’est pas une tortue

mais moi je ne suis ni lièvre ni Achille

et même si je l’étais je ne le rattraperais pas comme l’a montré autrefois monsieur Zénon
«Zénon, crier Zénon», démon zélé!) [J.R.]

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Roubaud

Jacques

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Roubaud

Jacques

Mathématique : (Récit)

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dimanche 23 mars 2025

Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go - Pierre Lusson, Georges Perec, Jacques Roubaud

Dans le chapitre 3 du Genji Monogatari de Murasaki Shikibu, roman japonais écrit aux environs de l’an mil par une femme, et l’un des quelques chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, le héros, l’éblouissant prince Genji, amoureux de la belle Utsusemi, épouse du gouverneur de province Yo No Kami, s’est introduit en fraude dans les appartements de celle-ci avec la complicité du jeune frère d’Utsusemi. Caché derrière une tenture, il épie Utsusemi et son amie Nokia No Ogi absorbées dans une partie acharnée de GO. [G.P.]

Il y a déjà longtemps, un ami avait tenté de m'initier à cette merveilleuse, intrigante et exaltante activité qu'est le go. Le succès a été mitigé sur le long terme, mais j'en conserve un agréable souvenir et j'ai toujours gardé espoir de pouvoir m'y abandonner de façon décontractée et ludique. 

Dans mon parcours parmi les multiples œuvres de Perec, je n'avais pas encore croisé cette contribution à ce manuel d'initiation au go et je m'en voulais qu'elle n'ait pas encore fait partie de mes lectures. Mon écart est maintenant comblé et je me suis plongé avec plaisir dans ce qui constitue à n'en point douter le premier traité en français s'intéressant à l'essor du go et à son introduction en France en présentant de façon agréable aux novices les règles et les stratégies de base du jeu de go. Mais, ces trois amis que sont Lusson, Perec et Roubaud, ne se sont pas empêchés, d'y introduire, tels des potaches assumés, l'humour par des calembours un peu gros, des invectives adressées aux joueurs d'échecs, des pas de côté et des digressions. Cela n'est pas pour déplaire. Cette légèreté ne nuit pas à la mission que se sont donnée les auteurs d'inviter à la découverte de l'art subtil du GO.

La beauté du GO, la fascination qu’il exerce, l’intense émotion qu’il suscite, l’exaltation qu’il provoque viennent du mystère, des mystères qui, à tout instant, à tout niveau, au début ou à la fin de la partie, chez un joueur débutant comme chez un joueur exercé, accompagnent chaque coup, chaque échange.
Ce mystère, cette émotion qui fait que la main a peine à ne pas trembler quand elle pose sa pierre ; cette fascination qui naît lentement puis s’impose à jamais jusqu’à devenir obsession, sinon angoisse, cette beauté ultime qui à tout instant anime l’espace inerte où les adversaires s’affrontent de toute la sauvagerie des escarmouches locales, de toute la quiétude des espaces protégés, de toute la subtilité des pièges longtemps ourdis, déployant dans l’espace et dans le temps le sortilège de figures aux mille renversements, nous aimerions ici, maintenant, un instant, les faire partager, savoir en parler; mais, novices parmi les novices, sachant trop qu’une vie entière ne suffira pas à nous faire percevoir le quart des subtilités dont le GO s’accompagne, nous subissons cette fascination sans pouvoir la dire. 
[G.P.]

Lecteur, il te faut dominer ta concupiscence naturelle, l’enchaîner dans les fers de la droite raison et de la prudence serpentine! En cette conjoncture la force brute n’y a point place. La présomption non plus. [G.P.] 

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