samedi 18 juillet 2020

L’avortement , une histoire romanesque en 1966 - Richard Brautigan


C’est une belle bibliothèque, parfaite de tempo, luxuriante et américaine. À l’horloge, il est minuit et la bibliothèque, profonde, est emportée, comme un enfant qui rêve, jusque dans l’obscurité de ces pages. [R.B.]
Richard Brautigan possède l’art de nous entraîner avec lui, comme Murakami, dans un monde qui, tout en étant proche de la réalité, comporte de petits éléments à la limite du fantastique, à la marge de l’absurde, dans un univers qui fait douter, qui crée un certain malaise, mais qui fascine. Ici, le tout débute dans une bibliothèque un peu particulière, une bibliothèque qui a, depuis, fait parler d’elle, en d’autres espaces, en d’autres lieux et en d’autres réalités que celle du livre. La bibliothèque que Brautigan met en scène dès la première page du livre est une bibliothèque qui reçoit tous les manuscrits que les auteurs, professionnels, amateurs ou en devenir, peuvent vouloir lui apporter. Le manuscrit sera classé et mis à disposition sur les étagères de cette bibliothèque fictive. «L’auteur [...] grand et blond, avec une longue moustache jaune qui lui [donne un] air anachronique »,  Richard Brautigan lui-même, y aurait déposé des manuscrits. Depuis, l’idée a fait son chemin, et la bibliothèque a pris forme dans la réalité en 1990 à Burlington, Vermont et a depuis déménagé ses pénates à Vancouver, Washington, où elle loge dorénavant (http://www.thebrautiganlibrary.org/index.html). David Foenkinos, dans Le mystère Henri Pick, en a aussi imaginé une nouvelle incarnation à Crozon en Bretagne où une bibliothèque réserve un certain rayonnage aux projets de livres voués à l’oubli.

Il y a donc cette bibliothèque, les gens qui viennent y déposer le résultat de leurs nuits d’écriture, mais surtout, le bibliothécaire qui l’habite et une jeune et belle femme, Vida, qui fera un peu plus qu’y laisser le manuscrit du livre qui parle de sa relation à son corps. Si L’avortement débute dans un huis clos où le rythme de la vie bat selon les intervalles entre les tintements de la cloche sonnée pour annoncer l’arrivée d’un nouveau manuscrit, le conte et sa poésie toute particulière prennent l’allure d’un roman de route et de voyage car, en 1966, pour qu’un avortement soit pratiqué, on devait se déplacer dans une contrée où les règles étaient moins strictes. Mais, que ce soit dans le huis clos ou la narration du déplacement vers le Mexique, c’est l’écriture de Brautigan ensorcelant le quotidien qui nous ramène à la littérature.
Au bout d’un moment, nous étions dans un tel état de décontraction qu’une agence aurait pu nous faire passer pour un champ de pâquerettes et nous mettre en location. [R.B.]
« Ce que vous êtes belle, ce matin, dit Foster. Vous ressemblez à un rêve que je n’ai pas encore fait. » [R.B.]
Le thème de base du restaurant était le rouge et le jaune, accompagnés d’une surprenante quantité de jeunes et le tintamarre des assiettes. [R.B.] 
Je tenais Vida par la taille. Elle allait bien. Juste un peu faible. « Comment te sens-tu? » lui ai-je dit. « Très bien, a-t-elle dit. Juste un peu faible. » [R.B.] 
Appréciation : 4/5
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Sucre de pastèque et La pêche à la truite en Amérique 
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Un privé à Babylone

samedi 11 juillet 2020

Déchéance de rationalité - Gérald Bronner

Chacun se souvient de ce qu’il faisait lors des attentats du 11 septembre 2001. [G.B.]
De Gérald Bronner, j’avais lu avec intérêt La démocratie des crédules ainsi que quelques interventions dans des magazines. Tout cela se faisait sur le ton assez neutre de l’essai. Avec Déchéance de rationalité, le sociologue s’adresse à nous sur un ton plus personnel pour narrer une expérience où il quitte le rôle d’observateur de la société pour y intervenir de façon directe dans le cadre de la tentative de mise en place d’un centre de déradicalisation, centre qui n’aura accueilli que neuf jeunes avant de fermer ses portes moins d’un an plus tard. Bronner croit à l’utilité d’un tel centre et s’y engage pour rencontrer sur une base régulière les jeunes qui y séjournent de façon volontaire. Il cherche, par ses interventions et ses analogies, à les amener à déconstruire eux-mêmes leurs fausses croyances en leur rappelant, notamment, qu’on a tous pu « croire à des choses folles sans être fou » pour autant.  Cette importante expérience n’aura toutefois pas les appuis gouvernementaux nécessaires et les oeillères de la bureaucratie auront tôt fait d’en freiner les élans.

Par ce témoignage, face à la désinformation, face à la démagogie, face à l’impérialisme de la crédulité, Gérald Bronner fait un appel à la militance citoyenne pour défendre la rationalité dans le débat public.
Si par quelques improbables et méchants hasards de l’histoire nous avions pu mettre en application nos principes de vie sociale lisses et purs comme la perfection, l’humanité aurait probablement disparu... [G.B.]
Appréciation : 4/5
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11/01/2021


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jeudi 2 juillet 2020

Un automne de Flaubert - Alexandre Postel

À son entrée dans Concarneau, Flaubert crève de sommeil et de faim. [A.P.]
Après Le vol de la Joconde ou Marx dans le jardin de Darwin, notamment, je poursuis mes lectures d’œuvres où l’auteur s’inspire de faits véridiques et historiques pour créer une trame, des dialogues, des moments qui n’ont peut-être pas existé dans la fenêtre d’espace-temps que nous occupons, mais qui, on peut imaginer, occupent une place dans l’un ou l’autre des univers parallèles créés par diverses bifurcations de la réalité. Cette fois-ci, c’est Alexandre Postel qui nous fait vivre l’une des dernières saisons de Gustave Flaubert. Il est las, inquiet par certains problèmes financiers, en panne d’écriture, sa santé est fragile, il demeure triste, mélancolique. Il quitte vers la mer, pour s’y baigner et partager de bons moments avec son ami Georges Pouchet, un naturaliste qui a monté, à Concarneau, un petit laboratoire de dissection d’animaux marins.
Même agitée, la mer accorde toujours le repos à celui qui la regarde. [A.P.] 
Flaubert s’abandonne, puis, au gré des marches et des baignades, une certaine énergie semble revenir. Elle fait revivre les idées qui lui permettront de se remettre à l’écriture d’un conte, au moyen d’ajouts et de corrections multiples. Ce sera donc les premières versions de La Légende de saint Julien l'Hospitalier et un retour sur l’histoire des deux bonshommes que sont Bouvard et Pécuchet.
Son pas est lent, son souffle court, et son esprit, loin de s’ouvrir aux forces et aux flux du monde, se resserre sur les menus accidents du chemin, une racine glissante, une roche instable, une ronce à écarter. [A.P.]
Postel rend avec grâce ces instants dans la vie de Flaubert et son écriture permet de nous plonger nous-mêmes dans ces moments bretons, sentir l’air salin et voir l’inspiration renaître sous la plume du maître.

Appréciation : 4/5

mercredi 17 juin 2020

Les anarchiques, Histoires d'un siècle disparu - Vahé Légende

Tel Grandgousier qui se chauffait les couilles « à beau, clair et grand feu », en contant en famille les belles histoires du temps jadis, et pour capter votre attention, nous allons suivre sans plus tarder une ombre, un fantôme. [V.L.]
L’incipit promettait, la quatrième de couverture également, mais à mi-chemin, je me suis surpris à abandonner cette lecture. Cela m’arrive rarement, mais voilà que l’écriture déjantée de l’auteur n’est pas allée chercher mon adhésion. J’aimais l’intention. Je me suis toutefois senti englouti sous la verve anarchique et inventive, il faut le reconnaître, de Légende. Après quelques chapitres, n’ayant pas trouvé la clef ni l’espoir de la repérer au loin, j’ai opté pour faire valoir un des droits inattaquables du lecteur et je suis passé à une autre lecture qui sera plus accueillante.

Appréciation : 1/5

samedi 13 juin 2020

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau - Georges Perec

Un cabinet d’amateur, du peintre américain d’origine allemande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie, dans le cadre de la série de manifestations culturelles organisée par la communauté allemande de la ville à l’occasion des vingt-cinq ans de règne de l’empereur Guillaume II. [G.P.]
Lu pour la première fois en 1988, c’est à une relecture de ce roman que je me suis adonné ces jours derniers. Voilà une oeuvre hypnotique et ensorcelante qui engage le lecteur dans un maelström de descriptions, dans un tourbillon d’analyses de tableaux, dans une débauche de listes, de catalogues et de répertoires. C’est à une histoire de l’art pictural que nous convie Perec avec ce tableau qui en contient une multitude y compris lui-même, une vraie histoire de l’art du faux mêlée à une fausse histoire du vrai dans l’art. J’ai été entrainé dans ce courant jusqu’à la dernière phrase. Je demeure bouche bée devant cette invention, devant cette mise en abîme picturale et romanesque.
Nombreux sont sans doute les visiteurs qui tiendront à comparer les oeuvres originales et les si scrupuleuses réductions qu’en a données Heinrich Kürz. Et c’est là qu’ils auront une merveilleuse surprise : car le peintre a mis son tableau dans le tableau, et le collectionneur assis dans son cabinet voit sur le mur du fond, dans l’axe de son regard, le tableau qui le représente en train de regarder sa collection de tableaux, et tous ces tableaux à nouveau reproduits, et ainsi de suite sans rien perdre de leur précision dans la première, dans la seconde, dans la troisième réflexion, jusqu’à n’être plus sur la toile que d’infimes traces de pinceaux : Un cabinet d’amateur n’est pas seulement la représentation anecdotique d’un musée particulier ; par le jeu de ces reflets successifs, par le charme quasi magique qu’opèrent ces répétitions de plus en plus minuscules, c’est une oeuvre qui bascule dans un univers proprement onirique où son pouvoir de séduction s’amplifie jusqu’à l’infini, et où la précision exacerbée de la matière picturale, loin d’être sa propre fin, débouche tout à coup sur la Spiritualité vertigineuse de l’Éternel Retour. [G.P.]

Appréciation : 4,5/5 

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