dimanche 8 mars 2020

Quasi-lipogramme en A minor ou La réintroduction - Emmanuel Glais

Début septembre, en Europe, c’est le retour des bouteilles consignées. [E.G.]
Un cri! Voici comment m'est proposé ce récit! Voici comment ce texte m'est révélé. Un cri où une lettre est perdue, détournée, envolée. L'objet du conte est tout de même ce cri d'une personne en devenir, d'un être en essor, qui cherche, qui se cherche, qui court vers une vie, vers une existence et un sens. Une lettre perdue qui, elle, donne un style tout en énergie, tout en rythme. Preste et vif comme le flux de pensée d'une jeunesse remuée, fugitive et bohème, tel le flot d'un printemps inconnu et inédit, en rupture et en quête de soi, une poursuite ininterrompue vers l'extérieur, vers dehors, outre Montfort-sur-Meu. Un cri, donc, et l'oeil d'un jeune homme sur une société qui se meurt.

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J'ai aimé cet exercice qui a dépassé la contrainte pour nous transposer en toutes lettres ce que le protagoniste vit de ces quelques saisons, de ces quelques trimestres, de ses tribulations à la recherche d'appareils délaissés jusqu'à l'enchevêtrement de ses relations.
Si tu venais à poursuivre, Hubert-Félix te décevrait. Parfois, il vaut mieux ne pas savoir. De toute façon, il n’y a jamais eu d’intrigue et c’est volontaire, je ne suis pas un intrigant. [E.G.]

Appréciation : 4/5 

dimanche 1 mars 2020

La montagne magique - Thomas Mann

Un jeune homme simple quitta sa ville natale de Hambourg, au plus fort de l’été, pour se rendre à Davos, dans le canton des Grisons. Il partait pour trois semaines, en visite. [T.M.]
Ce livre faisait partie depuis longtemps de ma pile de livres à lire (PAL). Il y a quelques années, on m'avait fortement conseillé ce roman classique. Sa lecture s'est étendue sur un bon moment, elle fut entrecoupée de pause plus ou moins longue et de reprise toujours enthousiaste. Le monde décrit dans cette oeuvre particulière est un univers hors du temps. Sis sur une montagne près de Davos, la société créée par Thomas Mann loge à l'intérieur et autour d'un sanatorium. Le protagoniste du roman, le jeune ingénieur Castorp, vient y visiter son cousin. Il est fasciné par le milieu particulier que constituent les « gens d'en haut ». Atteint lui aussi d'un mal indéfini, il y demeurera sept ans. Ces sept années seront des années d'apprentissage, des années où Castorp découvre la vie, le monde, les amours, la philosophie, la dialectique, les débats internes, la spiritualité, l'amitié, la mort et tout cela à travers la lorgnette très spéciale que représente le sanatorium. La microsociété étalée ici est envoutante. Que ce soit au travers la relation faite de séduction et d'érotisme qu'Hans établit avec Clawdia Chauchat ou celle d'étudiant face à un mentor comme Lodovico Settembrini, que ce soit comme spectateur des débats philosophiques qu'entretiennent Naphta et Settembrini, ou au travers la fidélité d'une amitié avec son cousin Joachim, Hans Castorp se construit une identité. La Montagne Magique n'est, ni plus ni moins, qu'un microcosme du monde, un laboratoire où Thomas Mann s'essaie à différentes théories sur la communauté de l'époque, une société qui se dirige, sans alternative, vers la Première guerre.

La lecture de La Montagne Magique n'est pas simple mais le style de Mann, le charme de ce monde fermé, le regard sur la société et la réflexion qu'elle suggère font de ce classique une oeuvre marquante qui s'imprègne dans la mémoire du lecteur et qui le fait grandir comme Castorp lui-même. 

Le nombre de citations que j'aurais voulu tirer de cette oeuvre mémorable est impressionnant. J'en glisse quelques-unes ici.
Eh oui, c'est une chose mystérieuse que le temps, et difficile à concevoir clairement! [T.M.]
Non seulement l'humanisme, mais l'humanité en général, la dignité humaine et l'estime de soi-même étaient indissociables du verbe et de la littérature.  [T.M.]
Ici, il y avait une autre notion du temps que celle qui avait cours pendant les séjours de vacances et les cures thermales: le mois était, en quelque sorte, la plus petite unité de temps, et un seul n'entrait pas en ligne de compte... [T.M.] 
Il demanda à Hans pourquoi, s'il voulait lire ce genre de littérature, il n'en avait pas emprunté au docteur, qui devait sûrement en avoir un bon assortiment, et Hans répliqua qu'il voulait les avoir en sa possession, et qu'on lisait tout autrement lorsqu'un livre vous appartenait; il aimait du reste les annoter, les souligner. [T.M.] 
[...] la vie était une prolifération, un épanouissement et une élaboration de formes à partir d’une bouffissure faite d’eau, de protéines, de sel et de graisse qu’on appelait la chair, et qui devenait la forme, l’image sublime, la beauté, tout en incarnant la sensualité et la concupiscence. [T.M.]
- À quoi sert la politique, sinon à fournir aux uns et aux autres l'occasion de commettre des entorses à la morale? [T.M.]
Pratiquer les mathématiques, je vous le dis, c’est le meilleur remède contre la concupiscence. Le procureur Paravant, qui était drôlement porté sur la bagatelle, s’est lancé là-dedans ; il s’occupe maintenant de la quadrature du cercle et en est très soulagé. [T.M.]
Du reste, qu'est-ce que c'était cette histoire de « situation »? Pour se trouver dans une situation donnée, il fallait être sis et non debout, pour donner au mot son sens véritable et adéquat, et non simplement métaphorique. [T.M.] 
[...] dans la brume matinale glaciale, dure comme un cri de corneille... [T.M.] 
[...] Naphta [...] demanderait sans doute comment des points dépourvus d'étendue parviennent, à eux seuls, à former une ligne... [T.M.] 
Enfin, la traductrice de cette nouvelle livrée de La Montagne Magique a résumé en postface son regard sur l'oeuvre. J'y ai trouvé une description qui démontre bien l'ampleur du projet et son universalité. Voilà la raison pour laquelle on ne peut rester insensible à sa lecture.
Pilier de l’édifice littéraire, trait tiré sur le passé, autobiographie déguisée, somme philosophique, parodie du roman de formation, roman du temps, monstre composite, à la fois faustien et wagnérien, danse macabre, démonstration par l’absurde, radioscopie d’une société en pleine déchéance physique et morale, thérapeutique visant à lui faire recouvrer la santé, La Montagne magique substitue à l’homogénéité de l’action un assemblage de pans narratifs et informatifs illustrant le refus de s’inféoder à un certain conformisme littéraire ou, politiquement parlant, à une idéologie. [la traductrice Claire de Oliveira en Postface]

Appréciation : 4,5/5 

mercredi 26 février 2020

Encre sympathique - Patrick Modiano

Il y a des blancs dans cette vie, des blancs que l’on devine si l’on ouvre le « dossier » : une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps. [P.M.]
Le personnage principal de ce roman, Jean Eyben, a déjà oeuvré pour une agence de détectives, l'agence Hutte (ne serait-ce pas celle qui intervient dans Rue des boutiques obscures?). Un vieux dossier peu documenté refait surface des années plus tard. C'est celui de Noëlle Lefebvre. Voilà l'occasion pour Modiano de nous faire déambuler dans un arrondissement de Paris, de nous transporter dans un univers appartenant aux années 60, de nous envelopper d'une douce mélancolie accompagnant la musique de ses mots, et, hors du temps, d'orienter nos réflexions vers les interstices de nos vies, les petits espaces par lesquels s'écoulent la mémoire et le souvenir.

Je me suis peu frotté à l'oeuvre de Modiano, mais avec cette nouvelle expérience, j'ai retrouvé le plaisir de reconnaître l'auteur qui m'avait entraîné dans une quête de soi jusqu'à la Rue des boutiques obscures à Rome.
Jamais Paris ne m'avait semblé aussi doux et aussi amical, jamais je n'étais allé si loin dans le coeur de l'été, cette saison qu'un philosophe dont j'ai oublié le nom qualifiait de saison métaphysique. [P.M.] 
Et cela, je l'éprouvais chaque fois que je m'aventurais sur des chemins de traverse afin de pouvoir ensuite écrire noir sur blanc mon itinéraire, chaque fois que je vivais une autre vie - en marge de ma vie.  [P.M.]
Mais vous avez beau scruter à la loupe les détails de ce qu'a été une vie, il y demeurera des secrets et des lignes de fuite pour toujours. [P.M.] 
Appréciation : 4/5
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dimanche 23 février 2020

L'énigme des premières phrases - Laurent Nunez

Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ? [L.N.]
Autrefois, naguère, alors étudiant au collégial, dans un cours de littérature, on m'a demandé, plus d'une fois, d'interpréter des oeuvres, d'exprimer ce que l'auteur a bien pu vouloir dire dans le texte qu'il nous a livré. Je me suis toujours opposé à cette façon d'aborder un texte, prétextant que chaque lecture est en elle-même une oeuvre de création et qu'il n'existe donc pas d'interprétation canon d'un roman, d'un poème ou de toute oeuvre écrite. Je me souviens qu'en équipe, nous avions eu à présenter la lecture d'une oeuvre poétique. Après que nous en ayons fait la lecture à haute voix, l'enseignante nous en réclamait l'analyse. Nous avons alors refusé de fournir une analyse autre que celles que chacun des auditeurs de la classe avait spontanément faites à l'écoute du texte. Je ne crois pas que ce fut bien reçu de la part de l'enseignante.

Tout cela pour dire que l'analyse littéraire formelle, scolastique et dogmatique ne m'intéresse point. Mais le jeu auquel se livre Laurent Nunez dans L'énigme des premières phrases est tout autre, même s'il emprunte à l'analyse littéraire le langage ainsi que la forme. Cela est réalisé avec une approche ludique telle que la réception ne peut qu’en être teintée. C’est donc avec une ouverture de bon aloi que je me permettais de passer d’un chapitre à l’autre, d’une décortication de première phrase à une autre, de « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » de Camus à « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. » de Queneau. Nunez détricote ces incipits connus ou d’autres qui le sont moins, en cherchant de mot en mot, littéralement, un sens que le lecteur qu’il est peut lui attribuer et relire ainsi l’œuvre entière dans le germe que constitue cette première phrase. Certains y voient peut-être une oeuvre d’érudition, j’ai voulu y voir une expédition jubilatoire dans l’univers littéraire. Collectionneur à mes heures de premières phrases, je ne pouvais d'aucune façon y être insensible.
« Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. » [Flaubert dans Bouvard et PécuchetFlaubert déploie devant nos yeux une causalité parodique [...], l’écrivain se moque visiblement de la facilité qu’a l’esprit humain de créer des liens, de trouver des prétextes à tout, et de croire nécessaire ce qui n’est que possible. [L.N.]

Appréciation : 4/5 


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mercredi 5 février 2020

Comment parler des lieux où l'on n'a pas été? - Pierre Bayard

Les inconvénients des voyages ont été suffisamment étudiés pour que je ne m'attarde pas sur ce sujet. [P.B.]
Suivant l'esprit de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?, Pierre Bayard s'attaque ici aux lieux. Évidemment, Bayard étant fidèle à sa mission, il s'agit des lieux principalement présents dans la littérature. Voici donc « différentes manières de ne pas voyager » à l'usage de celles et ceux que Bayard nomme les voyageurs casaniers. On aura droit à des autobiographies d'auteurs qui n'ont pas eu l'heur de visiter les lieux qu'ils décrivent, à des essais écrits par des gens qui ne se sont pas rendus aux emplacements qui font l'objet de leur texte, à des écrivains mythomanes et à divers cas où la littérature a créé des univers fictionnels au grand plaisir, souvent, des lecteurs que nous sommes. De Marco Polo à Emmanuel Kant, de Chateaubriand à Édouard Glissant qui décrit l'île de Pâques, Bayard nous transporte et nous trimballe en nous chavirant et nous emballant. Il a encore frappé juste avec cette incursion dans le monde du voyage sans déplacement.

Le fait que des écrivains, et, au-delà, de nombreux essayistes placés dans des situations où ils sont conduits à forger des fictions, parviennent à rendre réels des lieux qu'ils ne connaissent pas et à leur conférer une forme plausible d'existence pose en effet la question de savoir de quelle nature est l'espace dont traite la littérature et comment celui-ci parvient à trouver place dans le langage. [P.B.]
J’ai mêlé bien des fictions à des choses réelles, et malheureusement les fictions prennent avec le temps un caractère de réalité qui les métamorphose. [Chateaubriand cité par P.B.] 
Le pays de bric et de broc que construit Psalmanazar avec l’appui de ses auditeurs bienveillants montre bien qu’il joue, comme de nombreux voyageurs casaniers, non pas avec l’espace géographique réel auquel la science a affaire, mais avec un espace aberrant, qui est celui-là même qu’invente la littérature pour décrire le monde. [P.B.] 
Pierre Bayard, pour la librairie Mollat, a présenté ici son ouvrage : http://bit.ly/2QFap5Z

Appréciation : 4/5
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