vendredi 7 septembre 2018

Les Yeux bleus de Mistassini - Jacques Poulin

Ce matin-là, des nappes de brume avaient envahi la rue Saint-Jean. [J.P.] 
L'univers de Jacques Poulin est un univers fait de tendresse, de petits moments, de découvertes, de parcours initiatiques, de sagesse transmise, d'amour des livres et de la littérature. Jack Waterman (c'est un nom de plume) est un auteur qui fait aussi traducteur. Il tient dans le Vieux-Québec une librairie particulière où les clients et les itinérants viennent se réchauffer autour d'un feu, où les jeunes lecteurs sans le sou se voient offrir des livres à dérober, où les recueils de poésie récitent leurs vers ça et là dans les rayons. Jimmy, un étudiant en lettres, attiré par un livre en vitrine, se liera avec le vieux Jack. Sa soeur Mistassini et lui deviendront en quelque sorte les dépositaires des projets de Jack. C'est Jimmy qui est le narrateur attentionné de ce magnifique conte de Jacques Poulin. Je reste toujours séduit par le style dépouillé, la scène des rues de Québec, les personnages récurrents et l'amour que témoigne Poulin à l'égard des livres. 
Le rêve est très utile, c’est même la meilleure façon d’apprivoiser la réalité. [J.P.]
... il échafaudait lui-même une théorie suivant laquelle les œuvres littéraires étaient, contrairement aux apparences, le fruit d’un travail collectif. [J.P.]
Et pour ma part, toute cette beauté qui se déployait à perte de vue me donnait le sentiment que, dans l’ordre des choses du cœur, le Québec était mon pays. [J.P.]
Elle avait fait une vitrine d’été dont elle était assez contente. Avec l’accord de Jack, elle avait mis en montre non pas les livres pratiques et les romans légers que les journalistes conseillaient de «glisser dans les sacs de plage», mais plutôt des livres de philo, des études sérieuses et des romans difficiles, estimant que, pendant leurs vacances, enfin libérés des contraintes du travail et de l’abrutissement de la télé, les gens étaient mieux préparés à lire les ouvrages importants qu’ils avaient laissés de côté pendant l’année. [J.P.]
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Jacques
L’anglais n’est pas une langue magique
Poulin
Jacques
L’homme de la Saskatchewan 
Poulin
Jacques
La traduction est une histoire d’amour
Poulin
Jacques
Un jukebox dans la tête 

mercredi 15 août 2018

Le Traquet kurde - Jean Rolin

Une jonchée de petits oiseaux morts, inodores, vidés de leurs entrailles et bourrés de coton, les yeux blancs, les couleurs de leur plumage un peu ternies, sans doute, mais pas au point que l'on ne puisse reconnaître dans ses dépouilles les choses vivantes qu'elles ont été. [J.R.] 
Voilà un livre particulier. On ne sait sur quelle étagère le classer. On ne sait s'il s'agit d'un roman, d'une autofiction, d'un essai ornithologique ou historique, d'un conte qui jongle avec la réalité, d'une histoire qui se faufile dans la géographie, d'un récit journalistique, d'une narration d'un féru d'observation d'oiseaux ou d'un peu de tout cela.

Un spécimen du traquet kurde, un oiseau établi normalement sur les hauteurs du Kurdistan, est aperçu en 2015 dans le Massif central. Jean Rolin le suivra dans le temps et l'espace et on se déplacera avec lui de l'Auvergne au Moyen-Orient, du XIXe au XXIe siècle, des balbutiements de l'identification des oiseaux à la science ornithologique d'aujourd'hui, du traquet kurde à la mésange bleue, de l'aventure de quelques collectionneurs excentriques aux élucubrations de certains espions britanniques, de Birds of Arabia de Meinertzhagen à The Fall of a Sparrow de Ali, des comportements des ornithologues modernes aux attitudes discutables des pionniers de l'identification et de la taxonomie aviaire.

Jean Rolin connait bien le monde ornithologique et il s'insinue par ce récit dans des dédales qui ne sont pas banals et qui parfois frôlent le burlesque. Surprenant texte qui s'étale sur un peu moins de 200 pages et dont on sort tout de même un peu étourdi avec une multitude de questions et le désir insatiable de croiser un jour Oenanthe xanthoprymna.
Le sirli du désert, cependant, a un chant très étrange, inquiétant parce que vaguement anthropomorphe, un peu comme cette bouscarle des Palaos dont on a pu écrire que son chant évoquait les vains efforts d'un idiot pour jouer de la flûte. [J.R.]

dimanche 29 juillet 2018

Comme un roman - Daniel Pennac

[Archives mars 1992]

Le verbe lire ne supporte pas l'impératif. [D.P.]
L'accueil de ce livre dans le public des lecteurs a bien été mérité. Il s'agit d'un essai merveilleux et je le livrerais ici de tout son long en extraits.
Oui le charme du style ajoute au bonheur du récit.
... un jeu qui durera toute l'année : capter et retenir les premières phrases ou les passages préférés d'un roman qui nous a plu... 
La liberté d'écrire ne saurait s'accommoder du devoir de lire.  
Les droits imprescriptibles du lecteur : 1. Le droit de ne pas lire.  2. Le droit de sauter des pages.  3. Le droit de ne pas finir un livre.  4. Le droit de relire.  5. Le droit de lire n'importe quoi.  6. Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible).  7. Le droit de lire n'importe où.  8. Le droit de grappiller.  9. Le droit de lire à haute voix.  10. Le droit de nous taire.
Comme un roman est un petit ouvrage que je relirai encore plein de fois, un petit ouvrage qui n'a pas fini d'étendre son influence sur ma lecture, sur mes lectures, qui m'a donné le goût de lire à haute voix, le goût de lire Madame Bovary, le goût de me laisser des traces de mes lectures, le goût de me laisser envahir par des écrits, par des styles de tous genres et de poursuivre ma découverte de l'univers multiforme des livres.
Ce professeur-là n'inculquait pas un savoir, il offrait ce qu'il savait. 
Ce que nous avons lu de plus beau, c'est le plus souvent à un être cher que nous le devons. Et c'est à un être cher que nous en parlerons d'abord.
Dès que que se pose la question du temps de lire, c'est que l'envie n'y est pas. Car, à y regarder de plus près, personne n'a jamais le temps de lire.
Le lecture ne relève pas de l'organisation du temps social, elle est, comme l'amour, une manière d'être.
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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Pennac
Daniel
Journal d’un corps

dimanche 22 juillet 2018

Au café existentialiste. La liberté, l'être et le cocktail à l'abricot - Sarah Bakewell

On dit parfois que l'existentialisme est plus un état d'âme qu'une philosophie. [S.B.]
Sarah Bakewell qui m'avait séduit avec Comment vivre ? : une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse aborde ici un pan totalement différent de l'histoire de la philosophie avec, toutefois, une approche semblable, présenter les idées à travers les gens, à travers les expériences de vie de ces protagonistes, à travers la société qui a permis l'éclosion de ces notions ou de ces concepts. J'étais curieux de voir comment se traduirait ce contact avec l'existentialisme. Le premier chapitre, dont le titre, à la manière des romans-feuilletons du XIXe siècle, est très descriptif (L'existentialisme, quelle horreur! Où trois personnes boivent des cocktails à l'abricot, d'autres s'attardent à parler de liberté, et plus encore de changer leur vie. On se demande aussi ce qu'est l'existentialisme.), m'a enchanté. La naissance de l'existentialisme, survenant à la table d'un bar de la rue du Montparnasse à Paris, y ait joliment décrite. Les trois jeunes philosophes qui sont ici attablés, ce sont Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Ce dernier, de retour de Berlin, faisait part à ses comparses d'une découverte qu'il y avait faite, une philosophie du nom de phénoménologie. Sartre, s'emparant de ce concept, le relit, le réinterprète, l'applique à la vie des gens et permet l'éclosion d'une nouvelle philosophie, l'existentialisme moderne. 
« Tu vois, mon petit camarade », dit Aron à Sartre, ainsi qu'il l'appelait affectueusement depuis leurs études, « si tu es un phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail et c'est de la philosophie! [S.B.] 
Il n'y a pas de voie toute tracée qui mène l'homme à son salut. Il lui faut sans cesse inventer son chemin. Mais, pour l'inventer, il est libre, responsable, sans excuse, tout son espoir est en lui. [J.-P. Sartre cité par S.B.]
Sarah Bakewell, à ma grande surprise, présente un roman que j'ai lu et apprécié, La Mezzanine de Nicolas Baker, comme un roman foncièrement phénoménologique. Et puis, en y repensant, en comprenant un petit peu mieux ce qu'est la phénoménologie, j'adhère à cette idée. La réflexion qui s'enclenche lorsque le protagoniste du roman casse son lacet alors qu'il le tirait dans le but de le nouer est une réflexion de type phénoménologique et cette réflexion s'étend sur l'ensemble du roman et de ses notes de bas de page.

Quelques pages plus loin, l'auteure, en faisant référence à une conférence que Heidegger fit en 1929 à la station alpine de Davos, mentionne qu'il s'agit là du décor du roman de Thomas Mann La Montagne magique, roman publié en 1924, que Heidegger avait lu et qui est en ce moment sur ma table de lecture...
Dans la tradition qu'ils [les stoïciens et les épicuriens] ont transmise, la philosophie n'est plus une poursuite purement intellectuelle ni une série d'astuces pratiques à bon compte, mais une discipline pour s'épanouir et accomplir une vie pleinement humaine, responsable.  [S.B.]
Que peut signifier dire que quelque chose est ? La plupart des philosophes avaient négligé la question ; l'un des rares à la poser fut Gottfried von Leibniz qui, en 1774, la présenta ainsi : « Pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ? » [S.B.]
Sarah Bakewell va même jusqu'à citer une blague adaptée d'un texte d'Ernst Lubitsch : « Jean-Paul Sartre entre dans un café, et le garçon lui demande ce qu'il souhaite : « Un café avec du sucre, mais sans crème. » Le garçon s'éloigne, puis revient en s'excusant : « Désolé, monsieur Sartre, nous n'avons plus de crème. Que diriez-vous d'un café sans lait?»
En politique comme en toute chose, la bonne direction, pour Sartre, est toujours d'avancer, même si cette route vous oblige à des virages en épingle et que vous allez trop vite pour garder la pleine maîtrise des choses. [S.B.]
Les Anglais étaient habitués aux idées nées d'un monde « où l'on joue au cricket, où l'on fait des cakes, où les décisions sont simples, où l'on se souvient de son enfance, où l'on va au cirque », alors que les existentialistes venaient d'un monde dans lequel on commet de grands péchés, tombe amoureux ou adhère au Parti communiste. Au fil des années 1950, cependant, les jeunes Anglais s'aperçurent que le péché et la politique pouvaient être plus amusants que les gâteaux. [Iris Murdoch citée par S.B.]
Plusieurs pages sont consacrées à Simone de Beauvoir et cela est d'un grand intérêt. Et, en parlant de Simone de Beauvoir, l'auteure conclut :
Outre son travail dans le champ du féminisme et de la fiction, dans ses écrits philosophiques elle explora comment les deux forces de la contrainte et de la liberté jouent au fil de nos vies, alors que chacun de nous devient lentement soi-même. 
Pour se faire une idée de l'approche de Sarah Bakewell lorsqu'elle aborde l'existentialisme, on peut écouter une intéressante entrevue qu'elle a accordée dans le cadre de l'émission Les chemins de la philosophie sur France-Culture : https://buff.ly/2kn41PE

Pour ma part, bien que je dois avouer que, sur l'ensemble des chapitres, ceux consacrés à Husserl ou à Heidegger, m'ont paru plus difficiles d'approche, mes connaissances préalables étant à ce titre plus minces, je ne regrette d'aucune façon l'ensemble de cette lecture qui m'a ouvert sur d'autres univers, qui m'a permis de mieux situer ce mouvement et l'image qu'on pouvait s'en faire, qui m'a livré d'autres outils pour la réflexion et l'approche au monde.

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Sur Rives et dérives, on trouve également :

Bakewell
Sarah
Comment vivre ? : une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse 



mardi 17 juillet 2018

Mon cœur à l’étroit - Marie N’Diaye

C’est étrange d’avoir cette empreinte. J’ai écrasé la 4ème de couverture, il y a 10 jours maintenant. Et mon souffle est toujours aussi terreux.

Mon cœur à l’étroit de Marie N’Diaye, un livre-secousse. 
L’histoire d’un couple d’enseignants bien sous tous les angles, les rebords et les rapports. Un modèle de normalité où tout semble bien pesé, mesuré. Rien ne dépasse. Nadia et Ange. Même dans leurs prénoms, il y a cette résonance.

Pourtant. Un jour. Pour rien, peut-être, les regards extérieurs sont distants, fuyants, haineux même. Nadia et Ange deviennent monstrueux.

La descente commence. La brume bordelaise capture Nadia, la perd, la dissout pendant qu’Ange s’achève dans le lit avec sa plaie gigantesque dont l’odeur me remue encore l’intérieur.

La puissance de l’écriture de Marie N’Diaye m'entraîne au-delà des frontières : je crois basculer sur de la SF mais en réalité c’est du polar, non du roman noir, des recettes de cuisine non c’est pas ça, je ne sais plus. La réalité ?

Tout dans ce livre se vit, la brume qui gonfle dans mon ventre, les questions qui frappent mon cœur de plus en plus fort, les personnages qui jouent des rôles aussi étranges qu’inquiétants, les plats cuisinés au scalpel, la ville qui me pousse à fuir mais en même temps je veux comprendre, je veux savoir. 
Oui, j’ai ce désir-là.

J’aime ce bouleversement, ce déséquilibre surnaturel, cette grâce qui fait danser les ombres épaisses entre les lignes.
Et je garde ce goût de terre dans mes yeux.