dimanche 23 novembre 2025

Vie et mort de Vernon Sullivan - Dimitri Kantcheloff

Reprenons depuis le début.
1946, donc.
Le 25 juin, pour être précis.
C'est un mardi et Boris Vian s'emploie à quelque activité à l'Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton. [D.K.] 
Vernon Sullivan, cet écrivain américain, auteur de polars sulfureux, est une créature de Boris Vian, un pseudonyme qui aura permis à ce dernier de publier, en se prétendant traducteur, quelques romans noirs qui se démarquaient par le style de ceux qu'il avait publiés sous son nom. Dimitri Kantcheloff nous offre donc le récit de cette aventure qui débute par un pari. La France d'après-guerre est alors sous le charme de culture américaine, de sa musique et de ses écrivains. Vian, découragé par l'insuccès de son roman poétique L'écume des jours, gage alors avec son éditeur qu'il peut, en dix jours, écrire un best-seller américain, un pastiche de roman noir, une histoire de vengeance sur fond de ségrégation raciale. Il lui en faudra quinze. Mais, au-delà de l’anecdote, ce qui se joue est une véritable mise en scène de l’identité littéraire, une comédie de masques où l’auteur se dédouble et se perd.

Le succès est immédiat, mais il entraîne son cortège de scandales. J’irai cracher sur vos tombes choque par sa crudité, attire la censure et finit par mener Vian devant les tribunaux. Le procès, relaté par Kantcheloff, devient un théâtre où l’on juge autant le livre que l'époque, où l’on tente d'encadrer l’imaginaire et de rappeler l’écrivain à ses responsabilités, comme si la fiction devait rendre des comptes. Vian, contraint de défendre un texte qu’il avait voulu pastiche, se retrouve pris au piège de son propre artifice. Le pseudonyme Sullivan, né d’un pari, se transforme en fardeau : il incarne le succès autant que la condamnation.

Vie et mort de Vernon Sullivan raconte ainsi une époque où la littérature pouvait encore déclencher des tempêtes. Vian, poète touche-à-tout, aura trouvé dans Sullivan un double qui l’a propulsé, mais aussi détruit. Kantcheloff exprime habilement cette dualité avec une plume vive, et nous rappelle que, derrière le scandale, il y a toujours un homme qui écrit et qui doute.

Et se rappelant soudain une activité urgente – un rendez-vous professionnel, l’écriture d’un article ou quelque dîner mondain, allez savoir –, il s’excuse de devoir quitter si vite son vieil ami, salue celui-ci d’une tape dans le dos et s’en va à grandes enjambées vers la sortie du jardin, riant à l’idée – et au bon mot – d’avoir laissé derrière lui, Raymond penaud. [D.K.]

dimanche 16 novembre 2025

La vengeance de la pelouse - Richard Brautigan

Ma grand-mère, à sa façon, éclaire comme un phare le passé orageux de l’Amérique. [R.B.]

Richard Brautigan n’a jamais quitté l’Amérique, mais il a fait de ses errances intérieures un vaste territoire. Le poète de la beat generation, pêcheur de truites en eaux troubles, nous livre ici un recueil de soixante-deux éclats d’un miroir brisé où se reflètent l’enfance, les femmes, les forêts, les motels, les armes à feu, les silences et les pelouses. Il raconte l'Amérique de la marge, des amours maladroites et des destins avortés.

Ce sont de courtes nouvelles qui ne cherchent pas à conclure. On y entre comme dans un grenier où l'on trouve un bric-à-brac de souvenirs, de visions absurdes et de phrases suspendues. Brautigan écrit avec tendresse, parfois avec ironie, souvent avec lassitude, avec une forme de légèreté qui ne dissimule jamais tout à fait la tristesse. 

Avec La vengeance de la pelouse, Brautigan ne raconte pas, il évoque. Il ne décrit pas, il suggère. Voici une littérature de l’éphémère, de la perte, du presque rien. Une écriture qui refuse le spectaculaire, qui préfère la grâce d’un détail : une boîte de sardines, un souvenir d’école, une pelouse qui se venge. C’est une œuvre qui déroute, mais qui, comme une vieille photo retrouvée dans une boîte à chaussures, touche juste. 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Brautigan

Richard

L’avortement, une histoire romanesque en 1966

18/07/2020

Brautigan

Richard

Sucre de pastèque et La pêche à la truite en Amérique 

24/08/2016

Brautigan

Richard

Un privé à Babylone

13/12/2016


mardi 11 novembre 2025

L'art de ne pas toujours avoir raison ou Penser contre soi-même avec Montaigne - Martin Desrosiers

On nous avait promis un tout autre monde. [M.D.]

Certains livres ne cherchent pas à nous convaincre, mais plutôt à susciter la réflexion. L’art de ne pas toujours avoir raison de Martin Desrosiers est de ceux-là. Très vite, on sent que cet essai nous apportera quelque chose — non pas une nouvelle perspective révolutionnaire, mais un rappel de quelque chose d’essentiel.


Desrosiers ne cherche pas à nous faire gagner le débat, mais nous invite à prendre un pas de recul , parfois, pour mieux écouter. Il s’interroge sur notre capacité — ou notre incapacité — à dialoguer dans un monde où la joute en ligne, les réactions immédiates et les positions polarisées semblent avoir pris le pas sur l’écoute, la nuance et la remise en question. S’appuyant sur l’esprit de Michel de Montaigne, il met en lumière la vertu de penser « contre soi-même », de rester à l’écoute de l’autre, de reconnaître qu’on peut se tromper, ou qu’on n’a pas toutes les cartes en main. Il s’éloigne des débats verbaux et des certitudes qui inondent nos écrans, nous rappelant que le doute n’est pas un signe de faiblesse, mais plutôt une forme d’élégance. Que l’humilité intellectuelle est une posture, pas une défaite. Le recours à Montaigne donne à l’essai un ancrage historique et philosophique qui enrichit le propos et lui donne de la profondeur.


L’art de ne pas toujours avoir raison est un ouvrage qui porte une grande ambition : raviver notre capacité à penser autrement, à échapper à nos préjugés, à renouer avec l’écoute et le dialogue. Il ne promet pas de recette miracle — mais un chemin possible. Il n’affirme pas que l’on sera toujours en harmonie avec l’autre — simplement que l’on peut «ne pas toujours avoir raison» et que cela peut devenir un art, une vraie force. 

Le fait d’être intellectuellement adroit n’a jamais été un gage de droiture intellectuelle. [M.D.]

Être humble, c’est vouloir transcender son ego ou, du moins, c’est mener des quêtes intellectuelles en s’efforçant de rester indifférent à ce qu’elles pourraient, égoïstement, nous rapporter. [M.D.] 

Dans le contexte actuel, alors qu’on préfère se gargariser de ses certitudes plutôt que de s’interroger honnêtement, alors que chacun reste cloîtré derrière ses convictions sans jamais sortir de soi, et alors que tout le monde voit l’idéologie et l’irrationalité dans la cour du voisin mais jamais dans la sienne, l’humilité qu’incarne Montaigne est peut-être non seulement la plus importante, mais la plus urgente des leçons philosophiques. [M.D.] 

mardi 4 novembre 2025

Je ne suis personne, une anthologie - Fernando Pessoa

Je suis parvenu subitement, aujourd’hui, à une impression absurde et juste. Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne. [F.P.]

Il m’arrive parfois de lire non pour comprendre, mais pour me perdre dans un voyage sans but. Je ne suis personne, cette anthologie de Fernando Pessoa présentée par Robert Bréchon, est de ces livres qui ne se laissent pas saisir d’un bloc. Il est multiple, fait de fragments et de dispersions. Il offre une plongée vertigineuse dans l’univers éclaté du poète portugais, maître du masque et du paradoxe.

Pessoa ne se contente pas d’écrire : il s’efface, se divise et revêt plusieurs identités. Il s'invente des hétéronymes – Caeiro le sage païen, Reis le stoïcien latin, Campos l’exalté moderne, Soares le scribe de l’intranquillité – comme autant de voix qui dialoguent, s’opposent, se contredisent. Ce n’est pas un jeu, mais une quête de vérité par le détour. Une manière de dire : je ne suis pas un, je suis plusieurs. Et peut-être que, dans cette pluralité, quelque chose de plus juste émerge.

Lire Pessoa, c’est accepter de ne pas savoir qui parle. C’est accueillir le doute comme une forme de lucidité. C’est entendre des phrases comme :

Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien. Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde. [F.P., Bureau de tabac]

Robert Bréchon, dans cette anthologie, ne cherche pas à résoudre l’énigme Pessoa. Il l’accompagne, la balise, la rend accessible. Il ne se contente pas de compiler des textes : il les éclaire, les contextualise, les relie. Son introduction est précieuse pour qui découvre Pessoa. Les extraits choisis – poèmes, fragments du Livre de l’intranquillité, pensées éparses de Pessoa et de ses hétéronymes – dessinent une cartographie mouvante de l’être multiple qu'est ce poète portugais, la cartographie d'un homme qui, en affirmant qu'il n'est personne, nous offre un passage vers plusieurs. 

Un jour où […] j’avais renoncé à ce projet, je m’approchai d’une commode assez haute et, ayant pris une feuille de papier, je me mis à écrire debout, comme je le fais chaque fois que cela m’est possible. Et j’écrivis plus de trente poèmes à la file, dans une espèce d’extase dont je ne parviens pas à définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n’en connaitrai plus jamais de semblable. Je commençai par le titre, le Gardeur de troupeaux. Et ce qui s’ensuivit, ce fut l’apparition de quelqu’un en moi, à qui je donnai aussitôt le nom d’Alberto Caeiro. Pardonnez-moi l’absurdité de l’expression ; c’est mon maître qui était apparu en moi. Ce fut l’impression que j’éprouvai immédiatement. [F.P.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Pessoa

Fernando

Le banquier anarchiste

18/07/2021

Tabucchi

Antonio

Une malle pleine de gens

01/07/2025

 

lundi 27 octobre 2025

La télégraphiste de Chopin - Éric Faye

Les pavés étaient humides et particulièrement glissants mais, à tout prendre, il préférait risquer une entorse plutôt que de perdre du terrain et laisser filer la femme qui trottait trente mètres devant lui, femme qui, s’il avait bien compris les explications de Slaný, communiquait avec Frédéric Chopin un siècle et demi après la mort de celui-ci. [É.F.]

Dans La télégraphiste de Chopin, Éric Faye nous entraîne dans une Prague automnale de 1995, où une femme prétend recevoir la visite du compositeur Frédéric Chopin… mort depuis plus d’un siècle. Ce postulat étrange, presque irréel, devient le point de départ d’une enquête menée par Ludvík Slaný, journaliste intrigué par cette médium qui transcrit des partitions inédites dictées par l’esprit du maître.

Ce roman, inspiré par Rosemary Brown, cette médium britannique qui prétendait se faire dicter de nouvelles pièces par des compositeurs décédés, m’a captivé par son atmosphère feutrée, presque spectrale, où le doute s’installe dès les premières pages. Le journaliste, comme Faye, ne se prononce jamais catégoriquement sur la nature du phénomène. Il nous laisse dans une zone grise, entre rationalité et croyance, entre journalisme et poésie.

En arrière-plan, on a aussi une société en mutation, celle de la Tchéquie postcommuniste, un contexte montrant une lente métamorphose dans l'ambiguïté et l'équivoque d'une nation en mouvance. Cela ne constitue pas l'objet le moins intéressant du roman. Peut-être que La télégraphiste de Chopin se présente comme une interrogation des frontières, frontière entre l'art et le mensonge, entre l'inspiration et la manipulation, entre le monde d'avant et celui qui vient. Si on ne trouve pas toutes les réponses, la lecture de ce roman nous procure une expérience unique et réflexive qui continue de résonner longtemps après la dernière note.  

Lire en début de matinée était sacré. C’était absorber un contrepoison avant de se remettre à vivre. [É.F.]

Il y aurait beaucoup à dire également sur les périodes intermédiaires, les interrègnes, lorsqu’un régime fort cède la place à une démocratie en gésine, comme dans le cas présent. Les nouvelles règles n’ont pas encore été clarifiées ou ne sont appliquées qu’au compte-gouttes, avec l’esprit de la période passée, et, dans cette manière de glissement tectonique entre deux civilisations, bien des choses restent permises qui ne devraient plus l’être. Tout est en transit, tout coulisse. Tout change de nom.  [É.F.]

[...] me venaient à l’esprit les mots d’un poète : “Je suis une étagère de flacons vides.” Voilà exactement ce que j’étais, et jamais autant qu’à ce moment-là je n’ai compris que l’homme est seul avec sa propre déroute ; au fond, sa sincérité, ses hypothèses ou ses intimes convictions n’intéressent personne.  [É.F.]