lundi 5 juin 2017

Espèces d'espaces - Georges Perec


L'objet de ce livre n'est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu'il y a autour, ou dedans. Mais enfin, au départ, il n'y a pas grand-chose : du rien, de l'impalpable, du pratiquement immatériel : de l'étendue, de l'extérieur, ce qui est à l'extérieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l'espace alentour. [G.P.]
Que dire d'Espèces d'espaces? C'est l'oeuvre, dont la lecture m'avait été suggérée par ma petite soeur que je ne remercierai pas assez de m'avoir ouvert cette porte et de m'avoir ainsi donner la chance dans les années 1980 de rencontrer Perec (elle-même en avait pris connaissance par l'intermédiaire d'une cousine que je vois trop peu souvent). C'est l'oeuvre qui a construit un pont entre deux de mes passions, la littérature et les mathématiques. C'est une lecture géométrique, c'est une topologie littéraire. C'est une incursion dans le monde de la pensée, de l'imagination, des listes et d'une certaine poésie non feinte. C'est une vision pleine de vertiges portant sur l'univers.

Perec a sa façon bien à lui d'interroger les faits du quotidien, l'anodin, l'infraordinaire, le signifié derrière l'insignifiant. Il dira le lit, la chambre, l'appartement, l'intérieur et l'extérieur, il investira et questionnera l'espace après avoir abordé la ville et son organisation. Ce sont ses exercices de style, ses exercices spatiaux, ses exercices euclidiens et non-euclidiens. Et, par ce parcours du domaine dans lequel il se situe, c'est lui-même qu'il raconte, ce sont ses projets, ses idéaux, ses vies.

À ma première visite à Paris, j'ai voulu voir certains des lieux de Perec. notamment, la rue où il avait habité au moment de l'écriture du roman Les choses, la rue de Quatrefages dans le 5e arrondissement. Ayant oublié mon carnet de notes à l'hôtel, je croyais me souvenir que l'adresse était 4 rue de Quatrefages, j'ai donc pris des photos de la porte d'entrée en question. De retour à l'hôtel après une promenade au Jardin des plantes tout près, je constate que Perec avait habité le 5 rue de Quatrefages. J'ai donc plusieurs photos de ce que voyait Perec lorsqu'il sortait de chez lui. L'espace et la mémoire s'étaient joués de moi.
Comment penser le rien ? Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait un trou, dans lequel on va s'empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus...? [G.P.]
Si j'en avais le temps, j'aimerais concevoir et résoudre des problèmes analogues à celui des ponts de Königsberg, ou, par exemple, trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n'emprunterait que des rues commençant par la lettre C.[G.P.]

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De Perec ou à propos de Perec, sur Rives et dérives, on trouve :

Burgelin

Claude

Album Georges Perec

20/04/2022

Decout

Maxime

Cahiers Georges Perec, no 13, La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures

11/06/2021

Évrard

Franck

Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel 

06/01/2015

Perec

Georges

Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

Perec

Georges

Georges Perec

16/02/2010

Perec

Georges

L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

15/03/2009

Perec

Georges

L’attentat de Sarajevo

05/09/2016

Perec

Georges

La vie mode d’emploi 

10/02/2016

Perec

Georges

Le Voyage d’hiver et ses suites

22/08/2019

Perec

Georges

Penser / classer 

30/05/2016

Perec

Georges

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

09/07/2018

Perec

Georges

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

Perec

Georges

Un homme qui dort

02/10/2016


jeudi 25 mai 2017

Le Maître du Haut Château - Philip K. Dick

M. Childan avait beau scruter son courrier avec anxiété depuis une semaine, le précieux colis en provenance des Rocheuses n'arrivait pas. [P.K.D.]
Lecture étrange s'il en est. J'ai été submergé par cette lecture d'un autre temps, d'un temps qui n'a pas existé, d'un temps qui se situe dans un autre univers, un univers où la Seconde Guerre a eu un résultat différent de celui que l'on connaît, un univers où les alliés ont dû capituler devant les forces de l'Axe, un univers où les États-Unis d'Amérique voient leur territoire sous la domination des Japonais à l'Ouest et des Allemands à l'Est. Toutefois, cette uchronie demeure en quelque sorte à l'arrière-plan du roman où se jouent à la fois des aventures personnelles et des tractations à saveur politique, où des personnages se croisent sans se connaître, se connaissent sans jamais se rencontrer, évoluant dans ce monde nouveau qui s'invente une façon d'être dix ans après la Seconde Guerre.

Et puis, dans ce roman, on trouve un autre roman, Le poids de la sauterelle, écrit par celui qu'on nomme le Maître du Haut Château. C'est en fait le livre dans le livre, l'uchronie dans l'uchronie. En effet, ce roman, interdit dans les régions sous domination allemande, imagine un monde irréel où les Alliés auraient gagné la guerre et les peuples de l'Axe se seraient rendus. Mais, ce monde recréé dans Le poids de la sauterelle n'est pas non plus celui dans lequel nous évoluons. C'est un monde où il y aurait eu domination de l'Empire britannique sur la Russie, où une guerre se serait profilé entre le Royaume-Uni et les États-Unis, les deux gagnants de la Seconde Guerre mondiale. Un plan est mis à exécution pour se débarrasser de l'auteur de ce roman imaginé qui gêne les dirigeants nazis.

Enfin, tout au long de cette fresque hors du réel, un troisième livre attire l'attention et joue un rôle particulier dans certaines prises de décisions des intervenants et des personnages. Il s'agit du Livre des transformations, le Yi King, qui permet par le tirage d'hexagrammes de faire des prédictions, des divinations, et d'orienter ses décisions, ses choix, l'orientation de sa vie. Populaire dans les années 1960 et 1970, Philip K.Dick a d'une certaine façon fait du Yi King l'un des personnages du roman. Certains disent même que le Yi King aurait orienté l'écriture du roman, et que c'est par des choix imposés par Le Livre des transformations que Philip K.Dick a construit la trame du Maître du Haut Château.

Finalement, même si cette lecture uchronique m'aura happé pendant un certain temps, j'en sors un peu perplexe. Peut-être n'y ai-je pas trouvé tout ce que j'y espérais?

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Sur Rives et dérives, on trouve également :

Dick
Philip K.
Ce que disent les morts 

mardi 16 mai 2017

Carnets de thèse - Tiphaine Rivière

Vous êtes sûre qu'ils ont tous moins de 18 ans? [T.R.]
Voilà une BD qui se déroule dans un univers qui ne m'est pas étranger. Voilà un regard qui est souvent juste, critique et sarcastique. Un dessin simple mais efficace soutient l'histoire du parcours alambiqué d'une jeune enseignante de collège qui laisse son travail pour s'aventurer dans des études de troisième cycle et la rédaction d'une thèse sur un sujet qu'il n'est peut-être pas facile à expliquer à son entourage : les paraboles des portes de la loi dans Le Procès de Kafka.

Cela est souvent drôle et bien senti dans la description de la solitude existentielle que vivent trop souvent les doctorants. On retrouve l'univers parfois schizophrène de l'administration universitaire et la logique interne du monde académique est peinte dans ses grandes lignes. Cela reprend plusieurs éléments d'un discours ironique que les thésards portent sur eux-mêmes dans certains moments de lucidité. Ce n'est pas hilarant ni révolutionnaire, mais cela a l'avantage d'ouvrir une fenêtre sur une sphère trop souvent autosuffisante.

jeudi 11 mai 2017

Dans la dèche à Paris et à Londres - George Orwell

Rue du Coq-d'Or, Paris, sept heures du matin. [G.O.]
C'est le premier roman (à saveur autobiographique) d'Eric Blair, le véritable nom de George Orwell. L'auteur y décrit sa vie de jeune travailleur pauvre et de vagabond à Paris où, après ses pérégrinations de recherches infructueuses d'emploi, il décrochera un travail de plongeur dans un hôtel, et à Londres où il se mêlera à un groupe de chemineaux parcourant les gîtes et les quelques lieux où ils peuvent trouver une couche et de la nourriture. Tout cela se déroule dans la misère de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Orwell porte un regard cru sur la réalité saisissante d'un abîme social. Il s'agit, il me semble, d'une lecture importante pour comprendre cette époque et l'état dans lequel se trouvaient certaines et certains.
Je ne fais que livrer quelques réflexions personnelles sur ce qui fait le fond de la vie d'un plongeur, sans m'occuper des questions économiques connexes. Sans doute ne brillent-elles pas par l'originalité, mais c'est un bon échantillon des pensées qui vous viennent à l'esprit quand vous avez travaillé quelque temps dans un hôtel. [G.O.]
Un mendiant, à voir les choses sans passion, n'est qu'un homme d'affaires qui gagne sa vie comme tous les autres hommes d'affaires, en saisissant les occasions qui se présentent. [G.O.]
Voilà le monde qui vous attend si vous vous trouvez un jour sans le sou. [G.O.] 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi : 

Orwell

George

Sommes-nous ce que nous lisons ?

05/08/2022

 

vendredi 5 mai 2017

Boussole - Mathias Énard

Nous sommes deux fumeurs d'opium chacun dans son nuage, sans rien voir au-dehors, seuls, sans nous comprendre jamais nous fumons, visages agonisants dans un miroir, nous sommes une image glacée à laquelle le temps donne l'illusion du mouvement, un cristal de neige glissant sur une pelote de givre dont personne ne perçoit la complexité des enchevêtrements [...] [M.E.] 
Voilà une lecture qui m'a fait voyager... dans la littérature, dans le monde musical, vers l'orient et ses mystères, en activant généreusement mes réflexions et mes pensées. Et, ce voyage était porté par une plume hors du commun, avec une verve précise qui engendre des phrases qui évoluent avec la pensée de celui qui la manie, qui nous engage dans cette quête, qui nous bouscule vers l'au-delà, de l'autre côté des frontières dans un orient réel et imaginaire, un orient vécu par ceux qui y sont et rêvé par les orientalistes. Nous prenons part ainsi au voyage de Franz Ritter, ce musicologue viennois, dans sa vie, dans ses pérégrinations, dans ses explorations de spécialiste à l'intérieur de la musique occidentale du XIXe siècle influencée par les saveurs de Turquie, par l'Orient, par l'idée que l'on se faisait de cet univers des fragrances et des épices, dans ses explorations de la chose amoureuse et de l'amitié dans des terres méconnues.
[...] la musique est un beau refuge contre l'imperfection du monde et la déchéance du corps. [M.E.] 
À propos d'une petite valse pour flûte et violoncelle, l'auteur écrit :
La petite valse est une drogue puissante : les cordes chaleureuses du violoncelle enveloppent la flûte, il y a quelque chose de fortement érotique dans ce duo d’instruments qui s’enlacent chacun dans son propre thème, sa propre phrase, comme si l’harmonie était une distance calculée, un lien fort et un espace infranchissable à la fois, une rigidité qui nous soude l’un à l’autre en nous empêchant de nous rapprocher tout à fait. [M.E.]
Si, plus tôt dans l'année, j'ai avoué ne pas avoir été interpellé à sa juste valeur par L'usage du monde de Nicolas Bouvier qui partageait un décor semblable, ici, j'ai été envoûté, enivré par le discours, par le regard mélancolique sur un passé de voyages, de découvertes, de visites de lieux mythiques, Istanbul, Damas, Alep, Téhéran, Palmyre, par une déclaration d'amour de quatre cents pages, par une érudition qui ne m'est pas apparue ostentatoire, mais réelle et partagée avec bonheur. Je me suis laissé porter, béat, par ce pèlerinage inscrit dans une vie et un territoire que je n'aurai probablement jamais la chance de fouler.
Pour qui arrivait de Damas, Alep était exotique ; plus cosmopolite peut-être, plus proche d’Istanbul, arabe, turque, arménienne, kurde, à quelques lieues d’Antioche, patrie des saints et des croisés, entre les cours de l’Oronte et de l’Euphrate. Alep était une ville de pierre, aux interminables dédales de souks couverts débouchant contre le glacis d’une citadelle imprenable, et une cité moderne, de parcs et de jardins, construite autour de la gare, branche sud du Bagdad Bahn, qui mettait Alep à une semaine de Vienne via Istanbul et Konya dès janvier 1913 [...] [M.E.]
Il y aurait peut-être une apostille à rajouter à mon ouvrage, une coda, voire un codicille [...] [M.E.] 
Avait-il ressenti, lui aussi, l’effroi du désert, cette angoisse solitaire qui serre la poitrine dans l’immensité, la grande violence de l’immensité qu’on imagine receler bien des dangers et des douleurs — peines et périls de l’âme et du corps mêlés, la soif, la faim, certes, mais aussi la solitude, l’abandon, le désespoir ;  [...] [M.E.]
Sans l'Orient (ce songe en arabe, en persan et en turc, apatride, qu'on appelle l'Orient) pas de Proust, pas de Recherche du temps perdu [...] [M.E.]
Il y a tout l'univers dans une bibliothèque [...] [M.E.] 
À l’orient de l’Orient on n’échappe pas non plus à la violence conquérante de l’Europe, à ses marchands, ses soldats, ses orientalistes ou ses missionnaires — les orientalistes sont la version, les missionnaires le thème : là où les savants traduisent et importent des savoirs étrangers, les religieux exportent leur foi, apprennent des langues locales pour mieux y rendre intelligibles les Évangiles.  [M.E.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Énard

Mathias

Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs

28/03/2021

Énard

Mathias

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

21/04/2019