samedi 26 avril 2025

La fugue Thérémine - Emmanuel Villin

Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. [E.V.]

Entre l'URSS naissante de Lénine et le New York flamboyant d'avant la Grande Dépression, Lev Sergueïevitch Termen entreprend, sous le nom de Léon Thérémine, une tournée pour faire connaître une invention révolutionnaire, un instrument de musique dont on joue sans le toucher, le premier instrument de musique électronique, l'éthérophone qu'on appellera plus tard le thérémine. Dans cette fiction biographique, Emmanuel Villin nous présente le parcours atypique d'un ingénieur prolifique. Entre son laboratoire maison, ses étudiantes musiciennes, l'effevescence des cabarets et des ballrooms, les amours déçues, les revers financiers, les vicissitudes de ses relations avec la mère patrie, Lev poursuit sa démarche jusqu'au rapatriement, jusqu'aux camps staliniens, jusqu'à l'oubli de l'histoire. Voici donc un court récit qui veut refléter l'air de l'époque en faisant jouer la voix subtile du thérémine.

Entre une composition de Gerry Mulligan et un titre du Modern Jazz Quartet, Lev Segueïevitch reconnaît un soir le Nightmare d’Artie Shaw and His Orchestra, mélodie lancinante en la mineur, tube de 1938, l’année où il a quitté pour toujours les États-Unis, et qui inspirera bientôt Monty Norman pour composer le thème musical des aventures d’un agent secret britannique, Bons Baisers de Russie, au hasard. [E.V.]

dimanche 20 avril 2025

Autoportrait d'une autre - Élise Turcotte

Les livres parlent d’apparition et de disparition, comme le cinéma et le théâtre. [É.T.]

Séduit par l'idée même de ce livre, j'y ai trouvé une œuvre multiple faite de quêtes, de questions, d'introspections, de fragments d'histoires, de tranches de vie, d'exils, de recherches et de silences. Élise Turcotte se met en scène dans ce roman en forme d'enquête où elle part à la recherche de la personnalité d'une tante qu'elle a peu connue, mais dont elle se sent proche, une tante qui aura vécu un étonnant parcours proche de l'héritage surréaliste, mime et muse, actrice oubliée de l'histoire, Denise Brosseau. L'autrice n'hésite pas à faire appel à ses lectures, à recourir à l'intertextualité pour se convaincre et nous entraîner dans sa soif de mieux comprendre les aléas d'un cheminement hors norme. Et, à travers ces parcelles de moments, ces éclats de déambulations artistiques, ces bribes de vies déchirées, c'est l'autrice elle-même qui se dévoile, qui se livre, qui sonde l'art d'écrire, le statut de muse, la création et la folie.

J’écris ce livre en oblique. Il y a des anecdotes à droite, des phrases à gauche, des corps et des cahiers qui respirent dans une boîte au couvercle entrouvert. J’épluche un objet, et des retailles posées sur ma table renaît autre chose. C’est une étude vivante. Oui, une matriochka sans cesse recomposée. [É.T.] 

jeudi 3 avril 2025

La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains - Jacques Roubaud

Paris (d'après Raymond Queneau)

Le Paris où nous marchons

N’est pas celui où nous marchâmes

Et nous avançons sans flamme

Vers celui que nous laisserons [J.R.]

Ce recueil de poèmes débute sur un hommage à Raymond Queneau, mais, en fait, la référence admirative faite à Queneau teinte l'ensemble de cette œuvre. Roubaud explore Paris à pied, en flânant dans ses rues et sur ses places, en scrutant des murs colorés, des carrefours tortueux, des arbres en fleurs, les portes d'une poissonnerie, des rails de tramway, un portail ouvert, un étalage de fruits, la terrasse d'un café. Et puis, Jacques Roubaud se permet un peu de sociologie en sillonnant la trame historique des rues de Paris et en considérant la curieuse répartition de la population citée par les noms des artères. Au détour d'une contrainte, il chante magnifiquement les rues et leurs habitants. 

Il y a trop longtemps que je n'ai vu Paris.

chez Claude […]

nous parlons

nous parlons de livres

des livres de ceci et de cela et de cela encore

des livres que nous avons lu, que nous avons relu, que nous pourrions lire, ne pas lire, lire encore

que j’aurais dû lire

que je devrais lire

car il y a beaucoup de livres

que je n’ai pas lus

qu’il a lus et que

je devrais lire

il a raison

(il est vrai qu’il a commencé

avant moi

et pour ce qui est de lire il n’est pas une tortue

mais moi je ne suis ni lièvre ni Achille

et même si je l’étais je ne le rattraperais pas comme l’a montré autrefois monsieur Zénon
«Zénon, crier Zénon», démon zélé!) [J.R.]

__________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Roubaud

Jacques

Impératif catégorique

26/03/2009



dimanche 23 mars 2025

Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go - Pierre Lusson, Georges Perec, Jacques Roubaud

Dans le chapitre 3 du Genji Monogatari de Murasaki Shikibu, roman japonais écrit aux environs de l’an mil par une femme, et l’un des quelques chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, le héros, l’éblouissant prince Genji, amoureux de la belle Utsusemi, épouse du gouverneur de province Yo No Kami, s’est introduit en fraude dans les appartements de celle-ci avec la complicité du jeune frère d’Utsusemi. Caché derrière une tenture, il épie Utsusemi et son amie Nokia No Ogi absorbées dans une partie acharnée de GO. [G.P.]

Il y a déjà longtemps, un ami avait tenté de m'initier à cette merveilleuse, intrigante et exaltante activité qu'est le go. Le succès a été mitigé sur le long terme, mais j'en conserve un agréable souvenir et j'ai toujours gardé espoir de pouvoir m'y abandonner de façon décontractée et ludique. 

Dans mon parcours parmi les multiples œuvres de Perec, je n'avais pas encore croisé cette contribution à ce manuel d'initiation au go et je m'en voulais qu'elle n'ait pas encore fait partie de mes lectures. Mon écart est maintenant comblé et je me suis plongé avec plaisir dans ce qui constitue à n'en point douter le premier traité en français s'intéressant à l'essor du go et à son introduction en France en présentant de façon agréable aux novices les règles et les stratégies de base du jeu de go. Mais, ces trois amis que sont Lusson, Perec et Roubaud, ne se sont pas empêchés, d'y introduire, tels des potaches assumés, l'humour par des calembours un peu gros, des invectives adressées aux joueurs d'échecs, des pas de côté et des digressions. Cela n'est pas pour déplaire. Cette légèreté ne nuit pas à la mission que se sont donnée les auteurs d'inviter à la découverte de l'art subtil du GO.

La beauté du GO, la fascination qu’il exerce, l’intense émotion qu’il suscite, l’exaltation qu’il provoque viennent du mystère, des mystères qui, à tout instant, à tout niveau, au début ou à la fin de la partie, chez un joueur débutant comme chez un joueur exercé, accompagnent chaque coup, chaque échange.
Ce mystère, cette émotion qui fait que la main a peine à ne pas trembler quand elle pose sa pierre ; cette fascination qui naît lentement puis s’impose à jamais jusqu’à devenir obsession, sinon angoisse, cette beauté ultime qui à tout instant anime l’espace inerte où les adversaires s’affrontent de toute la sauvagerie des escarmouches locales, de toute la quiétude des espaces protégés, de toute la subtilité des pièges longtemps ourdis, déployant dans l’espace et dans le temps le sortilège de figures aux mille renversements, nous aimerions ici, maintenant, un instant, les faire partager, savoir en parler; mais, novices parmi les novices, sachant trop qu’une vie entière ne suffira pas à nous faire percevoir le quart des subtilités dont le GO s’accompagne, nous subissons cette fascination sans pouvoir la dire. 
[G.P.]

Lecteur, il te faut dominer ta concupiscence naturelle, l’enchaîner dans les fers de la droite raison et de la prudence serpentine! En cette conjoncture la force brute n’y a point place. La présomption non plus. [G.P.] 

__________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Perec

Georges

Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

Perec

Georges

Espèces d’espaces

05/06/2017

Perec

Georges

Georges Perec

16/02/2010

Perec

Georges

Georges Perec en dialogue avec l’époque et autres entretiens

01/09/2023

Perec

Georges

L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

15/03/2009

Perec

Georges

L’attentat de Sarajevo

05/09/2016

Perec

Georges

La vie mode d’emploi 

10/02/2016

Perec

Georges

Le Voyage d’hiver et ses suites

22/08/2019

Perec

Georges

Penser / classer 

30/05/2016

Perec

Georges

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

09/07/2018

Perec

Georges

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

Perec

Georges

Un homme qui dort

02/10/2016


 

lundi 17 mars 2025

Mauvaises méthodes pour bonnes lectures - Eduardo Berti

Commencez à lire un livre. Avant d'arriver à la moitié (à la page 130, par exemple), perdez-le. Trouvez-en un autre. Faites comme si c'était le même livre, allez à la page 130 et lisez de là jusqu'à la fin. Vous devrez peut-être faire un certain nombre d'adaptations : comprendre que Marie s'appelle maintenant Tania, que la ville rurale du Texas est maintenant un quartier de Novossibirsk, que monsieur Wilkinson n'a plus de poulets parce que Mme Ivanov et les deux chèvres de Mme Ivanov ont largement pris leur place. Des situations de ce genre. Dites-vous que c'est à ça que servent les bons lecteurs. [E.B.]

D'Eduardo Berti, j'avais lu Un père étranger et cela avait suffi pour que je veuille à nouveau croiser son œuvre, d'autant plus que j'avais alors appris que, depuis 2014, il avait rejoint la bande des oulipiens. Mauvaises méthodes pour bonnes lectures s'inscrit tout à fait dans cet esprit de potentialités des lectures, dans un projet d'éclatement des méthodes traditionnelles de lectures pour s'engager allègrement dans un univers ludique qui donne à la lecture un nouveau vernis, une série d'ouvertures vers le jeu, vers l'amusement, le sourire et même le rire en parcourant les pages d'un ou plusieurs livres. Dans son Argentine natale, où sa formation scolaire s'est réalisée sous la dictature, le livre et son contenu devenaient un objet sérieux et dangereux. Dans cet esprit, imaginer une série de méthodes pour jouer avec le livre et la lecture constitue un pas vers la libération. Les détournements que propose Eduardo Berti dans cet opuscule sont autant de voies vers le loufoque, le farfelu et le déconcertant, mais cela nous pousse dans des tranchées où la réflexion sur notre pratique de la lecture devient incontournable. J'ai adoré m'aventurer ainsi avec Berti dans cet espace de lecture créative.

Un hapax est un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans un livre spécifique, soit dans l'ensemble de l'œuvre d'un auteur. [E.B.] 

________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Berti

Eduardo

Un père étranger

01/12/2021