vendredi 24 septembre 2021

Là où les tigres sont chez eux - Jean-Marie Blas de Roblès

— L’homme a la bite en pointe ! Haarrk ! L’homme a la bite en pointe ! fit la voix aiguë, nasillarde et comme avinée de Heidegger. [J.M.B.de R.]

Heidegger, ici, c'est un perroquet, le perroquet d'Eléazar von Wogau, un correspondant de presse établi au Brésil qui a accepté de commenter l'édition de la biographie hagiographique d'Athanase Kircher rédigée par son disciple Caspar Schott. Athanase Kircher est un polymathe jésuite du XVIIe siècle, époque baroque s'il en est. Il intervint dans tous les sujets scientifiques de son temps que ce soit l'archéologie, les langues orientales, l'égyptologie et les hiéroglyphes, la géographie, les mathématiques, la musicologie, l'astronomie, la physique et l'ingénierie, ou la géologie et la volcanologie, tout cela teinté fortement de théologie. Comme l'affirme Jean-Marie Blas de Roblès par la voix d'Eléazar, « Kircher est baroque, tout simplement baroque ». Par-dessus l'épaule d'Eléazar, on suivra, curieux et étonné, le parcours de Kircher tel qu'il nous est narré par Schott, mais cette lecture sera accompagnée des commentaires du journaliste. Et, ces commentaires ainsi que les réflexions qu'ils provoquent sont autant de moments pour poser la question de notre rapport à la science, de notre rapport à la connaissance.

« Comment une belle théorie pourrait-elle être fausse ? » Dangers de la symétrie, de la simplicité comme arbitre des élégances. Puisque c’est beau, c’est vrai : théorie du Tout ou fourre-tout métaphysique ? Si la beauté consiste à épargner des concepts, pourquoi faudrait-il que la dissymétrie ou la complexité en fussent incapables ? De ce que l’économie de moyens satisfait davantage notre esprit que leur profusion, il ne résulte pas qu’elle en retire une plus grande valeur de vérité.  [J.M.B.de R.]

C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle, et elle seule qui génère les poètes, les créateurs, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un État, à une idéologie, à une technique, que sais-je… à tout ce qui se présente un jour comme le fin du fin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque.  [J.M.B.de R.]

Toutes les idées sont criminelles dès lors qu’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager par tous. Le christianisme lui-même – et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui, n’est-ce pas ? – le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes.  [J.M.B.de R.]

Kircher est baroque, tout simplement baroque.  [J.M.B.de R.]

Dans l'instant prolongé où se déroule cette lecture et ce voyage dans le temps et dans l'espace vers une Europe baroque et friande de cabinets de curiosités, la vie brésilienne s'anime et des fenêtres s'ouvrent sur d'autres réalités, elles bien actuelles. On suivra ainsi les difficiles pérégrinations d'un groupe d'archéologues dans la forêt équatoriale, les tractations malveillantes du gouverneur Moreira da Rocha autour d'un projet de base militaire, les explorations psychédéliques d'un groupe de jeunes gens frayant dans les favelas, une aventure spirituelle et sexuelle liée aux rites du candomblé. On assistera à des dérives, des déroutements, des dérapages. Puis, on verra une société mouvante, pleine de contradictions, une société qui se cherche et qui s'invente. On y portera un regard intéressé comme celui d'un ethnologue, à la façon dont Jean-Marie Blas de Roblès nous invite à le faire.

JE RESTE PERSUADÉ que notre faculté de jugement est plus aiguë, plus proche de ce que véritablement nous sommes, dans ce qui est négatif – c’est-à-dire dans l’exercice de la critique, dans tout ce que nos fibres mêmes refusent avant toute intervention consciente de l’esprit. Il est plus facile de reconnaître une piquette ou un vin bouchonné que de distinguer les qualités spécifiques d’un grand cru.  [J.M.B.de R.]

Dès qu’on s’intéresse à quelque chose ou à quelqu’un, ils deviennent intéressants. C’est un truisme. L’inverse est aussi vrai : décidez que quelqu’un est une fripouille, et il le deviendra aussi sûrement à vos yeux que deux et deux font quatre. C’est de la suggestion, mon ami. Toute l’histoire n’est faite que de cette auto-hypnose devant les faits…  [J.M.B.de R.]

Jean-Marie Blas de Roblès nous entraîne ainsi dans un périple vertigineux où l'intelligence est à l'avant-plan. Il nous offre un roman construit autour d'un livre, livre qui lui-même porte ses références et son histoire qui jongle avec la vérité et l'édification d'un monde de connaissances. Il faut accepter de plonger dans son univers et on ne regrettera pas notre décision. On sera tenté de s'arrêter pour noter des réflexions, pour citer des phrases qui marquent, qui imprègnent notre pensée et nous propulsent plus loin, plus avant.

Eléazar von Wogau note à propos de l'hagiographie de Kircher qu'il commente : « QU’AI-JE AIMÉ CHEZ KIRCHER, sinon ce qui le fascinait lui-même : la bigarrure du monde, son infinie capacité à produire des fables. ». Je pourrais tout à fait reprendre ce jugement pour l'appliquer tel quel à ce que j'ai aimé chez Jean-Marie Blas de Roblès et son Là où les tigres sont chez eux.

Toute l’histoire de l’art, et même de la connaissance, est faite de cette assimilation plus ou moins poussée de ce que d’autres ont expérimenté avant nous. Personne n’y échappe depuis que le monde est monde. Il n’y a rien à en dire, sinon que l’imagination humaine est bornée, ce que nous savons depuis toujours, et que les livres ne se font qu’avec d’autres livres. Les tableaux avec d’autres tableaux. On tourne en rond depuis le début, autour du même pot, de la même gamelle !  [J.M.B.de R.]

À TRAVERS LES MATHÉMATIQUES, Kircher a cherché une mesure, un langage universel qui puisse rationaliser la multiplicité et résoudre les contradictions apparentes de l’univers. [J.M.B.de R.]

Mais qui peut se targuer d’embrasser suffisamment les sciences actuelles pour être en mesure de se représenter l’univers dont elles rendent compte ? Que dire d’une humanité incapable d’avoir une vision du monde dans lequel elle vit, sinon qu’elle court à sa perte, faute de repères, de point d’appui. Faute de réalité…  [J.M.B.de R.]

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