dimanche 22 octobre 2023

Perspective(s) - Laurent Binet

S'il savait que je vous écris, mon père me tuerait. [L.B.]
Un tour de force que ce roman épistolaire inscrit dans un temps qui n'est plus le nôtre depuis déjà plusieurs siècles! Amateur d'histoire, Laurent Binet nous a habitués à quelques uchronies de bonne tenue. Ici, il plonge dans la dernière partie de la Renaissance italienne. Il a choisi de nous faire découvrir un ensemble d'échanges entre une vingtaine de personnages plus ou moins connus de l'époque, échanges qui se font par lettres miraculeusement émergées du passé, rassemblées et traduites pour notre plus grand bonheur. Ces discussions par billets interposés portent sur les événements du moment, notamment la mort suspecte du peintre Jacopo da Pontormo qui, à la demande des Médicis de Florence, travaillait à la décoration de l'abside de l'église de San Lorenzo. C'est à la lecture des missives qu'on voit poindre l'enquête sur ce meurtre et les indices qui pourraient nous mener vers la conclusion. Mais, au-delà de ce volet policier, on décèle dans ce commerce épistolaire, d'autres préoccupations de l'époque : les influences encore présentes des prêches de Savonarole sur la nécessaire pudeur dans l'art pictural, les mouvements des artisans pour de meilleures conditions, les tractations politiques du duché de Florence, les amours interdites de la fille du duc ou le prestige de Michel-Ange à l'intérieur de la colonie artistique et au-delà. On pourrait s'exprimer sur le fait que les quelque 170 messages expédiés et récupérés par le mystérieux archiviste sont tous d'une teneur stylistique similaire, qu'ils proviennent du duc, d'un page, d'un broyeur de couleurs ou d'une princesse. Je crois que, tel que cela se produit au théâtre, cela relève d'un accord tacite entre le lecteur et l'auteur, une convention qu'on est bien aise d'accepter. Par ce roman et les multiples lettres qui le composent, bien que ce soit par l'entremise d'un événement de type policier et tout à fait imaginaire, on ouvre une porte sur l'univers artistique de la Renaissance italienne du Cinquecento et on en est ravi.

La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l'infini. Spectacle terrible. [L.B.]

La satire n'est-elle pas l'arme des faibles pour ridiculiser les grands? [L.B.] 

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dimanche 15 octobre 2023

Havre-Saint-Pierre - Abla Farhoud

Pourquoi ce jour-là et pas un autre ?  [A.F.]

Depuis Le bonheur a la queue glissante, Abla Farhoud, n'a pas cessé de fondre dans ses écrits son expérience d'ici, du Québec, de Montréal, de la rue Hutchison et celle de l'écrivaine immigrante qui traite du départ, du déchirement, du choc des cultures, de la langue des parents, de l'intégration, mais surtout de l'expérience de la vie, à la frontière entre la réalité et la fiction. Havre-Saint-Pierre, quant à lui, est un roman qui se déroule sur la longue route entre Montréal et cette communauté de Minganie sur la Côte-Nord. Mais, ce parcours sans fin se déroule par-dessus tout en épiant les réflexions de Karam et de Farid, deux frères nés à Bir-Barra au Liban réunis pour un voyage vers le passé, deux frères trop longtemps séparés et ayant de la difficulté à se reconnaître dans leur histoire familiale, dans la fracture du temps, dans le souvenir de Salwa, cette sœur disparue trop rapidement. Ce dernier voyage dans l'œuvre d'Abla Farhoud en est un de lumière malgré le déchirement de la mémoire.

En lisant Havre-Saint-Pierre, on entend encore la douce voix d'Abla.

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Au grand soleil cachez vos filles

13/06/2017

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dimanche 8 octobre 2023

Georges Perec - Claude Burgelin

Un après-midi du printemps 1959. Dix-huit ans, khâgneux, je tombe rue Lecourbe, près de la librairie Boulinier, sur mon ancien camarade d’hypokhâgne, Roger Kleman, flanqué d’un parachutiste au béret mauve de traviole. C’était le para Perec. [C.B.] 

C'était évidemment un incontournable. Je ne pouvais d'aucune façon passer outre cette biographie de Georges Perec rédigée par quelqu'un qui l'a côtoyé et qui avait signé l'un des premiers essais consacrés à mon auteur fétiche. Je dis ici « biographie », mais c'est plutôt à un parcours critique à travers l'œuvre multiforme de Perec qu'on est convié avec cet ouvrage. Presque toutes les pages m'invitaient à me replonger dans les textes connus et moins connus de l'auteur, à relire avec un angle nourri de la pertinente analyse de Burgelin les mots de Perec, ses histoires, ses aventures, ses expériences, son autobiographie dissimulée derrière le manque, l'absence, l'omission. C'est, tout de même, je crois, un ouvrage pour perecquiens avisés ou pour celles et ceux qui, comme moi, pourraient prétendre s'en approcher quelque peu. C'est la création virtuose de Perec qui se révèle dans cet ouvrage qui va de l'infraordinaire à l'œuvre-monde, qui va du premier roman publié Les choses à l'implosion du concept même de roman avec La vie mode d'emploi, qui va des textes militants au tournant qu'aura été l'Oulipo dans le parcours littéraire de Perec. Burgelin essaie de nous faire voir qu'au travers les pas de côté que constituent les jalons de sa production littéraire, jalons qui peuvent apparaître comme autant de pièces de puzzles, au-delà du labyrinthe ainsi constitué, c'est la passion des mots qui a soulevé et fait vivre Perec dans son désir de se révéler autant que de se dissimuler.   

Perec a fait de la phrase de Klee «  le génie, c’est l’erreur dans le système »  une des formules qui le guident.  Il lui faut de la machine et du système pour qu’au prix d’un déraillement plus ou moins léger advienne de l’imprévisible, de l’inventif, du vivant. [C.B.] 

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Claude

Album Georges Perec

20/04/2022

Decout

Maxime

Cahiers Georges Perec, no 13, La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures

11/06/2021

Évrard

Franck

Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel 

06/01/2015

Perec

Georges

Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

Perec

Georges

Espèces d’espaces

05/06/2017

Perec

Georges

Georges Perec

16/02/2010

Perec

Georges

Georges Perec en dialogue avec l’époque et autres entretiens

01/09/2023

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Georges

L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

15/03/2009

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L’attentat de Sarajevo

05/09/2016

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Georges

La vie mode d’emploi 

10/02/2016

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Georges

Le Voyage d’hiver et ses suites

22/08/2019

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Georges

Penser / classer 

30/05/2016

Perec

Georges

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

09/07/2018

Perec

Georges

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

Perec

Georges

Un homme qui dort

02/10/2016


 

mercredi 6 septembre 2023

La nageuse au milieu du lac - Patrick Nicol

J’aime cette femme qui court, affolée comme les poules sans tête de son enfance; j’aime ses parents, estropiés par l’usine ou les instruments du sol; j’aime sa famille assise autour de la table, emplissant les bancs jusqu’à déborder, jusqu’à couler entre les lattes du plancher.

De Patrick Nicol, je n’ai lu que récemment J‘étais juste à côté. J’ai été happé par son écriture et me suis bien promis de replonger dans l’un ou l’autre de ses écrits. Le hasard m’a fait croiser La nageuse au milieu du lac au détour d’une librairie de livres usagés. La décision fut rapidement prise et me voilà, de nouveau, en contact avec la plume de Nicol et je suis le parcours surprenant de sa pensée entre l’empathie et la critique sociale, entre l’expérience actuelle et la mémoire ranimée. La forme peut dérouter dans un premier temps, mais on accepte rapidement que La nageuse au milieu du lac se situe quelque part entre le roman et le recueil de textes, un magnifique collage où le fil rouge est constitué du rapport qu’entretient le narrateur, un enseignant de cégep, avec sa mère, qui, âgée de 80 ans, souffre de démence. Entre mémoire et souvenirs, entre enfance oubliée et vieillesse obligée, Patrick Nicol libère des moments de tendresse et nous offre ainsi un admirable ouvrage.

Dans un silence de Satie, on ne sait jamais quand la prochaine note tombera, ni laquelle ce sera. Malgré tous nos savoirs, et peut-être un peu à cause d’eux, nous l’attendons là où elle n’arrivera pas. Nous pensons compléter en esprit les phrases musicales, mais nous nous trompons. La note attendue arrive toujours à côté, plus haut, plus bas, en retard ou en avance. On dirait que l’artiste se moque de nous; je préfère croire qu’il nous taquine, et que ce jeu n’est possible, justement, que parce que l’auditeur a une certaine expérience de la musique.

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J’étais juste à côté

27/02/2023


 

vendredi 1 septembre 2023

Georges Perec en dialogue avec l'époque et autres entretiens - Georges Perec

Quel plaisir de lire ces entretiens que Georges Perec a tenus depuis la publication du roman Les choses en 1965 jusqu'en 1981, quelque temps avant son décès, des entretiens où il fait état de ses œuvres, du contexte de leur écriture, de l'état d'âme qui les a faites naître. On a là des entretiens qui sont parfois teintés d'un thème prédominant comme la mémoire, le jeu ou les contraintes, des entretiens qui souvent coïncident avec les dernières publications : Les choses, Un homme qui dort, La boutique obscure, Je me souviens ou La vie mode d'emploi. On lit l'importance que l'Oulipo a pu avoir dans sa démarche. 

Les réflexions de Perec sur sa production demeurent toujours exaltantes pour qui cette oeuvre est connue et essentielle. Je ne me cache pas d'être de ceux-là. J'ai donc savouré ces retours en arrière où Perec s'exprime sur ses projets aussi divers que pertinents. 
Si vous voulez : « Mourir d'amour me font, belle Marquise, vos beaux yeux », c'est le début de la littérature. Le résultat n'est pas très bon, mais c'est la même démarche : quand M. Jourdain comprend que la charge « poétique » de sa phrase change avec l'ordre de ses mots alors que le sens reste le même, il découvre la littérature. Et je crois que la première méthode que l'on peut mettre en œuvre pour aboutir à cette attitude, c'est le jeu. [«Et ils jouent aussi... Georges Perec», Propos recueillis par Jacques Bens et Alain Ledoux, Jeux & Stratégie, no 1, février 1980]

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15/03/2009

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05/09/2016

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10/02/2016

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22/08/2019

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30/05/2016

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09/07/2018

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02/10/2016