vendredi 16 mai 2025

La formule de Stokes, roman - Michèle Audin

C'est à Poltava, en Ukraine, que mourut Mikhïl Vassilievitch Ostrogradski. [M.A.]

Voilà un roman atypique, un roman dont l'héroïne est une formule de mathématique, la formule de Stokes, dont on suit l'histoire romancée et contextualisée. Dans le cours de cette histoire scientifique est intégrée l'aventure de l'autrice qui tente de convaincre un éditeur de la valeur de son projet. C'est ainsi et dans ce but que Michèle Audin décrit elle-même son roman : 

Il s'agit d'un roman, intitulé « La Formule de Stokes ». L'idée est de raconter la vie de cette formule, du début du XIXe siècle aux années 1930. Elle a en effet vécu des aventures qui l'ont transformée : venue de la physique pour devenir un objet mathématique des plus abstraits, elle a revêtu des formes très variées [...]. Je pense essayer de décrire à la fois ses transformations, son contenu mathématique, et les scientifiques qui ont contribué à son élaboration, sans négliger les aspects contextuels, à la fois politiques et culturels. [M.A.]

Mais, tout cela se réalise à l'intérieur d'un cadre chronologique en partie éclaté. En effet, les dates de l'année se suivent normalement du 1er janvier au 23 décembre sans égard à l'année du fait relaté. Des éléments de l'histoire de notre formule seront ainsi racontés en passant du 1er janvier 1862 au 5 janvier 1857, du 9 janvier 1895 au 13 janvier 2012, du 16 janvier 1898 au 19 janvier 1879. Dans un premier temps, cela peut être déroutant, mais les moments dont le récit est fait s'emboîtent pour créer au fil des pages un tissu narratif où s'entrecroisent allègrement des personnages du monde mathématique, du monde physique et de la société civile. Du XIXe siècle aux siècles suivants, la formule prendra diverses formes, se confrontera à diverses réalités et évoluera dans ses applications. On croisera ainsi, entre autres, Gauss, Green, Kelvin, Stokes, Riemann, Cartan. On revisitera l’affaire Dreyfus en constatant l’implication de quelques mathématiciens. On verra naître le groupe Bourbaki et sa volonté de refonder la mathématique à partir de zéro. On sera invité à assister à l’élaboration d’une mosaïque construite autour d’une formule qui, à certains égards, pourrait paraître absconse, mais est riche d’histoires et d’anecdotes, et mérite d’être l’objet d’un roman. 

samedi 3 mai 2025

Il nous faudrait des mots nouveaux - Laurent Nunez

Bonheur, malheur, amour, espoir, succès, échec, « tout est prédit par le dictionnaire », affirmait Paul Valéry. [L.N.]

Laurent Nunez, dans ce court essai, fait le pari de mettre en évidence une série de mots, appartenant à d'autres langues que le français, des mots qui décrivent des concepts, des états, des faits pour lesquels notre langue reste muette. On a donc droit à treize mots issus d'autant d'univers linguistiques, treize mots qu'on ne pourrait traduire, treize mots qui rendent des sensations ou des émotions qu'on ne sait exprimer sans paraphraser. Voilà un livre savoureux qui nous fait découvrir le kintsugi japonais (l'art de réparer les cassures avec de l'or), le naz urdu (la fierté de savoir que l'on est aimé plus que tout) ou l'ostranenia russe (l'étrangeté intentionnelle d'une œuvre d'art). De nouveaux mots provoquent de nouvelles réflexions, des émotions inédites et une liberté de pensée.  

Un objet cassé est un objet neuf qui enfin se réalise, qui enfin se cogne au monde. [L.N.] 

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Nunez

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Le mode avion

07/11/2021

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Laurent

L’énigme des premières phrases

23/02/2020


 

samedi 26 avril 2025

La fugue Thérémine - Emmanuel Villin

Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. [E.V.]

Entre l'URSS naissante de Lénine et le New York flamboyant d'avant la Grande Dépression, Lev Sergueïevitch Termen entreprend, sous le nom de Léon Thérémine, une tournée pour faire connaître une invention révolutionnaire, un instrument de musique dont on joue sans le toucher, le premier instrument de musique électronique, l'éthérophone qu'on appellera plus tard le thérémine. Dans cette fiction biographique, Emmanuel Villin nous présente le parcours atypique d'un ingénieur prolifique. Entre son laboratoire maison, ses étudiantes musiciennes, l'effevescence des cabarets et des ballrooms, les amours déçues, les revers financiers, les vicissitudes de ses relations avec la mère patrie, Lev poursuit sa démarche jusqu'au rapatriement, jusqu'aux camps staliniens, jusqu'à l'oubli de l'histoire. Voici donc un court récit qui veut refléter l'air de l'époque en faisant jouer la voix subtile du thérémine.

Entre une composition de Gerry Mulligan et un titre du Modern Jazz Quartet, Lev Segueïevitch reconnaît un soir le Nightmare d’Artie Shaw and His Orchestra, mélodie lancinante en la mineur, tube de 1938, l’année où il a quitté pour toujours les États-Unis, et qui inspirera bientôt Monty Norman pour composer le thème musical des aventures d’un agent secret britannique, Bons Baisers de Russie, au hasard. [E.V.]

dimanche 20 avril 2025

Autoportrait d'une autre - Élise Turcotte

Les livres parlent d’apparition et de disparition, comme le cinéma et le théâtre. [É.T.]

Séduit par l'idée même de ce livre, j'y ai trouvé une œuvre multiple faite de quêtes, de questions, d'introspections, de fragments d'histoires, de tranches de vie, d'exils, de recherches et de silences. Élise Turcotte se met en scène dans ce roman en forme d'enquête où elle part à la recherche de la personnalité d'une tante qu'elle a peu connue, mais dont elle se sent proche, une tante qui aura vécu un étonnant parcours proche de l'héritage surréaliste, mime et muse, actrice oubliée de l'histoire, Denise Brosseau. L'autrice n'hésite pas à faire appel à ses lectures, à recourir à l'intertextualité pour se convaincre et nous entraîner dans sa soif de mieux comprendre les aléas d'un cheminement hors norme. Et, à travers ces parcelles de moments, ces éclats de déambulations artistiques, ces bribes de vies déchirées, c'est l'autrice elle-même qui se dévoile, qui se livre, qui sonde l'art d'écrire, le statut de muse, la création et la folie.

J’écris ce livre en oblique. Il y a des anecdotes à droite, des phrases à gauche, des corps et des cahiers qui respirent dans une boîte au couvercle entrouvert. J’épluche un objet, et des retailles posées sur ma table renaît autre chose. C’est une étude vivante. Oui, une matriochka sans cesse recomposée. [É.T.] 

jeudi 3 avril 2025

La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains - Jacques Roubaud

Paris (d'après Raymond Queneau)

Le Paris où nous marchons

N’est pas celui où nous marchâmes

Et nous avançons sans flamme

Vers celui que nous laisserons [J.R.]

Ce recueil de poèmes débute sur un hommage à Raymond Queneau, mais, en fait, la référence admirative faite à Queneau teinte l'ensemble de cette œuvre. Roubaud explore Paris à pied, en flânant dans ses rues et sur ses places, en scrutant des murs colorés, des carrefours tortueux, des arbres en fleurs, les portes d'une poissonnerie, des rails de tramway, un portail ouvert, un étalage de fruits, la terrasse d'un café. Et puis, Jacques Roubaud se permet un peu de sociologie en sillonnant la trame historique des rues de Paris et en considérant la curieuse répartition de la population citée par les noms des artères. Au détour d'une contrainte, il chante magnifiquement les rues et leurs habitants. 

Il y a trop longtemps que je n'ai vu Paris.

chez Claude […]

nous parlons

nous parlons de livres

des livres de ceci et de cela et de cela encore

des livres que nous avons lu, que nous avons relu, que nous pourrions lire, ne pas lire, lire encore

que j’aurais dû lire

que je devrais lire

car il y a beaucoup de livres

que je n’ai pas lus

qu’il a lus et que

je devrais lire

il a raison

(il est vrai qu’il a commencé

avant moi

et pour ce qui est de lire il n’est pas une tortue

mais moi je ne suis ni lièvre ni Achille

et même si je l’étais je ne le rattraperais pas comme l’a montré autrefois monsieur Zénon
«Zénon, crier Zénon», démon zélé!) [J.R.]

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Roubaud

Jacques

Impératif catégorique

26/03/2009