lundi 29 juillet 2024

La disparition d'Hervé Snout - Olivier Bordaçarre

De Gabin, dont on venait de fêter le quatorzième anniversaire, Nadine, sa mère, disait qu’il était un beau-jeune-homme-maintenant, et elle lui resservait une part de pâté à la viande avec des patates rissolées comme il les aimait, et elle lui arrangeait son lit chaque matin après avoir ouvert la fenêtre pour aérer un peu, et elle venait déposer un baiser sur ses cheveux blonds quand il était enfoui dans le gros fauteuil de fourrure synthétique devant un épisode de Plus belle la vie, tandis qu’Alain, son père, moins démonstratif, prouvait son amour à son fils en dirigeant des stages réparation de scooter des dimanches entiers ou en lui offrant une vraie canne à pêche professionnelle. [O.B.]

Hervé Snout est directeur d'abattoir. On le connaitra par sa famille un brin dysfonctionnelle, mais la famille d'un directeur d'abattoir peut elle ne pas présenter de trouble? On le connaitra par ses agissements dans les jours qui ont précédé sa disparition. On le connaitra par son inquiétante relation avec son personnel. On le connaitra par les yeux de son fils Eddy, brutal et plein de certitudes. On le connaitra par les contestations adolescentes de sa fille. On connaitra les aléas de son couple avec Odile dont « les rondeurs harmonieuses [...] ne sont pas sans générer de franches convoitises, tant de la part des hommes que des femmes» Et puis, il y a une bascule qui fait tourner ce roman social en un roman noir. Il y a cette disparition dont la résolution s'incarne dans une scène indescriptible et, entrainé par l'auteur, on se voit inscrit dans une tourmente où les différences de classe, l'absurdité du travail en usine, les écarts à la moralité et à l'éthique nous propulsent ailleurs, dans une abominable réalité.

Mais ce roman qui porte un regard tragique et pessimiste sur la société use de procédés littéraires que n'aurait pas reniés Georges Perec que l'auteur remercie pour tout, et, « en modeste hommage, ce roman ne comporte pas un seul w !». Perec inspire les descriptions minutieuses des lieux, la cartographie avec moult détails des scènes et des tableaux, le portrait topographique du décor. Et puis, il s'insère au gré de la narration dans des allusions aucunement cryptées.

Voilà donc une fable sociale, noire et saignante qui demeure dans mes lectures de choix des derniers temps.

La cuisine est à la fois cabine de pilotage, salle des machines et pièce de vie collective. Théâtre des amours et des conflits familiaux, elle est au cœur des existences, elle les jalonne, elle façonne l’architecture des journées, leur début, leur milieu, leur fin et, par ses fonctions élémentaires, l’alimentaire et le social, elle inscrit ses utilisateurs dans une norme rassurante parce que universelle. [O.B.]

D’autres décorations sont suspendues à des crochets : un attrape-rêves (Tara les note tous dans un cahier qu’elle appelle sa boutique obscure), un mobile de cailloux, une peluche de fête foraine, trois tirages papier de photographies d’elle avec sa copine Leïla retenus par des minipinces à linge le long d’un bout de ficelle. [O.B.] 

Nadine et Alain, pense aux parties de pêche avec Gabin, pense à ton petit vélo à guidon chromé au fond de la cour.  [O.B.]

Il est dans les 18 h 30 quand la vieille dame descend du bus et s’engage dans la rue Simon Crubelier.  [O.B.]

Natacha et les choses ; Natacha à la terrasse de la Clôture. [...] Natacha dans une espèce d’espace ; Natacha la Revenante ; Je me souviens de Natacha. [O.B.] 


vendredi 12 juillet 2024

Pouvoirs de la lecture - Peter Szendy

Lorsque je lis, une voix en moi m’intime de lire (« lis ! »), tandis qu’une autre s’exécute, prêtant sa voix à celle du texte, comme le faisaient les antiques esclaves lecteurs que l’on rencontre notamment chez Platon. [P.S.]

J'avais pu écouter l'auteur en entrevue sur France-Culture. Sa référence à une petite voix que certains entendent dans leur tête alors qu'ils lisent, une petite voix qui leur fait, en quelque sorte, la lecture, m'avait intrigué parce que je suis de ceux qui perçoivent cette subvocalisation. Elle m'accompagne dans mes lectures. J'étais donc curieux de lire cet essai qui en dresse l'histoire, de la lecture publique à voix haute, réalisée parfois par un esclave, à une lecture pour soi où il n'y a que le lecteur qui perçoit cette voix intérieure. L'auteur appuie ses analyses et sa démarche sur des extraits de textes marquants, des textes grecs, Platon en tête, aux œuvres plus récentes, celles de Sade, de Flaubert ou de Calvino, notamment. De la voix intérieure qui fait la lecture, il passe à la voix du texte qui s'adresse au lecteur (ou à la lectrice). On aura reconnu Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino, un archétype de l'adresse au lecteur bien que d'autres, avant Calvino, aient utilisé ce processus d'écriture, qu'on pense, à titre d'exemple, à Laurence Sterne dans La vie et les opinions de Tristram Shandy Et puis, il y a la voix impérative qui nous dit : Lis! ou Ne lis pas! Entre l'auteur, le lecteur et l'auditeur, le processus de la lecture apparait plus multiforme qu'on aurait pu le concevoir et Peter Szendy s'est donné comme mandat de soulever quelques paradoxes de ce mécanisme qui fait intervenir plus d'une voix, plus d'un objectif, plus d'un résultat. J'ai aimé ce parcours dans le monde insoupçonné de la lecture, même si cela demeure une marche ardue à travers les raisonnements et les références de l'auteur. 

mercredi 17 avril 2024

La promenade - Robert Walser

Un matin, l'envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l'escalier et me précipiter dans la rue. [R.W.]

Je ne connaissais Robert Walser que de nom sans savoir le situer sur la toile littéraire. Puis, au cœur de ma lecture d'une délicieuse biographie de Franz Kafka, son nom revient associé à celui de Kafka bien que sa légèreté soit assez distante du style du premier. Le rapprochement a été assez intrigant pour me diriger vers cette lecture de La promenade. Si je peux saisir le lien que certains peuvent faire, surtout avec L'Amérique ou le disparu, j'ai surtout reconnu une influence du maître de la digression qu'est Laurence Sterne comme dans La vie et les opinions de Tristram Shandy. En effet, dans cette promenade à laquelle Walser nous convie comme lecteur et accompagnateur de sa déambulation, le pas de côté, la digression, l'aparté, ont toutes leur place. De la librairie au tailleur, de l'urbanité au rural, du percepteur à la boulangerie, en croisant des dames, ou en acceptant une invitation à déjeuner, le narrateur ne se gène pas pour nous interpeler et nous entraîner dans des considérations parallèles. Douce lecture, s'il en est. 

Je voudrai bien croiser à nouveau cet auteur suisse.

Tandis que tu prends la peine, cher lecteur, d’avancer à pas comptés, en compagnie de l’inventeur et scripteur de ces lignes, dans le bon air clair du matin, sans hâte ni précipitation, mais de préférence d’une façon tout à fait propre, bonhomme, objective, posée, lisse et tranquille, voilà que nous arrivons tous deux devant la boulangerie déjà signalée, avec sa prétentieuse inscription dorée, et nous nous arrêtons, atterrés, enclins que nous sommes tant à l’affliction profonde qu’à la stupeur sincère devant cette grossière esbroufe et le gâchis qu’elle entraîne du même coup aux dépens d’un paysage qui nous est des plus chers. [R.W.] 

Est-ce que jamais auteur de province ou de la capitale fut, envers le cercle de ses lecteurs, plus timide et plus courtois ? Je tends à croire que non, et c’est donc avec une parfaite bonne conscience que je poursuis mes récits et mon bavardage. [R.W.] 

vendredi 12 avril 2024

Le Sortilège Modiano - Nicolas Bocq

Sa silhouette sombre s'agitait dans la salle des pas perdus, ses chaussures résonnaient en un écho sec qui permit à la petite dame au chignon de le repérer instantanément. [N.B.]

Marc Viker est un avocat de renom, il est atteint, peut-être comme l'auteur, d'un sortilège qui fait qu'il ne peut se départir du Quarto que Gallimard a dédié à Patrick Modiano, il le lit et le relit, il en parcourt des extraits, il les dit à voix haute, il s'en imprègne. Mais, plus que cela, les circonstances de la vie le replongent, comme les protagonistes créés par Modiano, dans son histoire de vie, dans ses origines, dans un passé fantomatique où se projetaient les yeux d'une adolescente, où il vivait des sentiments troubles. Ces réminiscences d'un temps révolu viennent hanter son présent et, comme à la lecture de Modiano, on ne peut que s'identifier au personnage et revivre, nous aussi, des segments de notre histoire et ressentir un peu de ce tumulte intérieur. Je l'ai lu comme un hommage à cet auteur de la mémoire et du souvenir qu'est Patrick Modiano, un hommage réussi. 

De pouvoir discuter ainsi avec une image qui circulait dans sa tête depuis plus de quarante ans, le perturbait. [N.B.]



mercredi 28 février 2024

L'abécédaire de Michel de Montaigne - Michel Magnien


Avec son sens aigu du paradoxe, vu sa solide culture humaniste, Montaigne n’était pas loin de recommander à ses lecteurs une « ignorance abécédaire ». [M.M.]

La formule de l'abécédaire peut parfois être intéressante dans le sens où elle permet de regrouper des éléments épars dans l'œuvre étudiée sous un nombre restreint de thèmes organisés de façon arbitraire selon l'ordre alphabétique. Parfois, aussi, cette façon de faire éclate les idées du texte et les morcelle dans une suite qui n'a de sens que par la première lettre des mots mis en évidence. Cette fois-ci, à la lecture de ce parcours dans les réflexions de Michel de Montaigne, je crois que j'ai ressenti plus d'une fois le désarroi dans les sauts thématiques que l'alphabet nous dessine. À travers cela, bien sûr, j'ai tout de même apprécié lire et relire les idées de ce philosophe humaniste et je ne m'en suis pas privé. 

[...] à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. [Montaigne]

Assignation - Il y a du travail à jouir de la vie ; j’en jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. [Montaigne]

Citations - Qu’on voie, en ce que j’emprunte, si j’ai su choisir de quoi rehausser ou secourir proprement l’invention, qui vient toujours de moi. Car je fais dire aux autres, non à ma tête, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par faiblesse de mon langage, ou par faiblesse de mon entendement. [Montaigne] 

Franchise - Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. [Montaigne]

Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de répondre enquêtante, non résolutive : « Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas. Il pourrait être. Est-il vrai ? », afin qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de se prendre pour des docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser. [Montaigne] 

Sagesse - Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse. [Montaigne] 

Solitude - Je trouve aucunement plus supportable d’être toujours seul que de ne le pouvoir jamais être. [Montaigne] 

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Comment vivre ? : une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse 

25/01/2016

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Antoine

Un été avec Montaigne 

27/01/2014

Zweig

Stefan

Montaigne

07/02/2021

 

 

Philosophie Magazine - Hors-série Montaigne

01/01/2015