vendredi 27 septembre 2024

Cette brume insensée - Enrique Vila-Matas

J’en étais arrivé à devenir un artiste citeur parce que précisément, très jeune, je n’arrivais pas en tant que lecteur à aller au-delà de la première ligne des livres que je m’apprêtais à lire. [E.V.M.]

Simon Schneider est artiste citeur, fournisseur de citations littéraires, il nourrit par ses perles repêchées dans la littérature du monde les ambitions littéraires de l'auteur distant, son jeune frère qui a quitté depuis longtemps la Catalogne pour devenir un écrivain caché dans la trame des rues de New York où il aura séduit par la publication de ses «romans rapides». Quelle est la contribution de Simon au succès de Rainer? Quelle part de celui-ci est attribuable au flux de citations bien senties transmises depuis la terre natale? L'auteur culte qu'est devenu Rainer se pare d'un anonymat opaque à la manière de Thomas Pynchon, mais sa manière est-elle si distincte? 

Simon raconte ces trois jours qui culminent avec sa rencontre inespérée avec l'auteur distant, trois jours de doutes et de questionnements sur son identité littéraire et celle de son frère, trois jours dans une brume insensée où la littérature, l'intertextualité et les citations jouent un rôle aussi prégnant que dans La vie mode d'emploi de Perec. 

La mise en abîme que représente ce roman fait en sorte qu'on accompagne l'auteur et le narrateur dans un jeu littéraire tout à fait jouissif.  

Caven concluait en disant qu’à l’intérieur de We Live in the Mind, on pouvait détecter la trace dans le monde de merveilleuses intuitions de Georges Perec qui déjà, en 1965, peu après avoir publié Les Choses, s’était montré d’un grand optimisme en disant que la littérature s’acheminait vers un art des citations qui serait forcément progressiste puisque l’artiste citeur prendrait à tout moment comme point de départ ce qui aurait représenté une réussite, une intéressante trouvaille pour nos prédécesseurs. [E.V.M.]

[...] il semblait stupide de jeter par-dessus bord les grandes trouvailles du passé, le vaste patrimoine de nos visions impromptues, de nos intuitions. Il était encore plus stupide de ne pas savoir s’approprier tout ce qui pouvait nous intéresser le plus dans le vaste répertoire que l’histoire de la littérature avait mis à notre disposition. [E.V.M.]

Je ne sus ou ne pus me débarrasser du soupçon que ce que j’avais vécu avec Siboney à cette occasion semblait avoir préalablement été écrit par Tóibín à son insu et pensai à tous les écrivains qui décrivent des scènes de vies de personnes réelles sans que celles-ci n’en sachent jamais rien et les écrivains encore moins. [E.V.M.] 

Un artiste citeur, pensai-je, doit savoir trouver dans les citations des solutions à tout. [E.V.M.] 

[...] je finis par renoncer parce que je tombai sous l’emprise de l’un de ces instants impromptus de tranquillité et de grande oisiveté où tout à coup la pensée se contente d’exister. [E.V.M.]

À propos de l’Introduction à l’art des citations, je lui dis qu’il suffirait de raconter comment avait évolué ma théorie sur la possibilité de construire des romans à trames intertextuelles opposées au fétichisme de l’originalité. [E.V.M.]

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mardi 24 septembre 2024

Peuple de verre - Catherine Leroux

L'extérieur n'est pas vraiment l'extérieur. [C.L.]

Dans ce futur pas si lointain, Sidonie est journaliste. Elle explore notamment le monde difficile des sans-abri, des « inlogés ». Dans les camps de fortune établis sur le territoire, des individus, des familles, des êtres sans ressources et des travailleurs à peine payés cherchent à survivre. Des disparitions mystérieuses semblent se produire, la journaliste tente de comprendre et de faire connaître ce fait qui nourrit la rumeur. Mais les circonstances du parcours personnel et professionnel de Sidonie, la controverse que suscitent ses reportages, l'opposition des pouvoirs l'entraînent vers l'errance et sa chute est totale. On la retrouve incarcérée dans une habitation ateliers pour les inlogés, un lieu qui, comme pour les asiles du passé, a pour finalité de placer à l'écart les êtres qui déparent ou dérangent la société. L'écriture directe de Catherine Leroux fait se fondre imagination et réalité et donne à cette quasi-dystopie un tour inquiétant. 

La force du déni a ceci d’intéressant : elle permet à une chose et son contraire d’exister côte à côte. [C.L.] 

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24/01/2021

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dimanche 8 septembre 2024

L'origine des larmes - Jean-Paul Dubois

Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. [J.P.D.]

Il pleut beaucoup dans L'origine des larmes. En cette année 2031, les dérèglements climatiques se sont établis à terme et cela dresse, pour le roman de Dubois, un paysage anxiogène. Paul, le personnage fétiche de l'auteur, solitaire et mélancolique comme il se doit, a envers son père un tel ressentiment qu'il abat son corps déjà inanimé dans une morgue à Toulouse. Un juge le condamnera à un an de prison avec sursis et obligation de suivre une thérapie pendant cette année. C'est donc en suivant le cours des séances mensuelles de Paul avec le docteur Guzman qui, par ailleurs, souffre de conjonctivochalasis qui fait pleurer sans répit son œil droit, que s'étalent l'histoire, la vie et les épanchements du principal intéressé. On reconnaît la plume de l'auteur qui, dans ce registre psychanalytique, se permet des digressions, des parenthèses et des écarts toujours invitants. Et les thèmes inhérents à l'œuvre de Dubois, le rapport au père, la mort et la perte, s'inscrivent encore avec un soupçon d'ironie dans ce roman qu'on pourrait qualifier de tragi-comique. 

[...] la justice des hommes ressemble au Saint-Laurent, ce fleuve inexorable qui marche et avance à pas lents. [J.P.D.] 

Il était une aberration mathématique, un barbarisme de calcul, un dénombrement surnuméraire. [J.P.D.] 

Par principe j’évite de rentrer dans les églises, mais passer devant celle-ci, regarder les emboîtements de son existence, les approximations des hommes, m’assouplit toujours l’humeur. [J.P.D.] 

2032. Généralement, je fais cela le soir du premier de l’an. Un examen rituel des propriétés du nombre de l’année. Cette fois je procède avec quarante-huit jours de retard. C’est la première fois. La première fois aussi qu’une année me déçoit autant. 2032 n’est pas un nombre premier, ni un nombre de Fibonacci, ni de Bell, ni de Catalan, ce n’est pas une factorielle, ni un nombre régulier, ni parfait, ni polygonal. L’année possède cinq facteurs premiers et dix diviseurs positifs. Ses moyennes : arithmétique : 396,8 / géométrique : 45,077710678339 / harmonique : 5,1209677419355. Je ne peux rien de plus pour lui. C’est un nombre ingrat voué à finir en poussière dans les caves du temps. [J.P.D.]

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Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon

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mercredi 4 septembre 2024

On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux - Robert Bober

Si je préfère de beaucoup l’autobus au métro – et je choisis alors une place sur la plate-forme –, c’est encore à pied que j’aime le mieux me déplacer. [R.B.]

De Robert Bober, je ne savais que peu de choses, qu'il avait été un collaborateur de Perec dans le projet de Récits d'Ellis Island, qu'il avait été réalisateur au cinéma et, au détour d'un balado de France-Culture, j'ai pu découvrir quelques-unes de ses lectures (Dans la bibliothèque de Robert Bober). Le hasard aura fait que le premier roman de Bober que je lise soit On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux. Et que cette lecture suive de près celle de Le nom sur le mur d'Hervé Le Tellier. En fait, il s'est présenté, entre ses deux lectures successives, un effet de résonance que j'aime bien déceler. Le Tellier évoque Henri-Pierre Roché car ce dernier aurait, en 1941, amorcé l'écriture de Jules et Jim, le roman dont Truffaut aura fait plus tard l'adaptation, à Dieulefit dans la Drôme où André Chaix perdra la vie en 1944. Le roman de Bober se déroule à une autre époque, au début des années soixante, et il s'ouvre sur l'opportunité qu'a Bernard, le narrateur, de faire de la figuration dans le prochain film de Truffaut, Jules et Jim. Il n'en fallait pas plus, je devrai placer le roman de Roché dans ma liste de livres à lire et le film de Truffaut dans celles des films à revoir.

On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux nous guide dans les rues de ce Paris des années soixante, mais aussi dans les souvenirs du narrateur, dans ses découvertes au hasard de conversations, dans la nostalgie d'un passé révolu, d'un passé qui hésite à se dévoiler, dans l’histoire qui émerge parfois de l’oubli. Par certains aspects et quelques thèmes, cette écriture rappelle celle de Patrick Modiano et, quant à moi, cela n'est pas pour déplaire. Voilà un roman à lire en ayant en tête les photographies de Doisneau et en musique de fond un classique de jazz manouche. 

« Que dois-je devenir ? — Un curieux. — Ce n’est pas un métier. — Ce n’est pas encore un métier. Voyagez, écrivez, apprenez à vivre partout. L’avenir est au curieux de profession. » [Extrait de Jules et Jim

C'est toujours beau, la poésie. Un jour, j'ai compris que je lui devais tout. Parce qu'avec la poésie, on peut tout dire. Il suffit de prendre rendez-vous. [R.B.] 

dimanche 1 septembre 2024

Le nom sur le mur - Hervé Le Tellier

Je cherchais une « maison natale ». [H.L.T.]

Le narrateur, l’alter ego de l’auteur, se met à la recherche d’une maison dans la Drôme. Sur le crépi d’un mur de la maison qui l’accueille, un nom, celui d’André Chaix né en 1924, mort en 1944. Voilà l’amorce de ce roman en forme d’enquête, une incursion dans la brève vie du maquisard qu’aura été André Chaix, militant des Forces françaises de l'intérieur. Voilà une reconstitution, à l'aide de quelques photos, témoignages, menus objets et extraits de journaux, du parcours d'André, de sa relation avec Simone qui devait l'accompagner au cinéma, de son engagement, jusqu'aux mouvements militaires qui causeront sa mort. C'est, sans être une biographie historique ni un essai, l'évocation d'un temps, et l'auteur se permet de transmettre ses sentiments, ses craintes et ses colères face à l'horreur de cette période. Le nom sur le mur est un récit respectueux et Le Tellier réussit à provoquer en nous l'émotion qu'il a pu ressentir lors de cette enquête et à la remémoration des souvenirs qui en émergent. 

Quand un événement fait basculer notre existence, c'est souvent des années plus tard qu'on en prend la mesure. J'ai été éjecté de l'enfance par un film, Nuit et brouillard d'Alain Resnais, vu au ciné-club du lycée. Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m'interdisaient soudain l'insouciance. J'avais douze ans et je n'étais plus que questions et colère. J'ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu'elles restent intactes. [H.L.T.]

On connaît, de l'autre côté du Rhône, en Haute-Loire, Le Chambon-sur-Lignon, autre bourg de trois milliers d'âmes [...], et les époux Trocmé, fondateurs de « l'école nouvelle cévenole » : le réseau informel du pasteur Trocmé accueillit et cacha plus de trois mille réfugiés, dont un tiers de Juifs. Parmi eux, il y eut l'écrivain André Chouraqui, l'historien Léon Poliakov, et le futur génie mathématique Alexandre Grothendieck, dont le hasard a voulu que je croise le chemin trente ans plus tard, lorsque j'avais moi aussi dix-sept ans. [H.L.T.]

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