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lundi 17 mars 2025

Mauvaises méthodes pour bonnes lectures - Eduardo Berti

Commencez à lire un livre. Avant d'arriver à la moitié (à la page 130, par exemple), perdez-le. Trouvez-en un autre. Faites comme si c'était le même livre, allez à la page 130 et lisez de là jusqu'à la fin. Vous devrez peut-être faire un certain nombre d'adaptations : comprendre que Marie s'appelle maintenant Tania, que la ville rurale du Texas est maintenant un quartier de Novossibirsk, que monsieur Wilkinson n'a plus de poulets parce que Mme Ivanov et les deux chèvres de Mme Ivanov ont largement pris leur place. Des situations de ce genre. Dites-vous que c'est à ça que servent les bons lecteurs. [E.B.]

D'Eduardo Berti, j'avais lu Un père étranger et cela avait suffi pour que je veuille à nouveau croiser son œuvre, d'autant plus que j'avais alors appris que, depuis 2014, il avait rejoint la bande des oulipiens. Mauvaises méthodes pour bonnes lectures s'inscrit tout à fait dans cet esprit de potentialités des lectures, dans un projet d'éclatement des méthodes traditionnelles de lectures pour s'engager allègrement dans un univers ludique qui donne à la lecture un nouveau vernis, une série d'ouvertures vers le jeu, vers l'amusement, le sourire et même le rire en parcourant les pages d'un ou plusieurs livres. Dans son Argentine natale, où sa formation scolaire s'est réalisée sous la dictature, le livre et son contenu devenaient un objet sérieux et dangereux. Dans cet esprit, imaginer une série de méthodes pour jouer avec le livre et la lecture constitue un pas vers la libération. Les détournements que propose Eduardo Berti dans cet opuscule sont autant de voies vers le loufoque, le farfelu et le déconcertant, mais cela nous pousse dans des tranchées où la réflexion sur notre pratique de la lecture devient incontournable. J'ai adoré m'aventurer ainsi avec Berti dans cet espace de lecture créative.

Un hapax est un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans un livre spécifique, soit dans l'ensemble de l'œuvre d'un auteur. [E.B.] 


jeudi 27 février 2025

Petites équivoques sans importance - Antonio Tabucchi

Quand l'huissier a dit : levez-vous, la cour !, et que pendant un instant le silence s'est fait dans la salle, précisément à ce moment-là, quand Federico a débouché par la petite porte en guidant le bref cortège, avec sa toge et ses cheveux déjà presque blancs, m'est venu en tête Strada anfosa. [A.T.]

J'ai enfin découvert par cette lecture un écrivain que je voulais lire depuis longtemps : Antonio Tabucchi. Cet auteur italien a contribué à faire connaître l'œuvre du poète portugais Fernando Pessoa. J'ai commencé par un recueil de nouvelles, cela m'a permis d'apprécier son écriture raffinée et son style élégant dans des formats courts.

L'expérience s'est révélée positive. Le livre présente une série de tranches de vie où le hasard, le destin ou la fatalité semblent s'immiscer. Ces éléments créent des univers autres et des moments de bascule qui incitent à la réflexion. On cherche un message ou une issue, mais le sens se dérobe et l'ambiguïté l'emporte.

L'expérience me convainc d'explorer davantage l'œuvre de Tabucchi.

Elle pense à quel point l’écriture est mensongère, avec son implacable arrogance faites de mots définis, de verbes, d’adjectifs qui emprisonnent les choses, qui les saisissent dans une fixité vitreuse, comme une libellule prise dans une pierre depuis des siècles et qui maintient l’apparence d’une libellule mais n’est plus une libellule. Telle est l’écriture, qui a la capacité d’éloigner de plusieurs siècles le présent et le passé proche : en les fixant. [Chambres, A.T.]

dimanche 23 février 2025

Les frères Lehman - Stefano Massini

Nous cheminons sur cette crête escarpée où l’Histoire se mue en Légende et où les Faits divers s’évaporent dans le Mythe. [S.M.]
J'ai lu Les frères Lehman à l'aimable suggestion d'un libraire qui me le présentait telle une œuvre particulière, mais essentielle. Le sujet de ce roman ne m'aurait pas attiré a priori. Il s'agit de l'évolution de l'économie capitaliste abordée via l'exemple du parcours atypique des frères Lehman depuis l'arrivée de Heyum Lehmann à New York en 1844, la venue de ses frères, leur premier magasin en Alabama, l'intérêt pour le coton, jusqu'à la transformation de l'entreprise qui migre vers New York et qui se définit de plus en plus comme une banque tout en en établissant les normes, qui, au Temple, tente de progresser résolument vers les bancs qui se trouvent à l'avant, jusqu'à une faillite en 2008 dans le cadre de la crise des subprimes. Voici donc un objet qui aurait pu être traité dans un essai, mais Stefano Massini, un homme de théâtre, l'a abordé comme un roman, un roman qu'il n'a pas hésité à écrire dans son ensemble en vers libres. On comprend donc la caractéristique distinctive de cette œuvre. 

Le flot des vers nous transporte à travers cette saga familiale hors du commun en mettant en valeur des personnages colorés, des êtres marqués de leur religion, des tractations de tout ordre, une histoire de leur terre d'accueil, la Guerre de Sécession, l'évolution des marchés, les occasions de transformation pour mieux ancrer l'entreprise dans son époque et la rendre incontournable. Les frères Lehman, c'est tout cela, une histoire captivante, mais aussi un humour qui suscitera parfois des éclats de rire nerveux ou une indignation profonde. Cela a été une lecture parfois difficile, qui a pu, l'espace de quelques pages, devenir monotone, mais au moment de tourner la dernière page, on réalise que Stefano Massini nous a entraînés dans un parcours formidable.

vendredi 27 septembre 2024

Cette brume insensée - Enrique Vila-Matas

J’en étais arrivé à devenir un artiste citeur parce que précisément, très jeune, je n’arrivais pas en tant que lecteur à aller au-delà de la première ligne des livres que je m’apprêtais à lire. [E.V.M.]

Simon Schneider est artiste citeur, fournisseur de citations littéraires, il nourrit par ses perles repêchées dans la littérature du monde les ambitions littéraires de l'auteur distant, son jeune frère qui a quitté depuis longtemps la Catalogne pour devenir un écrivain caché dans la trame des rues de New York où il aura séduit par la publication de ses «romans rapides». Quelle est la contribution de Simon au succès de Rainer? Quelle part de celui-ci est attribuable au flux de citations bien senties transmises depuis la terre natale? L'auteur culte qu'est devenu Rainer se pare d'un anonymat opaque à la manière de Thomas Pynchon, mais sa manière est-elle si distincte? 

Simon raconte ces trois jours qui culminent avec sa rencontre inespérée avec l'auteur distant, trois jours de doutes et de questionnements sur son identité littéraire et celle de son frère, trois jours dans une brume insensée où la littérature, l'intertextualité et les citations jouent un rôle aussi prégnant que dans La vie mode d'emploi de Perec. 

La mise en abîme que représente ce roman fait en sorte qu'on accompagne l'auteur et le narrateur dans un jeu littéraire tout à fait jouissif.  

Caven concluait en disant qu’à l’intérieur de We Live in the Mind, on pouvait détecter la trace dans le monde de merveilleuses intuitions de Georges Perec qui déjà, en 1965, peu après avoir publié Les Choses, s’était montré d’un grand optimisme en disant que la littérature s’acheminait vers un art des citations qui serait forcément progressiste puisque l’artiste citeur prendrait à tout moment comme point de départ ce qui aurait représenté une réussite, une intéressante trouvaille pour nos prédécesseurs. [E.V.M.]

[...] il semblait stupide de jeter par-dessus bord les grandes trouvailles du passé, le vaste patrimoine de nos visions impromptues, de nos intuitions. Il était encore plus stupide de ne pas savoir s’approprier tout ce qui pouvait nous intéresser le plus dans le vaste répertoire que l’histoire de la littérature avait mis à notre disposition. [E.V.M.]

Je ne sus ou ne pus me débarrasser du soupçon que ce que j’avais vécu avec Siboney à cette occasion semblait avoir préalablement été écrit par Tóibín à son insu et pensai à tous les écrivains qui décrivent des scènes de vies de personnes réelles sans que celles-ci n’en sachent jamais rien et les écrivains encore moins. [E.V.M.] 

Un artiste citeur, pensai-je, doit savoir trouver dans les citations des solutions à tout. [E.V.M.] 

[...] je finis par renoncer parce que je tombai sous l’emprise de l’un de ces instants impromptus de tranquillité et de grande oisiveté où tout à coup la pensée se contente d’exister. [E.V.M.]

À propos de l’Introduction à l’art des citations, je lui dis qu’il suffirait de raconter comment avait évolué ma théorie sur la possibilité de construire des romans à trames intertextuelles opposées au fétichisme de l’originalité. [E.V.M.]

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mercredi 17 avril 2024

La promenade - Robert Walser

Un matin, l'envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l'escalier et me précipiter dans la rue. [R.W.]

Je ne connaissais Robert Walser que de nom sans savoir le situer sur la toile littéraire. Puis, au cœur de ma lecture d'une délicieuse biographie de Franz Kafka, son nom revient associé à celui de Kafka bien que sa légèreté soit assez distante du style du premier. Le rapprochement a été assez intrigant pour me diriger vers cette lecture de La promenade. Si je peux saisir le lien que certains peuvent faire, surtout avec L'Amérique ou le disparu, j'ai surtout reconnu une influence du maître de la digression qu'est Laurence Sterne comme dans La vie et les opinions de Tristram Shandy. En effet, dans cette promenade à laquelle Walser nous convie comme lecteur et accompagnateur de sa déambulation, le pas de côté, la digression, l'aparté, ont toutes leur place. De la librairie au tailleur, de l'urbanité au rural, du percepteur à la boulangerie, en croisant des dames, ou en acceptant une invitation à déjeuner, le narrateur ne se gène pas pour nous interpeler et nous entraîner dans des considérations parallèles. Douce lecture, s'il en est. 

Je voudrai bien croiser à nouveau cet auteur suisse.

Tandis que tu prends la peine, cher lecteur, d’avancer à pas comptés, en compagnie de l’inventeur et scripteur de ces lignes, dans le bon air clair du matin, sans hâte ni précipitation, mais de préférence d’une façon tout à fait propre, bonhomme, objective, posée, lisse et tranquille, voilà que nous arrivons tous deux devant la boulangerie déjà signalée, avec sa prétentieuse inscription dorée, et nous nous arrêtons, atterrés, enclins que nous sommes tant à l’affliction profonde qu’à la stupeur sincère devant cette grossière esbroufe et le gâchis qu’elle entraîne du même coup aux dépens d’un paysage qui nous est des plus chers. [R.W.] 

Est-ce que jamais auteur de province ou de la capitale fut, envers le cercle de ses lecteurs, plus timide et plus courtois ? Je tends à croire que non, et c’est donc avec une parfaite bonne conscience que je poursuis mes récits et mon bavardage. [R.W.] 

mardi 26 décembre 2023

Échecs - Stefan Zweig

Sur le grand paquebot qui, à minuit, devait quitter New York pour Buenos Aires régnait l’animation habituelle des dernières heures. [S.Z.]
Magnifiquement traduite par Jean-Philippe Toussaint, cette nouvelle version du court roman de Zweig nommé aussi Le joueur d'échecs est un régal. On accompagne le narrateur dans ce huis clos un peu particulier que constitue un navire de croisière, mais surtout, on le suit dans son désir d'en savoir plus sur un grand maître d'échecs qui se trouve à bord, un grand maître bourru qui ne se laisse pas approcher, à moins que ce ne soit dans le silence devant les soixante-quatre cases d’un échiquier, et encore. Et puis, au hasard d'une partie où un ensemble hétéroclite de joueurs affronte collectivement le champion, l'attention va se tourner vers un inconnu qui se mêle de la partie, un inconnu qui, on le saura, a connu aussi sa part de huis clos.

Il y aurait un souffle autobiographique dans cette œuvre qui sera la dernière écrite par Zweig et ne sera publiée qu'à titre posthume. Zweig, en exil, vivait en effet en solitaire et rejouait systématiquement des parties d'échecs de grands maîtres, tel l'énigmatique docteur B.
En somme, aux échecs, vouloir jouer contre soi-même, c’est aussi paradoxal que de vouloir sauter par-dessus sa propre ombre. [S.Z.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :  

Zweig

Stefan

Montaigne

07/02/2021


vendredi 24 novembre 2023

Le club des tueurs de lettres - Sigismund Krzyzanowski

— Des bulles au-dessus d’un noyé.
— Pardon ?
En un glissando rapide, l’ongle triangulaire parcourut les reliures renflées qui nous toisaient du haut des rayonnages. [S.K.]

Sigismund Krzyzanowski est un auteur dont il est agréable de découvrir l'œuvre. On a l'impression de participer à une exploration. Encore ici, hors du temps, on pénètre dans l'antre d'une mystérieuse secte, ce club des tueurs de lettres qui réunit dans un jardin des idées des auteurs qui ont renoncé à l'écriture, mais pas à la création d'histoires et de récits. Chaque semaine l'un des leurs récite qui une pièce de théâtre, qui un conte, qui un chapitre d'un roman qui ne sera pas écrit, qui demeurera une idée émise dans un endroit clos un certain samedi. Le cadre et les contes témoignent de l'univers fascinant de cet auteur russe des années vingt, période fertile qui a aussi livré le roman Nous d'Evguéni Zamiatine duquel certains des récits des participants du Club des tueurs de lettres peuvent se rapprocher.

Au fond, les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funmabules sur les lignes, s'ils étaient des êtres vivants, redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume comme les animaux savants haïssent le fouet qui les menace. [S.K]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Krzyzanowski

Sigismund

Le marque-page

25/08/2023


dimanche 27 août 2023

Contes liquides - Jaime Montestrela (Hervé Le Tellier)

C'est un peu par hasard que je suis tombé sur un exemplaire des Contos aquosos du poète portugais Jaime Montestrela, alors que j'explorais la bibliothèque d'un ami lisboète à la recherche d'un de ces livres que l'on s'est promis depuis toujours de lire, mais que l'on n'aura généralement que le temps de feuilleter négligemment au coin d'un feu avant d'aller faire le quatrième au bridge. [H.L.T.] 

Depuis un certain temps, je cherchais cette édition des Contes liquides pour enfin la trouver tout bonnement à la bibliothèque. Montestrela est un auteur qu'Hervé Le Tellier dit avoir découvert, mais ce poète semble bien appartenir à la même catégorie que Jean-Baptiste Botul et sortir tout droit de l'imagination de son traducteur qui avoue candidement ne pas parler portugais. Cela n'enlève rien à la valeur intrinsèque de ces contes qui auraient ravi les membres de l'Oulipo, ceux-ci ayant d'ailleurs convié Montestrela à l'une de leurs réunions au titre d'invité d'honneur selon les dires de Le Tellier. Ces contes, ils tiennent chacun en quelques phrases, toujours moins d'une demi-page. On pourrait dire que la plupart sont de nature anthropologique, mais ils contiennent tous un haut degré d'absurde, de dérision et d'humour contenu. Ils se savourent à petites doses en feuilletant et se laissant guider, à la page suivante, vers un autre lieu, un autre univers, un autre versant du non-sens. Une lecture réjouissante, s'il en est.

Les chercheurs de l'Université de Leipzig, qui travaillent sur la discontinuité entre l'homme et l'animal, ont pu prouver qu'une rupture fondamentale s'est produite le 18 janvier 142 152 avant J-C, à 16h24. Ils cherchent désormais la nature exacte de l'événement. [J.M.]

Dans certaines régions d'Ishgabistan où la religion envahit toutes les sphères de la vie sociale, seuls les athées ont droit à une vie avant la mort. [J.M.] 

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Le Tellier

Hervé

La disparition de Perek

06/07/2022

Le Tellier

Hervé

L’anomalie

07/11/2020



vendredi 25 août 2023

Le marque-page - Sigismund Krzyzanowski

L’autre jour, comme j’examinais mes vieux livres et mes manuscrits rangés en piles étroitement ficelées, il se glissa de nouveau sous mes doigts : un corps plat, tendu de soie bleu pâle, piqué de broderies et terminé par une traîne à deux pointes. [S.K.]

Des comparses lecteurs m'avaient signalé ce Sigismund Krzyzanowski comme un auteur à découvrir en constatant que j'appréciais les livres de Gonçalo M. Tavares. C'est tout autre chose, dans un autre espace et dans un autre temps, mais je comprends qu'on puisse faire le rapprochement. Krzyzanowski est encore très peu connu. Certains disent que le secret de cet écrivain fantastique est une pépite de libraire. Cet auteur russe décédé en 1950 à l'âge de 64 ans n'a jamais été publié de son vivant et ce n'est que depuis les années 1990 qu'on trouve des traductions françaises de quelques-unes de ses œuvres. J'ai décidé d'amorcer ce périple de découverte par le premier recueil de nouvelles qui fut traduit du russe par Catherine Perrel et Elena Rolland-Maïski, Le marque-page. Voilà donc un auteur surprenant de modernité dont certains ont signalé la parenté avec Kafka ou avec Borges. Ses thèmes sont variés, philosophiques, et portent un regard satirique sur la société. En ouverture du Marque-page, il se dote d'ailleurs d'un chasseur de thèmes très efficace. La touche fantastique va à la rencontre du scientifique et nous propulse dans un monde où un produit novateur comme la superficine permet de faire grandir les pièces dans une société où les célibataires n'avaient droit qu'à 8 mètres carrés. Dans une autre nouvelle, La houille jaune, la planète est en manque de combustible et une commission pour la recherche de nouvelles énergies lance un concours. Un ingénieur propose d'utiliser l'énergie de la haine partagée dans la société, une source presque inépuisable. L'intrigant parallèle qu'on peut faire avec la société d'aujourd'hui fait sourire, mais c'est un sourire inquiet.

Chez l’homme, l’amour est timoré et papillote des yeux : il se réfugie dans le crépuscule, court les recoins obscurs, chuchote, se cache derrière les rideaux et coupe la lumière. [S.K.]

Il y avait eu deux tremblements de terre et un tournoi d’échecs : tous les jours deux blancs-becs prenaient place devant soixante-quatre cases – l’un avait une tête de boucher, l’autre de commis de magasin de mode – et par on ne sait quel mystère, blancs-becs et cases se retrouvaient au centre de toutes les préoccupations intellectuelles, de tous les intérêts et de tous les espoirs.  [S.K.]

La fournaise enflammait les forêts. Les selves d’Amérique et les jungles des Indes flambaient, noires de fumée. [S.K.] 

mercredi 1 février 2023

Le maître et Marguerite - Mikhaïl Boulgakov

Par un torride crépuscule de printemps, au bord des étangs du Patriarche, parurent deux citoyens. [M.B.]

Quel défi que de décrire cette œuvre particulière ! Dans un Moscou des années 30, on voit débarquer un mage noir et sa suite, un magicien qui n'est autre que Satan, qui vient bouleverser la ville et ses habitants, qui s'acharne, avec ses assistants, sur ce qui semble être une association d'écrivains moscovites et sur un théâtre qui accueillera bien involontairement sa prestation. Et puis, il y a ce roman dans le roman, celui du maître qui tente de raconter les affres des décisions du procurateur Ponce Pilate face à Jésus (Yeshoua Ha-Nozri), un manuscrit qui aura été brulé puis ressuscité. Enfin, il y a Marguerite qui n'apparait que dans la deuxième partie du roman, qui, à la manière de Faust, accepte de se faire sorcière, pour sauver le maître, qui volera littéralement à la défense de son amour d'écrivain en s'attaquant aux biens d'un critique littéraire honni. On croisera un chat égocentrique qui joue aux échecs, un cochon volant, un bal des morts destinés aux enfers, un hôpital psychiatrique et un monde russe stalinien et schizophrénique. C'est déconcertant, mais l'humour et l'ironie nous ramènent souvent au plaisir de cette lecture.

S'il nous l'avait montré, au moins, ce mage. Toi, tu l'as vu ? Où est-ce qu'il l'aura déniché, le diable le sait ! [M.B.] 

Ce qui se passa encore d'étrange, cette nuit-là, à Moscou, nous ne le savons pas, et nous ne chercherons pas, on le comprend bien, à la savoir, d'autant plus que le temps est venu pour nous de passer à la deuxième partie de ce récit empreint de vérité. Suis-moi, lecteur ! [M.B.]

Il est, bien entendu, douteux que les choses se soient précisément passées ainsi, mais ce que nous ne savons pas, nous ne le savons pas. [M.B.] 

mercredi 7 décembre 2022

La fin des temps - Haruki Murakami

L’ascenseur continuait à monter avec une extrême lenteur. [H.M.]

Dans ce roman datant de la fin des années 80, Murakami se permet une part d'imaginaire encore plus vive pour intervenir dans la trame narrative reposant sur les deux univers qui se côtoient dans le cerveau d'un informaticien. On pourrait croire que l'un de ces deux mondes est en fait un monde virtuel peuplé d'avatars, mais chacun des deux versants de cette fin des temps recèle sa portion de fantastique, sa portion de décalage avec la réalité, sa portion d'étonnant. Des ténébrides, ces monstres informes qui peuplent les souterrains de Tokyo, aux licornes qui paissent dans les prés et les forêts jouxtant une cité derrière des murs, Murakami nous entraîne dans des réflexions sur la mémoire, sur les capacités de nos cerveaux, sur la recherche et les expériences dont ils peuvent être l'objet. La structure alterne entre deux mondes, entre deux sensibilités, entre roman d'aventures et poésie fabulatrice, entre le narrateur et son ombre, entre pays des merveilles et fin du monde. Le parallélisme entre les deux univers qui s'incarnent dans l'esprit trituré du protagoniste tente lui-même d'inscrire des passerelles pour établir une perméabilité des mondes et, comme les oiseaux, se permettre de franchir la muraille. La virtualité continue à questionner, Murakami n'a pas fini de contribuer à cette interpellation du réel. 

L’acte sexuel est quelque chose d’extrêmement subtil, ce n’est pas la même chose que d’aller acheter une bouteille thermos le dimanche dans un grand magasin. [H.M.]

Ça sonnait comme du turc, mais le problème c’est que je n’avais jamais entendu parler turc de ma vie, par conséquent ce n’était peut-être pas du turc. [H.M.]

Le bon bûcheron, c’est celui qui n’a qu’une cicatrice. [H.M.]

Dans la brasserie était diffusée, on ne sait pourquoi, une symphonie de Bruckner. Je ne savais pas exactement de quel numéro il s’agissait mais, de toute façon personne ne connaît les numéros des symphonies de Bruckner. En tout cas, c’était bien la première fois que j’entendais du Bruckner dans une brasserie. [H.M.]

Après ça, je me rendis dans un magasin de disques, où j’achetai quelques cassettes. Cet assortiment varié comprenait la meilleure sélection de Johnny Mattis, La Nuit transfigurée de Schönberg dirigé par Zubin Mehta, Stormy Sandy de Kenny Burrel, Les Morceaux les plus populaires de Duke Ellington, les Concertos brandebourgeois dirigés par Trevor Pinnock, et une cassette de Bob Dylan avec Like a Rolling Stone. J’étais obligé de faire un choix varié, car je n’avais moi-même aucune idée du genre de musique qu’on avait envie d’écouter dans une Carina 1800 GT Twin Cam Turbot. [H.M.]

Je ne sais pourquoi, ça me faisait bizarre de voir un prunier dans le jardin d’un restaurant italien, mais en fait ce n’était peut-être pas si bizarre que ça. Il y a peut-être des pruniers en Italie. Il y a bien des loutres en France !  [H.M.]

Mourir, c’est laisser derrière soi une bombe de mousse à raser à moitié vide. [H.M.]

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27/11/2019

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21/10/2016


dimanche 30 octobre 2022

Voyage sentimental à travers la France et l'Italie - Laurence Sterne

- Ce point, dis-je, est mieux réglé en France - [L.S.]

Voilà une version classique de ce qu'on pourrait appeler une production dérivée ou un spin-off. En effet, le Voyage sentimental en France et en Italie raconte, par sa plume même, le parcours qu'entreprend le révérend Yorick, à n'en pas douter un alter ego de Laurence Sterne, personnage secondaire qui intervenait déjà dans l'incomparable roman La vie et les opinions de Tristram Shandy du même Sterne. La forme en est différente, le propos également, mais on retrouve avec bonheur l'écriture empreinte de digressions et quelque peu satirique de l'auteur. Nous avons donc droit à l'histoire sensible d'un voyage de Calais à Paris en passant par Lyon et d'autres communes françaises, un voyage que certains, à l'époque, surtout de jeunes Anglais bien nés, entreprenaient de façon initiatique (le Grand Tour). Yorick note, tout au long de ses pérégrinations, ses remarques à propos des mœurs déroutantes des Français, quelques points d'étude des comportements, ainsi que des observations à propos de lui-même jusqu'à commenter le battement de son cœur ou la rougeur de ses joues en présence de dames. C'est un livre d'humeur autant que d'humour.  

Comme Tristram Shandy, le Voyage sentimental échappe aux catégories, se situe à la frontière entre les genres, mais échappe à tous. Ni journal de voyage, ni récit autobiographique, ni description de la France, encore moins de l'Italie, ni même peut-être roman sentimental, il s'appuie sur toutes ces formes pour constituer un récit destiné à ébranler les lecteurs dans leurs habitudes de lecture. [extrait de la Préface d'Alexis Tadié]

Le siècle est si plein de lumière, qu'il n'est guère un pays ou un coin de l'Europe dont les rayons ne se croisent et n'échangent avec d'autres. [L.S.] 

Rien n'est plus embarrassant pour moi, dans la vie, que d'avoir à dire à quelqu'un qui je suis - car il n'est presque personne dont je ne puisse mieux rendre compte que de moi-même ; et j'ai souvent souhaité pouvoir le faire d'un seul mot - et en être quitte. [L.S.] 

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Laurence

La vie et les opinions de Tristram Shandy

27/05/2022



mercredi 28 septembre 2022

La course au mouton sauvage - Haruki Murakami

Un ami qui avait appris sa mort, par hasard, en lisant le journal, m'annonça la nouvelle au téléphone. [H.M.]

Encore une fois, Murakami m'aura fait pénétrer dans un univers qui se situe tout juste et subtilement en marge de la réalité, un monde où les événements prennent un tournant que rien ne présageait, mais un monde qui a toutes les allures du routinier alors que l'écrit est teinté dans sa simplicité d'une touche de poésie.  

Le numéro 2 d'une organisation manifestement criminelle se présente chez le narrateur, le co-responsable d'une petite entreprise publicitaire, pour le questionner au sujet d'une photo utilisée il y a quelque temps pour la promotion d'une compagnie d'assurance, une banale photo de paysage où apparaissent quelques montagnes et plusieurs moutons. L'un de ces moutons semble intéresser particulièrement l'Homme en noir. Notre narrateur sera investi malgré lui d'une mission qu'il ne peut rejeter, une mission qui sera nourrie par sa propre curiosité alors qu'il constate les liens que le décor et le mouton peuvent avoir avec son ami surnommé « le Rat ». Sa quête deviendra le sujet de ce roman. 

On aura droit à des personnages succulents, de savoureux dialogues, des descriptions et des expériences hallucinées. On ne sort pas intact de cette lecture.

Les raisons pour lesquelles un homme se met à boire régulièrement de grandes quantités d'alcool peuvent être très diverses. Le résultat, lui, est généralement le même. [H.M.]

Des souvenirs oppressants s'écroulèrent comme du sable sec. [H.M.]

Je revins m'asseoir dans le canapé, et là, au milieu des ténèbres et du silence, je rassemblai l'un après l'autre les morceaux de mon existence. [H.M.]
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L’étrange bibliothèque

21/10/2016

 

 

vendredi 27 mai 2022

La vie et les opinions de Tristram Shandy - Laurence Sterne

Je l'ai toujours dit : il auroit été à souhaiter que mon père ou ma mère, et pourquoi pas même tous deux, eussent apporté quelque attention à ce qu'ils faisoient, quand il leur plut de me donner l'existence. [L.S.]

Quelle oeuvre particulière, surprenante et déstabilisante que ce roman britannique datant de 1759-1760 ! Laurence Sterne tente d'y faire sous une forme satirique une pseudo-autobiographie du narrateur, Tristram Shandy, en débutant avec les circonstances entourant sa naissance qui, déjà, s'étalent sur quelques centaines de pages.  La vie et les opinions de Tristram Shandy est une ode à la digression. C'est un roman univers qui s'illustre par sa non-linéarité, un roman où l'auteur engage le lecteur dans son écriture, s'en soucie et lui offre des pages de réflexions, d'autres de détente, se permet des chemins de travers, des apartés, des parenthèses sinon des divagations, qui ne craint pas le coq-à-l'âne, qui nous entraînent allégrement dans l'exploration des travers de la famille, les obsessions éducatives du père ou les fixations de l'oncle sur les fortifications et les batailles célèbres. On y retrouve quelque chose de Rabelais, de Montaigne, de Swift ou encore de Cervantès et Sterne n'hésite pas à y faire référence dans ses réflexions étalées dans une multitude de courts chapitres qui se déploient en autant de dimensions. Il y a comme une espèce de fascination qui s'installe à la lecture de ce roman. 

On comprend alors pourquoi Georges Perec a pu faire de Sterne l'une de ses figures tutélaires parmi d'autres comme Flaubert, Kafka, Roussel ou Queneau. La vie et les opinions de Tristram Shandy ne serait-il pas une concrétisation d'un plagiat par anticipation, un concept défendu par les membres de l'Ouvroir de littérature potentielle ? En toute chose, la non-linéarité, l'intense utilisation de l'anecdote, la mise en abyme, la multiplicité du temps sont toutes des caractéristiques qui m'invitent à faire référence à une autre oeuvre monde, La vie mode d'emploi. Ce n'est pas sans me plaire. 

La vie et les opinions de Tristram Shandy est essentiellement constituée de digressions, de parenthèses et d'écarts. Dans un chapitre intitulé L'éloge et l'utilité des digressions, Laurence Sterne par la voix de Tristram Shandy n'écrit-il pas : « Les digressions sont incontestablement la lumière, la vie, l'âme de la lecture. » Je peux difficilement le contredire lorsque je me remets en mémoire certaines oeuvres qui m'ont marqué comme La mezzanine de Nicholson Baker, Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino, La vie mode d'emploi déjà cité ou les écrits de Richard Brautigan, d'Éric Chevillard ou de Jean-Marie Blas de Roblès qui, tous, ne font pas l'économie de la digression et du pas de côté.

Je suis né, voilà la seule chose dont je n’aie pas à douter ; et je dois encore cet avantage au hasard qui préside à toutes mes aventures. [L.S.]

Quand un homme fait le tour de la terre, sa tête fait quelques cent milles de plus que ses talons. [L.S.]

Ceux qui ne se soucient pas d’approfondir les choses, peuvent passer, sans lire, ce qui reste de ce chapitre. — Je ne l’écris que pour les curieux qui aiment et qui cherchent des choses abstraites.  [L.S.]

À quelles peines ne s’expose point en effet un homme qui se met à écrire l’histoire ? Ne fût-ce que celle du petit Poucet, il ne sait jamais les obstacles et les embarras qu’il pourra rencontrer, ni les détours qu’il sera obligé de prendre, ni les digressions qu’il sera forcé de faire.  [L.S.]

Une fois qu’on a conçu une opinion, tout ce qu’on entend, tout ce qu’on voit, tout ce qu’on lit, semble concourir à la fortifier. [L.S.]

Ce seroit à la fin abuser de ma complaisance, si, à chaque fois que je parlerai d’une chose, il falloit que je l’expliquasse. [L.S.] 

De toutes les machines qui existent, frère Tobie, dit mon père avec un air sérieux, l’homme est sans contredit la plus curieuse. [L.S.] 

C’est ce qui me conduit à l’affaire des moustaches ; mais par quelle succession d’idées ? En bonne foi, croyez-vous que je le sache ?  [L.S.]

Après un chapitre comme celui qu’on vient de voir, et surtout après la manière dont il finit, il faut nécessairement insérer quatre ou cinq pages de matières hétérogènes, pour maintenir une juste balance entre la sagesse et la folie. [L.S.]

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30/10/2022