mercredi 26 février 2020

Encre sympathique - Patrick Modiano

Il y a des blancs dans cette vie, des blancs que l’on devine si l’on ouvre le « dossier » : une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps. [P.M.]
Le personnage principal de ce roman, Jean Eyben, a déjà oeuvré pour une agence de détectives, l'agence Hutte (ne serait-ce pas celle qui intervient dans Rue des boutiques obscures?). Un vieux dossier peu documenté refait surface des années plus tard. C'est celui de Noëlle Lefebvre. Voilà l'occasion pour Modiano de nous faire déambuler dans un arrondissement de Paris, de nous transporter dans un univers appartenant aux années 60, de nous envelopper d'une douce mélancolie accompagnant la musique de ses mots, et, hors du temps, d'orienter nos réflexions vers les interstices de nos vies, les petits espaces par lesquels s'écoulent la mémoire et le souvenir.

Je me suis peu frotté à l'oeuvre de Modiano, mais avec cette nouvelle expérience, j'ai retrouvé le plaisir de reconnaître l'auteur qui m'avait entraîné dans une quête de soi jusqu'à la Rue des boutiques obscures à Rome.
Jamais Paris ne m'avait semblé aussi doux et aussi amical, jamais je n'étais allé si loin dans le coeur de l'été, cette saison qu'un philosophe dont j'ai oublié le nom qualifiait de saison métaphysique. [P.M.] 
Et cela, je l'éprouvais chaque fois que je m'aventurais sur des chemins de traverse afin de pouvoir ensuite écrire noir sur blanc mon itinéraire, chaque fois que je vivais une autre vie - en marge de ma vie.  [P.M.]
Mais vous avez beau scruter à la loupe les détails de ce qu'a été une vie, il y demeurera des secrets et des lignes de fuite pour toujours. [P.M.] 
Appréciation : 4/5
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dimanche 23 février 2020

L'énigme des premières phrases - Laurent Nunez

Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ? [L.N.]
Autrefois, naguère, alors étudiant au collégial, dans un cours de littérature, on m'a demandé, plus d'une fois, d'interpréter des oeuvres, d'exprimer ce que l'auteur a bien pu vouloir dire dans le texte qu'il nous a livré. Je me suis toujours opposé à cette façon d'aborder un texte, prétextant que chaque lecture est en elle-même une oeuvre de création et qu'il n'existe donc pas d'interprétation canon d'un roman, d'un poème ou de toute oeuvre écrite. Je me souviens qu'en équipe, nous avions eu à présenter la lecture d'une oeuvre poétique. Après que nous en ayons fait la lecture à haute voix, l'enseignante nous en réclamait l'analyse. Nous avons alors refusé de fournir une analyse autre que celles que chacun des auditeurs de la classe avait spontanément faites à l'écoute du texte. Je ne crois pas que ce fut bien reçu de la part de l'enseignante.

Tout cela pour dire que l'analyse littéraire formelle, scolastique et dogmatique ne m'intéresse point. Mais le jeu auquel se livre Laurent Nunez dans L'énigme des premières phrases est tout autre, même s'il emprunte à l'analyse littéraire le langage ainsi que la forme. Cela est réalisé avec une approche ludique telle que la réception ne peut qu’en être teintée. C’est donc avec une ouverture de bon aloi que je me permettais de passer d’un chapitre à l’autre, d’une décortication de première phrase à une autre, de « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » de Camus à « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. » de Queneau. Nunez détricote ces incipits connus ou d’autres qui le sont moins, en cherchant de mot en mot, littéralement, un sens que le lecteur qu’il est peut lui attribuer et relire ainsi l’œuvre entière dans le germe que constitue cette première phrase. Certains y voient peut-être une oeuvre d’érudition, j’ai voulu y voir une expédition jubilatoire dans l’univers littéraire. Collectionneur à mes heures de premières phrases, je ne pouvais d'aucune façon y être insensible.
« Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. » [Flaubert dans Bouvard et PécuchetFlaubert déploie devant nos yeux une causalité parodique [...], l’écrivain se moque visiblement de la facilité qu’a l’esprit humain de créer des liens, de trouver des prétextes à tout, et de croire nécessaire ce qui n’est que possible. [L.N.]

Appréciation : 4/5 


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mercredi 5 février 2020

Comment parler des lieux où l'on n'a pas été? - Pierre Bayard

Les inconvénients des voyages ont été suffisamment étudiés pour que je ne m'attarde pas sur ce sujet. [P.B.]
Suivant l'esprit de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?, Pierre Bayard s'attaque ici aux lieux. Évidemment, Bayard étant fidèle à sa mission, il s'agit des lieux principalement présents dans la littérature. Voici donc « différentes manières de ne pas voyager » à l'usage de celles et ceux que Bayard nomme les voyageurs casaniers. On aura droit à des autobiographies d'auteurs qui n'ont pas eu l'heur de visiter les lieux qu'ils décrivent, à des essais écrits par des gens qui ne se sont pas rendus aux emplacements qui font l'objet de leur texte, à des écrivains mythomanes et à divers cas où la littérature a créé des univers fictionnels au grand plaisir, souvent, des lecteurs que nous sommes. De Marco Polo à Emmanuel Kant, de Chateaubriand à Édouard Glissant qui décrit l'île de Pâques, Bayard nous transporte et nous trimballe en nous chavirant et nous emballant. Il a encore frappé juste avec cette incursion dans le monde du voyage sans déplacement.

Le fait que des écrivains, et, au-delà, de nombreux essayistes placés dans des situations où ils sont conduits à forger des fictions, parviennent à rendre réels des lieux qu'ils ne connaissent pas et à leur conférer une forme plausible d'existence pose en effet la question de savoir de quelle nature est l'espace dont traite la littérature et comment celui-ci parvient à trouver place dans le langage. [P.B.]
J’ai mêlé bien des fictions à des choses réelles, et malheureusement les fictions prennent avec le temps un caractère de réalité qui les métamorphose. [Chateaubriand cité par P.B.] 
Le pays de bric et de broc que construit Psalmanazar avec l’appui de ses auditeurs bienveillants montre bien qu’il joue, comme de nombreux voyageurs casaniers, non pas avec l’espace géographique réel auquel la science a affaire, mais avec un espace aberrant, qui est celui-là même qu’invente la littérature pour décrire le monde. [P.B.] 
Pierre Bayard, pour la librairie Mollat, a présenté ici son ouvrage : http://bit.ly/2QFap5Z

Appréciation : 4/5
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