mardi 29 octobre 2019

Vingt-trois secrets bien gardés - Michel Tremblay

Il est installé dans sa chaise haute qui trône dans le bow-window de la salle à manger, là où pendant les fêtes on dresse le sapin de Noël. [M.T.]
C'est en utilisant la troisième personne que Michel Tremblay jongle avec ses souvenirs retrouvés et nous offre, en conservant ainsi un certain recul, des tranches de vie s'étalant sur plusieurs périodes. En ligne pas si droite qu'on pourrait le croire avec d'autres livres qu'il a commis tels  Les vues animées, Douze coups de théâtre ou Un ange cornu avec des ailes de tôles, Michel Tremblay use de sa plume pour livrer quelques épisodes de l'existence d'un jeune garçon du Plateau qui se nommait, lui aussi, Michel Tremblay. C'est avec candeur qu'il nous offre ainsi de courts moments teintés de tendresse et d'émotion, des instants parfois amusants, parfois embarrassants. On a toujours le sentiment de le connaître ou de l'avoir connu ce jeune Michel et on ne peut sortir de cette lecture qu'avec un large sourire.

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Tremblay

Michel

Les vues animées 

08/02/2014

Tremblay

Michel

Offrandes musicales

15/12/2021

mardi 22 octobre 2019

La joie discrète d'Alan Turing - Jacques Marchand

Le port de Southampton, mai 1926. Pour permettre aux passagers de débarquer, des matelots viennent d'immobiliser une longue passerelle de bois entre le ferry et le quatrième quai du port. [J.M.] 
Jacques Marchand nous livre ici un roman biographique dont le thème est l'existence d'un mathématicien hors norme qui a, d'une certaine façon, contribué à changer nos vies, l'insaisissable Alan Turing. L'auteur, en faisant de Turing le personnage d'un roman, se permet ainsi d'aller au-delà de ce que l'on connaît de ce personnage secret, d'imaginer ses pensées, ses réflexions ou ses tourments au regard de sa vie ou des êtres qu'il côtoie. Il peut écrire ce pan non connu de l'existence d'Alan Turing comme une extrapolation imaginée résultant d'une enquête que le narrateur a menée sur les traces de son sujet de recherche, enquête qui, elle-même, est l'objet de chapitres en alternance avec le vécu trouble d'Alan. Mais, comme le précise l'auteur : « Comme tout roman portant sur des événements réels, celui-ci entremêle par moments l'objectivité factuelle et la rêverie. ». En ce sens, Jacques Marchand aura, à l'égard d'Alan Turing, appliqué un mode d'écriture semblable à celui que François-Henri Désérable s'était permis dans la production de son Évariste dont le thème était la courte vie du plus romantique des mathématiciens, Évariste Galois. C'est dans un univers totalement différent (celui, britannique, des années 1930 à 1950) qu'Alan Turing a développé ses recherches, mais Jacques Marchand nous fait bien sentir tout le poids de ce contexte et l'ensemble de contraintes que cela imposait à un être aussi différent que ce créateur mathématicien. À mon regard, Marchand a bien relevé le défi qu'il s'était lancé.
Rien n'oblige un mathématicien à n'être qu'un cerveau purement rationnel. Il arrive fréquemment qu'un souci esthétique plus ou moins conscient agisse sur sa manière d'envisager un problème. [J.M.]
Pour Alan, le raisonnement mathématique s'appuie alors sur deux facultés de l'esprit qui se complètent l'une l'autre, l'intuition et l'inventivité. L'intuition émet des jugements spontanés, des jugements qui ne résultent aucunement d'un enchaînement délibéré de réflexions. Après coup seulement, la raison consciente se penche sur ces jugements spontanés pour vérifier leur justesse. Cette méthode de travail s'apparente, même si le texte ne le précise pas en toutes lettres, à celle des artistes et des écrivains. On effleure ici une idée très ancienne, reprise d'un siècle à l'autre, voulant que l'imagination poétique et la rêverie mathématique se déploient dans les mêmes aires de la pensée. [J.M.]
Rien ne lui plaît davantage que de prêter attention au réel tel qu'il se présente, avant que les mots et la pensée se mettent à l'altérer. [J.M.] 
Ses nouvelles recherches le réchauffent, il est content surtout de renouer avec la beauté et la logique formelles à l'oeuvre dans les manifestations les plus humbles du vivant. Comme toujours, les mathématiques l'apaisent quand elles lui permettent de s'approcher du mécanisme secret des choses. [J.M.] 

lundi 7 octobre 2019

Et si les oeuvres changeaient d'auteur ? - Pierre Bayard

Il existe un si grand nombre de raisons de ne pas laisser les auteurs en l'état, mais de les transformer, en partie ou en totalité, que je m'en tiendrai ici à trois. [P.B.]
Pierre Bayard, critique littéraire iconoclaste, marche dans les pas de Borges qui nous avait offert un surprenant Pierre Ménard, auteur du Quichotte. Portant plus loin son regard ludique sur la littérature, posture développée dans des ouvrages comme Comment améliorer les oeuvres ratées? ou Comment parler des livres que l'on a pas lus?, Bayard redonne encore ici au lecteur un pouvoir de création en libérant toute la potentialité que recèle la réattribution des oeuvres à de nouveaux auteurs.

Si l'essayiste nous amène dans cette analyse à revoir certaines manipulations biographiques ou créations de pseudonymes issues d'interventions de quelques écrivains sur eux-mêmes (Émile Ajar ou Vernon Sullivan, par exemple), il nous offre également une réflexion sur des théories concernant l'origine de certaines oeuvres comme L'Odyssée (récit écrit par une femme), les pièces attribuées à Shakespeare (ou à Édouard De Vere, un comte d'Oxford) ou celles signées Molière (qui auraient pu l'être par Corneille). Poussant encore plus loin la démarche révélée ici, il se permet d'explorer de nouvelles réattributions, comme L'étranger de Franz Kafka ou Autant en emporte le vent de Tolstoï, expliquant à chaque fois comment ce nouvel auteur vient teinter la lecture du texte original, comment on peut y reconnaître sa plume, sa façon de faire, l'univers de ses personnages comme ses thématiques récurrentes. Puis, dans un nouveau saut qualitatif, Bayard abat certaines frontières théoriques et envisage Le Cuirassé Potemkine d'Alfred Hitchcock ou Le Cri de Robert Schumann. Délectable.


On pourrait croire que Pierre Bayard a bien choisi ses pairages oeuvres-auteurs pour mieux illustrer ses thèses et dégager ainsi la puissance critique qui peut s'exprimer par le changement d'auteur. C'est probablement le cas, mais dans la mesure où à la fois l'oeuvre et l'auteur appartiennent à ce que lui-même appelle la bibliothèque collective (l'ensemble large de tous les livres déterminants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné) ou encore la bibliothèque virtuelle (un espace ludique de communication sur les livres dans lequel il est admis de parler de livres non lus ou seulement parcourus), on pourrait imaginer que tout pairage puisse révéler, par une nouvelle lecture, un potentiel critique novateur, un regard différent, un angle propre, venant encore confirmer que la lecture constitue un acte foncièrement créateur.


Bayard m'aura encore fasciné par ce curieux essai où la théorie érudite est poussée vers le jeu littéraire, où la thèse exprimée devient ludisme créateur.


[...] tout nom d’auteur est un roman. Loin d’être un simple mot, il attire autour de lui toute une série d’images ou de représentations, tant personnelles que collectives, qui viennent interférer avec le texte et en conditionnent la lecture. [P.B.]
Autrement dit, la part d’invention que comporte toute activité de lecture ne s’arrête pas à l’oeuvre, elle s’étend jusqu’à l’auteur, qui est lui-même pris dans ce mouvement de création. On pourrait de ce fait aller jusqu’à dire que, d’une certaine manière, l’auteur fait lui aussi partie de l’oeuvre et en constitue même un personnage, pour être comme elle soumis au travail de réécriture du lecteur. [P.B.]
Préserver le dynamisme du texte et l’intérêt de la lecture en prônant le recours systématique à l'attribution mobile, c’est donc prendre la mesure de tous les mondes possibles qui se rencontrent en chaque oeuvre et de tous les auteurs qui auraient pu l’écrire, et, loin de s’arrêter à telle filiation définitive, nouer sans cesse, entre les écrivains et les textes, de nouvelles unions. [P.B.]

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