mardi 26 décembre 2023

Échecs - Stefan Zweig

Sur le grand paquebot qui, à minuit, devait quitter New York pour Buenos Aires régnait l’animation habituelle des dernières heures. [S.Z.]
Magnifiquement traduite par Jean-Philippe Toussaint, cette nouvelle version du court roman de Zweig nommé aussi Le joueur d'échecs est un régal. On accompagne le narrateur dans ce huis clos un peu particulier que constitue un navire de croisière, mais surtout, on le suit dans son désir d'en savoir plus sur un grand maître d'échecs qui se trouve à bord, un grand maître bourru qui ne se laisse pas approcher, à moins que ce ne soit dans le silence devant les soixante-quatre cases d’un échiquier, et encore. Et puis, au hasard d'une partie où un ensemble hétéroclite de joueurs affronte collectivement le champion, l'attention va se tourner vers un inconnu qui se mêle de la partie, un inconnu qui, on le saura, a connu aussi sa part de huis clos.

Il y aurait un souffle autobiographique dans cette œuvre qui sera la dernière écrite par Zweig et ne sera publiée qu'à titre posthume. Zweig, en exil, vivait en effet en solitaire et rejouait systématiquement des parties d'échecs de grands maîtres, tel l'énigmatique docteur B.
En somme, aux échecs, vouloir jouer contre soi-même, c’est aussi paradoxal que de vouloir sauter par-dessus sa propre ombre. [S.Z.]

__________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :  

Zweig

Stefan

Montaigne

07/02/2021


dimanche 17 décembre 2023

Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable - Hervé Le Tellier

Je pense que vous tenez entre les mains une réédition des Amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, ou mille réponses à la question « À quoi tu penses ? » [...]. [H.L.T.]

Voici encore un ouvrage hors norme, digne du Papou (dans la tête) qu'était Hervé Le Tellier, digne de l'oulipien qui ne recule pas devant les défis que peuvent représenter des contraintes un peu folles, digne d'un auteur qui ne répugne pas la forme courte. Ces mille réponses à la question « À quoi tu penses ? » ratissent large, s'insinuent dans plein de recoins inhabituels, prennent la forme de réflexions inattendues portant sur des sujets tout aussi improbables, se répercutent dans nos propres ruminations et provoquent des sourires en coin qu'on ne peut réprimer. J'ai adoré ce joyeux parcours à petite dose dans les pensées de cet auteur à l'œuvre protéiforme.

Je pense qu'à raison d'un livre par semaine, on finit par en lire trois mille en une vie, et que ce ne sont sans doute pas les bons. [H.L.T.]
Je pense que c'est très facile de démontrer que racine de deux est irrationnel, et que pourtant le concept d’irrationalité a été difficile à admettre. [H.L.T.]
Je pense que Dieu n'a jamais eu complètement le temps de finir l’ornithorynque, parce qu'il lui manque des ailes et une hélice. [H.L.T.]
Je pense que si on me demandait quels livres j’emporterais sur une île déserte, je citerais des livres que j'ai déjà lus, alors que je ferais mieux de choisir des livres que je n'ai jamais lus. [H.L.T.]

______________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Le Tellier

Hervé

Esthétique de l’Oulipo

27/10/2023

Le Tellier

Hervé

La disparition de Perek

06/07/2022

Le Tellier

Hervé

L’anomalie

07/11/2020


 

vendredi 8 décembre 2023

Désir pour désir - Mathias Énard

Le vernis, l'acide nitrique et l'essence du térébinthe : Amerigo sut qu'il se trouvait bien dans un atelier de gravure - il reconnut les effluves de cuivre mordu, de laque ; puis de papier mouillé, d'encre, de colle de poisson, de sève de mastic et de gnôle de raisin. [M.É.]

Mathias Énard, avec toute sa verve littéraire, nous transporte, par cette nouvelle, dans la Venise du XVIIIe siècle au moment du carnaval. Il y explore et nous entraîne avec lui dans un univers de passion, de flamme, de cœur, d'amour et d'art. D'une écriture raffinée, ce court texte nous permet de longer le Grand Canal et ses canaux affluents, de prendre le pouls de lieux secrets dans un clair-obscur qui stimule l'imagination, de croiser des masques, d'assister à des échanges autour d'une table de jeu dans un casin privé, d'écouter la musique et les chants des filles de chœur de l'Ospedale della Pietà, de vivre une histoire vénitienne.

Venise est une magnifique sorcière, un doux poison, une flûte mortelle, la patrie des mensonges et du commerce, des raisins de Corfou, des soieries, du marché du Rialto, des bateaux qu'on voit décharger sur la Riva, des palais et des richesses, des épices, des soldats, des territoires lointains, des intrigues, des pleurs; Venise du théâtre, de la peinture, de la musique et du danger, des masques et des capes; Venise des condotierri et de la douane. Venise érotique et religieuse, ouverte et fermée, secrète et puissante, maîtresse des mers, des galères et des caravelles; Venise de Raguse à Constantinople; Venise de la bauta, du Bucentaure et de la grâce.  [M.É.]

___________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Énard

Mathias

Boussole

05/05/2017

Énard

Mathias

Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs

28/03/2021

Énard

Mathias

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

21/04/2019




vendredi 24 novembre 2023

Le club des tueurs de lettres - Sigismund Krzyzanowski

— Des bulles au-dessus d’un noyé.
— Pardon ?
En un glissando rapide, l’ongle triangulaire parcourut les reliures renflées qui nous toisaient du haut des rayonnages. [S.K.]

Sigismund Krzyzanowski est un auteur dont il est agréable de découvrir l'œuvre. On a l'impression de participer à une exploration. Encore ici, hors du temps, on pénètre dans l'antre d'une mystérieuse secte, ce club des tueurs de lettres qui réunit dans un jardin des idées des auteurs qui ont renoncé à l'écriture, mais pas à la création d'histoires et de récits. Chaque semaine l'un des leurs récite qui une pièce de théâtre, qui un conte, qui un chapitre d'un roman qui ne sera pas écrit, qui demeurera une idée émise dans un endroit clos un certain samedi. Le cadre et les contes témoignent de l'univers fascinant de cet auteur russe des années vingt, période fertile qui a aussi livré le roman Nous d'Evguéni Zamiatine duquel certains des récits des participants du Club des tueurs de lettres peuvent se rapprocher.

Au fond, les écrivains sont des dresseurs de mots professionnels, et les mots qui font les funmabules sur les lignes, s'ils étaient des êtres vivants, redouteraient et haïraient à coup sûr le bec fendu de la plume comme les animaux savants haïssent le fouet qui les menace. [S.K]

______________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Krzyzanowski

Sigismund

Le marque-page

25/08/2023


mercredi 22 novembre 2023

Les rillettes de Proust et autres fantaisies littéraires - Thierry Maugenest

Si l'inspiration se fait désirer, ne l'attendez pas. Allez dans votre bibliothèque et copiez les premiers mots des romans de votre choix. Avec beaucoup de patience et un peu de chance, vous écrirez une œuvre cohérente à moindres frais. [T.M.]

Sous le couvert d'un recueil de conseils à certaines et certains qui pourraient vouloir embrasser la carrière d'auteur, Thierry Maugenest, dont j'avais déjà lu Bâchez la queue du wagon-taxi avec les pyjamas du fakir, s'est permis une nouvelle dérive dans le monde des fantaisies littéraires à moins que Les rillettes ne précèdent La queue. Voici donc un ensemble de courtes recommandations de rédaction appuyées et illustrées, les unes par des extraits de textes d'auteurs reconnus, d'autres par des exemples inédits tout aussi impayables. Cela va de l'inspiration au choix des mots, des coquilles à la lourdeur des styles, des tics de langue à la détermination de l'incipit, et, chaque fois, une ou plusieurs plumes viennent corroborer par leurs échantillons l'esprit de la recommandation ou celle de sa négation. Des exercices pratiques couronnent le tout. Il est donc ici essentiellement question de littérature, de mots et surtout d'humour. Un petit régal, s'il en est.

_______________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Maugenest

Thierry

Bâchez la queue du wagon-taxi avec les pyjamas du fakir

10/01/2020



 


dimanche 19 novembre 2023

Paris, mille vies - Laurent Gaudé

Je ne sais pas depuis combien de temps cette nuit m’attendait. [L.G.]

C'est le premier écrit de Laurent Gaudé que je me permets de lire. J'ai plongé dans ces pages sans attente particulière et j'ai été charmé. J'ai suivi comme le narrateur à sa sortie de la gare Montparnasse cette ombre qui nous faisait parcourir, hors du temps, les lieux et les moments d'un Paris nocturne et plein de mystères. J'ai marché dans les pas de Villon et de ses comparses, et au tournant d'une ruelle, ce sont les communards qui surgissaient dans les pages de cette déambulation fantasmagorique, pour ensuite voir Victor Hugo à la tête d'un cortège vers le cimetière où sera inhumé son fils Charles. Laurent Gaudé a aménagé des passerelles temporelles au cœur de l'histoire de Paris et il nous mène, sous le couvert d'une ombre furtive, dans quelques venelles où l'Histoire a pu laisser quelques marques, quelques vestiges renaissants. Voilà donc une errance poétique dans une ville qui tente de se souvenir et qui exhale des moments de mémoire lors d'une nuit hallucinée. Convaincu, je l'ai été.

“Frères humains qui après nous vivez…” Pourquoi est-ce que je pense à lui ? Est-ce parce que j’en suis un, cinq siècles plus tard, de ces frères humains qui après lui vit, qui après lui arpente ces mêmes rues ? Ou simplement parce que je connais ses mots et que cela crée un lien entre nous ? Comme il est doux de l’entendre, de pouvoir prononcer ses vers. [L.G.]

Où nous mène cette nuit ? À l’épuisement de tout ? Les ombres du passé ont pris possession des rues. [L.G.]

Alors cette ville est mienne, oui, parce qu’elle m’a été donnée. Et tout ce qui bruisse en elle, la clameur du passé, le fracas, les révoltes, les foules pressées, le pas hésitant des poètes, les solitudes côte à côte et les grands espoirs de foules, sont miens. Je prends tout. Je retrouve Paris. [L.G.]

vendredi 17 novembre 2023

Joconde jusqu'à 100 : 99 (+1) points de vue sur Mona Lisa - Hervé Le Tellier

- Pourkoikelsouri ? dit Zazie
- J'en sais rien, moi, pourquoi, dit Gabriel. Tu peux pas admirer tranquillement comme tout le monde ?
[H.L.T.]

Un hommage à Raymond Queneau et à ses Exercices de style, un hommage particulier à une œuvre universellement reconnue en lui faisant subir le regard intéressé d'une centaine d'intervenantes et d'intervenants de tout acabit, voilà Joconde jusqu'à 100, cet écrit inclassable signé Hervé Le Tellier. De la coiffeuse de Mona Lisa à son avocat, de Marguerite Duras à Albert Camus, du logicien au psychanalyste, chacune et chacun livre son point de vue et on s'amuse avec l'auteur. On reconnaît la touche du Papou (Des papous dans la tête) aux petits bijoux d'humour que chacun des points de vue constitue. Je n'ose en dire plus pour vous laisser tout le plaisir de la découverte. 

 


________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Le Tellier

Hervé

Esthétique de l’Oulipo

27/10/2023

Le Tellier

Hervé

La disparition de Perek

06/07/2022

Le Tellier

Hervé

L’anomalie

07/11/2020



lundi 13 novembre 2023

1508. La traversée du vide - Étienne Beaulieu

C'est un livre un peu fou que tu tiens entre tes mains, qui sont peut-être douces ou calleuses, je ne sais pas. Il raconte l'histoire incertaine de maître Thomas Aubert, dont l'existence de brume et d'histoire se perd dans la mémoire. [É.B.]

1508. La traversée du vide aurait pu être un essai construit autour du mince fil que représentait ce que l'on sait d'un certain navigateur dieppois nommé Thomas Aubert, un navigateur qui aurait en 1508, 25 ans avant Cartier, exploré les rives de Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent et même, semble-t-il, ramené à Dieppe sept autochtones. Cela aurait pu être un essai mais la trame historique présentait des faiblesses importantes et l'auteur nous rappelle moulte fois le caractère nébuleux, flou, presque anonyme et sans visage de ce maître ès inexistence qu'est le capitaine de La Pensée, Thomas Aubert. On a donc plutôt droit à une fiction historique qu'on pourrait apparenter à de la littérature fantastique ou même lyrique avec un auteur qui intervient auprès du lecteur pour le prendre à témoin. Je dois avouer que, plus d'une fois, j'ai été dérouté. Entre l'enquête à Dieppe, les fresques oubliées, les cartes apocryphes et les personnages n'ayant laissé que peu ou prou de traces réelles sinon dans l'imaginaire historique, je me suis un peu perdu dans ce dédale. Et, finalement, je conçois qu'on puisse aborder cet ouvrage tel un exercice de poésie lyrique sur un thème se situant quelque part dans un creux de l'histoire. Je n'étais peut-être pas préparé à recevoir ce type de texte et si les envolées littéraires m'ont parfois distrait, j'ai tout de même tirer de cette lecture un certain plaisir à prendre connaissance de ce volet obscur du passé, ce récit transmarin qui émane de la brume s'amassant à l'ouverture du golfe du Saint-Laurent.

Un grand merci à Babelio et aux Éditions Varia du Groupe Nota Bene pour l'envoi de ce texte dans le cadre d'une opération "Masse Critique 100 % québécoise".

mercredi 8 novembre 2023

Le plagiat par anticipation - Pierre Bayard

Le plagiat est aussi ancien que la littérature, à laquelle il rend indirectement hommage. [P.B.]

À chaque fois que j'aborde une nouvelle œuvre critique de Pierre Bayard, je redécouvre tout ce que le plaisir de la lecture me fait vivre et comment comme lecteur, avec mon histoire de livres lus, de livres connus ou même de livres que je n'ai pas lus, mais dont je peux parler, je teinte le livre que je lis, contribue à l'image que je m'en fais et collabore ainsi à sa création. C'est en 2009 que Bayard publie Le plagiat par anticipation. Il ne s'en cache pas, il n'est pas le créateur de ce concept déjà largement débattu par l'Ouvroir de littérature potentielle (l'Oulipo). En effet, les membres de ce groupe de chercheurs littéraires ont souventes fois reconnu dans des œuvres du passé des contraintes d'écriture qu'ils venaient pourtant de cerner. C'est dans ce cadre qu'ils mettent en lumière dans le passé quelques plagiaires par anticipation d'œuvres plus récentes. 

Bayard précise ici la définition du plagiat par anticipation en lui réattribuant l'intentionnalité comme élément essentiel et en en faisant ainsi le double symétrique du plagiat classique. C'est dans cet ordre d'idée que Bayard peut prétendre retrouver quelque chose de Conan Doyle chez Voltaire, particulièrement dans son conte philosophique Zadig ou la destinée. On prend plaisir à découvrir ainsi quelques plagiaires de renom puisant dans l'histoire littéraire qui les suit des idées, des thèmes, des styles qu'ils insèrent dans leurs travaux écrits. On sent tout l'humour ironique de Bayard poindre dans cet essai qui prône pour une nouvelle façon de concevoir l'histoire littéraire qui se transposterait également dans le domaine des arts.

Pierre Bayard m'a encore une fois passionné par sa fiction théorique.

________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Bayard

Pierre

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits

09/05/2021

Bayard

Pierre

Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?

05/02/2020

Bayard

Pierre

Comment parler des livres que l’on n’a pas lus?

13/06/2009

Bayard

Pierre

Et si les œuvres changeaient d’auteur?

07/10/2019

Bayard

Pierre

Il existe d’autres mondes

20/07/2017

Bayard

Pierre

Le hors-sujet : Proust et la digression

07/09/2022

Bayard

Pierre

Le titanic fera naufrage

26/09/2020



dimanche 5 novembre 2023

Poèmes de métro - Jacques Jouet

J'écris, de temps à autre, des poèmes de métro. Ce poème en est un.
Voulez-vous savoir ce qu'est un poème de métro ? Admettons que la réponse soit oui. Voici donc ce qu'est un poème de métro.
Un poème de métro est un poème composé dans le métro, pendant le temps d'un parcours.
Un poème de métro compte autant de vers que votre voyage compte de stations moins un.
Le premier vers est composé dans votre tête entre les deux premières stations de votre voyage (en comptant la station de départ).
Il est transcrit sur le papier quand la rame s'arrête à la station deux.
Le deuxième vers est composé dans votre tête entre les stations deux et trois de votre voyage.
Il est transcrit sur le papier quand la rame s'arrête à la station trois. Et ainsi de suite.
Il ne faut pas transcrire quand la rame est en marche.
Il ne faut pas composer quand la rame est arrêtée.
Le dernier vers du poème est transcrit sur le quai de votre dernière station.
Si votre voyage impose un ou plusieurs changements de ligne, le poème comporte deux strophes ou davantage.
Si par malchance la rame s'arrête entre deux stations, c'est toujours un moment délicat de l'écriture d'un poème de métro.
[Qu'est-ce qu'un poème de métro ? Jacques Jouet]

Le recueil Poèmes de métro constitue une œuvre oulipienne (c'est-à-dire, une œuvre écrite en respectant une ou plusieurs contraintes que l'auteur a bien voulu s'imposer de lui-même), une œuvre oulipienne donc qui est tout à fait savoureuse. J'ai pris du plaisir à m'aventurer dans ce métro en observant l'auteur s'inspirer de l'activité caractéristique des voyageurs allant de station en station, qui en lisant, qui en grignotant, qui en parlant seul ou en chantonnant pour passer le temps. Certains des poèmes ont pour sujet l'écriture de poèmes de métro, d'autres portent sur ce transporteur souterrain et la faune qui le visite, d'autres enfin se permettent de nous propulser ailleurs dans la tête de l'auteur. On s'imagine dans la position de cet auteur contraint par une règle qu'il n'est pas si simple de respecter et on reste admiratif quant au résultat. L'espace d'un instant, je me suis vu dans le métro de Montréal tenant crayon et carnet, pour constater que Jouet dans son XXIIIe projet de poème était dans ce même métro de Montréal visitant le sous-sol de la ville et constatant que la voix annonçant ici les stations ne cesse de revenir à la charge constituant ainsi une surcontrainte.


mercredi 1 novembre 2023

L'allègement des vernis - Paul Saint Bris

Il a réduit la peinture à sa stricte matière, à sa quintessence, à ses deux dimensions : un mince film coloré aussi fragile que l’aile d’un papillon, un agglutinat de pigments et de liants fin comme une peau humaine, si fin qu’il a pu admirer le dessin au travers. [P.S.B.] 

C'est à un parcours teinté de satire et de mystère dans le monde peu connu de la restauration d'art et de la muséologie que nous convie Paul Saint Bris et son roman L'allègement des vernis. La nomination au Louvre d'une nouvelle présidente qui n'était pas issue de l'univers scientifique ni muséal provoque une petite révolution dans l'approche de la marque pour la rendre décomplexée. Après quelques semaines d'observation et de consultation, on assiste à l'hallucinante présentation d'une firme de consultants ayant réalisé un audit sur la fréquentation du musée. À force de chiffres, d'abréviations énigmatiques et d'anglicismes du jargon marketing, sont avancées de surprenantes propositions ayant pour objet de faire croître le nombre annuel d'entrées tout en favorisant une expérience client optimale. La plus osée de ces pistes n'est rien de moins qu'une restauration de La Joconde. Aurélien est conservateur et directeur du département des Peintures, il voit tout le risque qu'une telle restauration peut présenter, mais la décision est prise et il est prévu d'effectuer sur le chef-d'œuvre un allègement des vernis devant en révéler les couleurs originales et ainsi créer un événement planétaire. Depuis la recherche d'un restaurateur à la hauteur, l'analyse des techniques à utiliser et le déroulement de la sensible opération, on sera amené à effectuer une exceptionnelle plongée dans la sphère de la restauration et de la conservation des œuvres d'art tout en portant une réflexion assumée sur la beauté. Voilà un superbe premier roman.

Il pensa qu’une des exigences de sa pratique était de rendre intelligibles des propos compliqués [...] [P.S.B.] 

vendredi 27 octobre 2023

Esthétique de l'Oulipo - Hervé Le Tellier

Nous sommes en septembre 1960. À Cerisy-la-Salle, sous la présidence de Georges-Emmanuel Clancier et de Jean Lescure, se déroule la décade «Raymond Queneau ou une nouvelle défense de la littérature française». De la rencontre de certains participants va naître l'Oulipo. [H.L.T.]

Pourquoi n'ai-je pas lu plus tôt cette œuvre majeure de l'univers oulipien ? J'en connaissais pourtant l'existence. Il y a bien sûr une question de disponibilité, du texte, assurément, mais aussi du lecteur que je suis. Il est possible que j'envisageais une lecture plus ardue qu'elle ne l'a été en réalité et que je l'ai différé quelque peu. Quoi qu'il en soit, une visite à la bibliothèque m'a permis récemment de me plonger avidement dans cette lecture et ce saut m'a éclaboussé de joie. J'ai pris un grand plaisir à accompagner Hervé Le Tellier dans ce parcours un brin inhabituel de l'œuvre oulipienne, un brin inhabituel parce que l'auteur y donne une importante touche linguistique. Cela donne au regard qu'on porte sur l'Oulipo une profondeur plus intense et un champ de vision plus large. 

On trouvera dans cet essai un peu d'histoire de ce groupe commutatif et associatif qu'est l'Ouvroir de littérature potentielle, mais on verra surtout comment il s'inscrit dans ses propres influences par le plagiat par anticipation, concept à la fois novateur et prometteur. Le lecteur comme contributeur à la création y retrouve une place en toute congruence et complicité :

Si, dixit Duchamp, «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», ce sont les lecteurs qui font les œuvres. [H.L.T.]

On verra l'Oulipo comme un apport à l'internationalisation de la langue et des jeux qu'on peut y créer, de la linguistique appliquée à la traduction inventive par torsions et distorsions. Les contraintes induites par l'Ouvroir sont placées dans un large cadre d'art ludique et de bibliothèques autant fictives qu'ouvertes et créatives. 

Il faut bien avouer que je suis, en ce qui concerne le monde oulipien, séduit d'avance. Mais le parcours a été particulièrement jouissif et m'a permis d'ajouter nombre de lectures potentielles à la liste toujours grandissante des livres que j'espère lire. 

Où ai-je lu qu’il existe deux sortes d’arbres, les hêtres et les non-hêtres? [Oulipo]
La seule mémoire de Cantatrix sopranica corrompt la lecture «sérieuse» d’un article scientifique. La liste des articles de référence, qui court sur quatre pages, contient force morceaux de bravoure, arrachant un sourire aux plus atrabilaires. [H.L.T.]

Lecteur, encore un effort ... Oui, encore un effort. La lecture devient ici exigeante. Il ne te suffit plus, lecteur (comme apostropherait Calvino), de te laisser guider benoîtement. Tu dois désormais, si tu veux profiter de tout le sel du texte, accepter la difficulté, accepter parfois de lutter avec lui, avec son sens, avec ses sens. [H.L.T.]

_______

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Le Tellier

Hervé

La disparition de Perek

06/07/2022

Le Tellier

Hervé

L’anomalie

07/11/2020


 

dimanche 22 octobre 2023

Perspective(s) - Laurent Binet

S'il savait que je vous écris, mon père me tuerait. [L.B.]
Un tour de force que ce roman épistolaire inscrit dans un temps qui n'est plus le nôtre depuis déjà plusieurs siècles! Amateur d'histoire, Laurent Binet nous a habitués à quelques uchronies de bonne tenue. Ici, il plonge dans la dernière partie de la Renaissance italienne. Il a choisi de nous faire découvrir un ensemble d'échanges entre une vingtaine de personnages plus ou moins connus de l'époque, échanges qui se font par lettres miraculeusement émergées du passé, rassemblées et traduites pour notre plus grand bonheur. Ces discussions par billets interposés portent sur les événements du moment, notamment la mort suspecte du peintre Jacopo da Pontormo qui, à la demande des Médicis de Florence, travaillait à la décoration de l'abside de l'église de San Lorenzo. C'est à la lecture des missives qu'on voit poindre l'enquête sur ce meurtre et les indices qui pourraient nous mener vers la conclusion. Mais, au-delà de ce volet policier, on décèle dans ce commerce épistolaire, d'autres préoccupations de l'époque : les influences encore présentes des prêches de Savonarole sur la nécessaire pudeur dans l'art pictural, les mouvements des artisans pour de meilleures conditions, les tractations politiques du duché de Florence, les amours interdites de la fille du duc ou le prestige de Michel-Ange à l'intérieur de la colonie artistique et au-delà. On pourrait s'exprimer sur le fait que les quelque 170 messages expédiés et récupérés par le mystérieux archiviste sont tous d'une teneur stylistique similaire, qu'ils proviennent du duc, d'un page, d'un broyeur de couleurs ou d'une princesse. Je crois que, tel que cela se produit au théâtre, cela relève d'un accord tacite entre le lecteur et l'auteur, une convention qu'on est bien aise d'accepter. Par ce roman et les multiples lettres qui le composent, bien que ce soit par l'entremise d'un événement de type policier et tout à fait imaginaire, on ouvre une porte sur l'univers artistique de la Renaissance italienne du Cinquecento et on en est ravi.

La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l'infini. Spectacle terrible. [L.B.]

La satire n'est-elle pas l'arme des faibles pour ridiculiser les grands? [L.B.] 

____________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Binet

Laurent

Civilizations

24/01/2020

Binet

Laurent

La septième fonction du langage 

12/04/2016



 

dimanche 15 octobre 2023

Havre-Saint-Pierre - Abla Farhoud

Pourquoi ce jour-là et pas un autre ?  [A.F.]

Depuis Le bonheur a la queue glissante, Abla Farhoud, n'a pas cessé de fondre dans ses écrits son expérience d'ici, du Québec, de Montréal, de la rue Hutchison et celle de l'écrivaine immigrante qui traite du départ, du déchirement, du choc des cultures, de la langue des parents, de l'intégration, mais surtout de l'expérience de la vie, à la frontière entre la réalité et la fiction. Havre-Saint-Pierre, quant à lui, est un roman qui se déroule sur la longue route entre Montréal et cette communauté de Minganie sur la Côte-Nord. Mais, ce parcours sans fin se déroule par-dessus tout en épiant les réflexions de Karam et de Farid, deux frères nés à Bir-Barra au Liban réunis pour un voyage vers le passé, deux frères trop longtemps séparés et ayant de la difficulté à se reconnaître dans leur histoire familiale, dans la fracture du temps, dans le souvenir de Salwa, cette sœur disparue trop rapidement. Ce dernier voyage dans l'œuvre d'Abla Farhoud en est un de lumière malgré le déchirement de la mémoire.

En lisant Havre-Saint-Pierre, on entend encore la douce voix d'Abla.

________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Farhoud

Abla

Au grand soleil cachez vos filles

13/06/2017

Farhoud

Abla

Le sourire de la petite juive 

13/08/2012



dimanche 8 octobre 2023

Georges Perec - Claude Burgelin

Un après-midi du printemps 1959. Dix-huit ans, khâgneux, je tombe rue Lecourbe, près de la librairie Boulinier, sur mon ancien camarade d’hypokhâgne, Roger Kleman, flanqué d’un parachutiste au béret mauve de traviole. C’était le para Perec. [C.B.] 

C'était évidemment un incontournable. Je ne pouvais d'aucune façon passer outre cette biographie de Georges Perec rédigée par quelqu'un qui l'a côtoyé et qui avait signé l'un des premiers essais consacrés à mon auteur fétiche. Je dis ici « biographie », mais c'est plutôt à un parcours critique à travers l'œuvre multiforme de Perec qu'on est convié avec cet ouvrage. Presque toutes les pages m'invitaient à me replonger dans les textes connus et moins connus de l'auteur, à relire avec un angle nourri de la pertinente analyse de Burgelin les mots de Perec, ses histoires, ses aventures, ses expériences, son autobiographie dissimulée derrière le manque, l'absence, l'omission. C'est, tout de même, je crois, un ouvrage pour perecquiens avisés ou pour celles et ceux qui, comme moi, pourraient prétendre s'en approcher quelque peu. C'est la création virtuose de Perec qui se révèle dans cet ouvrage qui va de l'infraordinaire à l'œuvre-monde, qui va du premier roman publié Les choses à l'implosion du concept même de roman avec La vie mode d'emploi, qui va des textes militants au tournant qu'aura été l'Oulipo dans le parcours littéraire de Perec. Burgelin essaie de nous faire voir qu'au travers les pas de côté que constituent les jalons de sa production littéraire, jalons qui peuvent apparaître comme autant de pièces de puzzles, au-delà du labyrinthe ainsi constitué, c'est la passion des mots qui a soulevé et fait vivre Perec dans son désir de se révéler autant que de se dissimuler.   

Perec a fait de la phrase de Klee «  le génie, c’est l’erreur dans le système »  une des formules qui le guident.  Il lui faut de la machine et du système pour qu’au prix d’un déraillement plus ou moins léger advienne de l’imprévisible, de l’inventif, du vivant. [C.B.] 

____________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Burgelin

Claude

Album Georges Perec

20/04/2022

Decout

Maxime

Cahiers Georges Perec, no 13, La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures

11/06/2021

Évrard

Franck

Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel 

06/01/2015

Perec

Georges

Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

Perec

Georges

Espèces d’espaces

05/06/2017

Perec

Georges

Georges Perec

16/02/2010

Perec

Georges

Georges Perec en dialogue avec l’époque et autres entretiens

01/09/2023

Perec

Georges

L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

15/03/2009

Perec

Georges

L’attentat de Sarajevo

05/09/2016

Perec

Georges

La vie mode d’emploi 

10/02/2016

Perec

Georges

Le Voyage d’hiver et ses suites

22/08/2019

Perec

Georges

Penser / classer 

30/05/2016

Perec

Georges

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

09/07/2018

Perec

Georges

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

Perec

Georges

Un homme qui dort

02/10/2016