mardi 17 juin 2025

Rêves de rêves - Antonio Tabucchi

Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j'ai aimés. [A.T.]

Voici un ouvrage singulier où Antonio Tabucchi imagine les rêves d'artistes, écrivains, peintres ou musiciens, qu'il admire. On a ainsi accès, par l'intermédiaire de la force imaginative de Tabucchi à de courts récits racontant le rêve de chacun d'entre eux, des rêves qui leur ont peut-être livré la solution d'une énigme, instigué la source d'une inspiration, fait miroiter une vision prémonitoire ou encore un délire onirique. On s'insérera ainsi, entre autres, dans les songes de François Villon, poète et malfaiteur, de Rabelais, écrivain et moine défroqué, de Robert Louis Stevenson, écrivain et voyageur, de Claude Debussy, musicien et esthète, de Toulouse-Lautrec, peintre et homme malheureux, et évidemment, de Fernando Pessoa, poète et simulateur, car Tabucchi est l'un des traducteurs et le passeur de l'œuvre de Pessoa. Aussi, il ne pouvait passer outre Sigmund Freud, celui qui s'est permis d'être l'interprète des rêves d'autrui. 

Dans tous les cas, Tabucchi, par ces rêves apocryphes, a voulu rendre hommage à ces rêveurs de l'histoire et cela rend tout à fait plaisante cette petite plaquette. 

vendredi 16 mai 2025

La formule de Stokes, roman - Michèle Audin

C'est à Poltava, en Ukraine, que mourut Mikhïl Vassilievitch Ostrogradski. [M.A.]

Voilà un roman atypique, un roman dont l'héroïne est une formule de mathématique, la formule de Stokes, dont on suit l'histoire romancée et contextualisée. Dans le cours de cette histoire scientifique est intégrée l'aventure de l'autrice qui tente de convaincre un éditeur de la valeur de son projet. C'est ainsi et dans ce but que Michèle Audin décrit elle-même son roman : 

Il s'agit d'un roman, intitulé « La Formule de Stokes ». L'idée est de raconter la vie de cette formule, du début du XIXe siècle aux années 1930. Elle a en effet vécu des aventures qui l'ont transformée : venue de la physique pour devenir un objet mathématique des plus abstraits, elle a revêtu des formes très variées [...]. Je pense essayer de décrire à la fois ses transformations, son contenu mathématique, et les scientifiques qui ont contribué à son élaboration, sans négliger les aspects contextuels, à la fois politiques et culturels. [M.A.]

Mais, tout cela se réalise à l'intérieur d'un cadre chronologique en partie éclaté. En effet, les dates de l'année se suivent normalement du 1er janvier au 23 décembre sans égard à l'année du fait relaté. Des éléments de l'histoire de notre formule seront ainsi racontés en passant du 1er janvier 1862 au 5 janvier 1857, du 9 janvier 1895 au 13 janvier 2012, du 16 janvier 1898 au 19 janvier 1879. Dans un premier temps, cela peut être déroutant, mais les moments dont le récit est fait s'emboîtent pour créer au fil des pages un tissu narratif où s'entrecroisent allègrement des personnages du monde mathématique, du monde physique et de la société civile. Du XIXe siècle aux siècles suivants, la formule prendra diverses formes, se confrontera à diverses réalités et évoluera dans ses applications. On croisera ainsi, entre autres, Gauss, Green, Kelvin, Stokes, Riemann, Cartan. On revisitera l’affaire Dreyfus en constatant l’implication de quelques mathématiciens. On verra naître le groupe Bourbaki et sa volonté de refonder la mathématique à partir de zéro. On sera invité à assister à l’élaboration d’une mosaïque construite autour d’une formule qui, à certains égards, pourrait paraître absconse, mais est riche d’histoires et d’anecdotes, et mérite d’être l’objet d’un roman. 

samedi 3 mai 2025

Il nous faudrait des mots nouveaux - Laurent Nunez

Bonheur, malheur, amour, espoir, succès, échec, « tout est prédit par le dictionnaire », affirmait Paul Valéry. [L.N.]

Laurent Nunez, dans ce court essai, fait le pari de mettre en évidence une série de mots, appartenant à d'autres langues que le français, des mots qui décrivent des concepts, des états, des faits pour lesquels notre langue reste muette. On a donc droit à treize mots issus d'autant d'univers linguistiques, treize mots qu'on ne pourrait traduire, treize mots qui rendent des sensations ou des émotions qu'on ne sait exprimer sans paraphraser. Voilà un livre savoureux qui nous fait découvrir le kintsugi japonais (l'art de réparer les cassures avec de l'or), le naz urdu (la fierté de savoir que l'on est aimé plus que tout) ou l'ostranenia russe (l'étrangeté intentionnelle d'une œuvre d'art). De nouveaux mots provoquent de nouvelles réflexions, des émotions inédites et une liberté de pensée.  

Un objet cassé est un objet neuf qui enfin se réalise, qui enfin se cogne au monde. [L.N.] 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Nunez

Laurent

Le mode avion

07/11/2021

Nunez

Laurent

L’énigme des premières phrases

23/02/2020


 

samedi 26 avril 2025

La fugue Thérémine - Emmanuel Villin

Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. [E.V.]

Entre l'URSS naissante de Lénine et le New York flamboyant d'avant la Grande Dépression, Lev Sergueïevitch Termen entreprend, sous le nom de Léon Thérémine, une tournée pour faire connaître une invention révolutionnaire, un instrument de musique dont on joue sans le toucher, le premier instrument de musique électronique, l'éthérophone qu'on appellera plus tard le thérémine. Dans cette fiction biographique, Emmanuel Villin nous présente le parcours atypique d'un ingénieur prolifique. Entre son laboratoire maison, ses étudiantes musiciennes, l'effevescence des cabarets et des ballrooms, les amours déçues, les revers financiers, les vicissitudes de ses relations avec la mère patrie, Lev poursuit sa démarche jusqu'au rapatriement, jusqu'aux camps staliniens, jusqu'à l'oubli de l'histoire. Voici donc un court récit qui veut refléter l'air de l'époque en faisant jouer la voix subtile du thérémine.

Entre une composition de Gerry Mulligan et un titre du Modern Jazz Quartet, Lev Segueïevitch reconnaît un soir le Nightmare d’Artie Shaw and His Orchestra, mélodie lancinante en la mineur, tube de 1938, l’année où il a quitté pour toujours les États-Unis, et qui inspirera bientôt Monty Norman pour composer le thème musical des aventures d’un agent secret britannique, Bons Baisers de Russie, au hasard. [E.V.]

dimanche 20 avril 2025

Autoportrait d'une autre - Élise Turcotte

Les livres parlent d’apparition et de disparition, comme le cinéma et le théâtre. [É.T.]

Séduit par l'idée même de ce livre, j'y ai trouvé une œuvre multiple faite de quêtes, de questions, d'introspections, de fragments d'histoires, de tranches de vie, d'exils, de recherches et de silences. Élise Turcotte se met en scène dans ce roman en forme d'enquête où elle part à la recherche de la personnalité d'une tante qu'elle a peu connue, mais dont elle se sent proche, une tante qui aura vécu un étonnant parcours proche de l'héritage surréaliste, mime et muse, actrice oubliée de l'histoire, Denise Brosseau. L'autrice n'hésite pas à faire appel à ses lectures, à recourir à l'intertextualité pour se convaincre et nous entraîner dans sa soif de mieux comprendre les aléas d'un cheminement hors norme. Et, à travers ces parcelles de moments, ces éclats de déambulations artistiques, ces bribes de vies déchirées, c'est l'autrice elle-même qui se dévoile, qui se livre, qui sonde l'art d'écrire, le statut de muse, la création et la folie.

J’écris ce livre en oblique. Il y a des anecdotes à droite, des phrases à gauche, des corps et des cahiers qui respirent dans une boîte au couvercle entrouvert. J’épluche un objet, et des retailles posées sur ma table renaît autre chose. C’est une étude vivante. Oui, une matriochka sans cesse recomposée. [É.T.] 

jeudi 3 avril 2025

La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains - Jacques Roubaud

Paris (d'après Raymond Queneau)

Le Paris où nous marchons

N’est pas celui où nous marchâmes

Et nous avançons sans flamme

Vers celui que nous laisserons [J.R.]

Ce recueil de poèmes débute sur un hommage à Raymond Queneau, mais, en fait, la référence admirative faite à Queneau teinte l'ensemble de cette œuvre. Roubaud explore Paris à pied, en flânant dans ses rues et sur ses places, en scrutant des murs colorés, des carrefours tortueux, des arbres en fleurs, les portes d'une poissonnerie, des rails de tramway, un portail ouvert, un étalage de fruits, la terrasse d'un café. Et puis, Jacques Roubaud se permet un peu de sociologie en sillonnant la trame historique des rues de Paris et en considérant la curieuse répartition de la population citée par les noms des artères. Au détour d'une contrainte, il chante magnifiquement les rues et leurs habitants. 

Il y a trop longtemps que je n'ai vu Paris.

chez Claude […]

nous parlons

nous parlons de livres

des livres de ceci et de cela et de cela encore

des livres que nous avons lu, que nous avons relu, que nous pourrions lire, ne pas lire, lire encore

que j’aurais dû lire

que je devrais lire

car il y a beaucoup de livres

que je n’ai pas lus

qu’il a lus et que

je devrais lire

il a raison

(il est vrai qu’il a commencé

avant moi

et pour ce qui est de lire il n’est pas une tortue

mais moi je ne suis ni lièvre ni Achille

et même si je l’étais je ne le rattraperais pas comme l’a montré autrefois monsieur Zénon
«Zénon, crier Zénon», démon zélé!) [J.R.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Roubaud

Jacques

Impératif catégorique

26/03/2009



dimanche 23 mars 2025

Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go - Pierre Lusson, Georges Perec, Jacques Roubaud

Dans le chapitre 3 du Genji Monogatari de Murasaki Shikibu, roman japonais écrit aux environs de l’an mil par une femme, et l’un des quelques chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, le héros, l’éblouissant prince Genji, amoureux de la belle Utsusemi, épouse du gouverneur de province Yo No Kami, s’est introduit en fraude dans les appartements de celle-ci avec la complicité du jeune frère d’Utsusemi. Caché derrière une tenture, il épie Utsusemi et son amie Nokia No Ogi absorbées dans une partie acharnée de GO. [G.P.]

Il y a déjà longtemps, un ami avait tenté de m'initier à cette merveilleuse, intrigante et exaltante activité qu'est le go. Le succès a été mitigé sur le long terme, mais j'en conserve un agréable souvenir et j'ai toujours gardé espoir de pouvoir m'y abandonner de façon décontractée et ludique. 

Dans mon parcours parmi les multiples œuvres de Perec, je n'avais pas encore croisé cette contribution à ce manuel d'initiation au go et je m'en voulais qu'elle n'ait pas encore fait partie de mes lectures. Mon écart est maintenant comblé et je me suis plongé avec plaisir dans ce qui constitue à n'en point douter le premier traité en français s'intéressant à l'essor du go et à son introduction en France en présentant de façon agréable aux novices les règles et les stratégies de base du jeu de go. Mais, ces trois amis que sont Lusson, Perec et Roubaud, ne se sont pas empêchés, d'y introduire, tels des potaches assumés, l'humour par des calembours un peu gros, des invectives adressées aux joueurs d'échecs, des pas de côté et des digressions. Cela n'est pas pour déplaire. Cette légèreté ne nuit pas à la mission que se sont donnée les auteurs d'inviter à la découverte de l'art subtil du GO.

La beauté du GO, la fascination qu’il exerce, l’intense émotion qu’il suscite, l’exaltation qu’il provoque viennent du mystère, des mystères qui, à tout instant, à tout niveau, au début ou à la fin de la partie, chez un joueur débutant comme chez un joueur exercé, accompagnent chaque coup, chaque échange.
Ce mystère, cette émotion qui fait que la main a peine à ne pas trembler quand elle pose sa pierre ; cette fascination qui naît lentement puis s’impose à jamais jusqu’à devenir obsession, sinon angoisse, cette beauté ultime qui à tout instant anime l’espace inerte où les adversaires s’affrontent de toute la sauvagerie des escarmouches locales, de toute la quiétude des espaces protégés, de toute la subtilité des pièges longtemps ourdis, déployant dans l’espace et dans le temps le sortilège de figures aux mille renversements, nous aimerions ici, maintenant, un instant, les faire partager, savoir en parler; mais, novices parmi les novices, sachant trop qu’une vie entière ne suffira pas à nous faire percevoir le quart des subtilités dont le GO s’accompagne, nous subissons cette fascination sans pouvoir la dire. 
[G.P.]

Lecteur, il te faut dominer ta concupiscence naturelle, l’enchaîner dans les fers de la droite raison et de la prudence serpentine! En cette conjoncture la force brute n’y a point place. La présomption non plus. [G.P.] 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Perec

Georges

Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

Perec

Georges

Espèces d’espaces

05/06/2017

Perec

Georges

Georges Perec

16/02/2010

Perec

Georges

Georges Perec en dialogue avec l’époque et autres entretiens

01/09/2023

Perec

Georges

L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

15/03/2009

Perec

Georges

L’attentat de Sarajevo

05/09/2016

Perec

Georges

La vie mode d’emploi 

10/02/2016

Perec

Georges

Le Voyage d’hiver et ses suites

22/08/2019

Perec

Georges

Penser / classer 

30/05/2016

Perec

Georges

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

09/07/2018

Perec

Georges

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

Perec

Georges

Un homme qui dort

02/10/2016


 

lundi 17 mars 2025

Mauvaises méthodes pour bonnes lectures - Eduardo Berti

Commencez à lire un livre. Avant d'arriver à la moitié (à la page 130, par exemple), perdez-le. Trouvez-en un autre. Faites comme si c'était le même livre, allez à la page 130 et lisez de là jusqu'à la fin. Vous devrez peut-être faire un certain nombre d'adaptations : comprendre que Marie s'appelle maintenant Tania, que la ville rurale du Texas est maintenant un quartier de Novossibirsk, que monsieur Wilkinson n'a plus de poulets parce que Mme Ivanov et les deux chèvres de Mme Ivanov ont largement pris leur place. Des situations de ce genre. Dites-vous que c'est à ça que servent les bons lecteurs. [E.B.]

D'Eduardo Berti, j'avais lu Un père étranger et cela avait suffi pour que je veuille à nouveau croiser son œuvre, d'autant plus que j'avais alors appris que, depuis 2014, il avait rejoint la bande des oulipiens. Mauvaises méthodes pour bonnes lectures s'inscrit tout à fait dans cet esprit de potentialités des lectures, dans un projet d'éclatement des méthodes traditionnelles de lectures pour s'engager allègrement dans un univers ludique qui donne à la lecture un nouveau vernis, une série d'ouvertures vers le jeu, vers l'amusement, le sourire et même le rire en parcourant les pages d'un ou plusieurs livres. Dans son Argentine natale, où sa formation scolaire s'est réalisée sous la dictature, le livre et son contenu devenaient un objet sérieux et dangereux. Dans cet esprit, imaginer une série de méthodes pour jouer avec le livre et la lecture constitue un pas vers la libération. Les détournements que propose Eduardo Berti dans cet opuscule sont autant de voies vers le loufoque, le farfelu et le déconcertant, mais cela nous pousse dans des tranchées où la réflexion sur notre pratique de la lecture devient incontournable. J'ai adoré m'aventurer ainsi avec Berti dans cet espace de lecture créative.

Un hapax est un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans un livre spécifique, soit dans l'ensemble de l'œuvre d'un auteur. [E.B.] 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Berti

Eduardo

Un père étranger

01/12/2021


jeudi 27 février 2025

Petites équivoques sans importance - Antonio Tabucchi

Quand l'huissier a dit : levez-vous, la cour !, et que pendant un instant le silence s'est fait dans la salle, précisément à ce moment-là, quand Federico a débouché par la petite porte en guidant le bref cortège, avec sa toge et ses cheveux déjà presque blancs, m'est venu en tête Strada anfosa. [A.T.]

J'ai enfin découvert par cette lecture un écrivain que je voulais lire depuis longtemps : Antonio Tabucchi. Cet auteur italien a contribué à faire connaître l'œuvre du poète portugais Fernando Pessoa. J'ai commencé par un recueil de nouvelles, cela m'a permis d'apprécier son écriture raffinée et son style élégant dans des formats courts.

L'expérience s'est révélée positive. Le livre présente une série de tranches de vie où le hasard, le destin ou la fatalité semblent s'immiscer. Ces éléments créent des univers autres et des moments de bascule qui incitent à la réflexion. On cherche un message ou une issue, mais le sens se dérobe et l'ambiguïté l'emporte.

L'expérience me convainc d'explorer davantage l'œuvre de Tabucchi.

Elle pense à quel point l’écriture est mensongère, avec son implacable arrogance faites de mots définis, de verbes, d’adjectifs qui emprisonnent les choses, qui les saisissent dans une fixité vitreuse, comme une libellule prise dans une pierre depuis des siècles et qui maintient l’apparence d’une libellule mais n’est plus une libellule. Telle est l’écriture, qui a la capacité d’éloigner de plusieurs siècles le présent et le passé proche : en les fixant. [Chambres, A.T.]

dimanche 23 février 2025

Les frères Lehman - Stefano Massini

Nous cheminons sur cette crête escarpée où l’Histoire se mue en Légende et où les Faits divers s’évaporent dans le Mythe. [S.M.]
J'ai lu Les frères Lehman à l'aimable suggestion d'un libraire qui me le présentait telle une œuvre particulière, mais essentielle. Le sujet de ce roman ne m'aurait pas attiré a priori. Il s'agit de l'évolution de l'économie capitaliste abordée via l'exemple du parcours atypique des frères Lehman depuis l'arrivée de Heyum Lehmann à New York en 1844, la venue de ses frères, leur premier magasin en Alabama, l'intérêt pour le coton, jusqu'à la transformation de l'entreprise qui migre vers New York et qui se définit de plus en plus comme une banque tout en en établissant les normes, qui, au Temple, tente de progresser résolument vers les bancs qui se trouvent à l'avant, jusqu'à une faillite en 2008 dans le cadre de la crise des subprimes. Voici donc un objet qui aurait pu être traité dans un essai, mais Stefano Massini, un homme de théâtre, l'a abordé comme un roman, un roman qu'il n'a pas hésité à écrire dans son ensemble en vers libres. On comprend donc la caractéristique distinctive de cette œuvre. 

Le flot des vers nous transporte à travers cette saga familiale hors du commun en mettant en valeur des personnages colorés, des êtres marqués de leur religion, des tractations de tout ordre, une histoire de leur terre d'accueil, la Guerre de Sécession, l'évolution des marchés, les occasions de transformation pour mieux ancrer l'entreprise dans son époque et la rendre incontournable. Les frères Lehman, c'est tout cela, une histoire captivante, mais aussi un humour qui suscitera parfois des éclats de rire nerveux ou une indignation profonde. Cela a été une lecture parfois difficile, qui a pu, l'espace de quelques pages, devenir monotone, mais au moment de tourner la dernière page, on réalise que Stefano Massini nous a entraînés dans un parcours formidable.

jeudi 23 janvier 2025

Petite-Ville - Mélikah Abdelmoumen

Ils ont trouvé Simon dans le parc de la Paix hier au petit matin, derrière le bosquet juste sous la statue. [M.A.]

Mia et Simon sont deux orphelins nés dans la Zone, un quartier défavorisé, une banlieue pauvre, une espèce de bidonville à la périphérie de Petite-Ville. Adoptés par une travailleuse sociale, Annick, ils ont pu imaginer des destins autres que celui qui devait être le leur. Simon s'est propulsé vers le journalisme engagé. Il dénonce les injustices et les discours politiques qui visent à ce que l'ordre social demeure inchangé. Il aspire à offrir une tribune aux personnes marginalisées et rejetées. Il s'oppose particulièrement à un commentateur populaire, propagateur de haine et surmédiatisé, Michel Renaud. 

Ce polar social et politique, qui se veut aussi une critique militante de la société s'ouvre sur l'assassinat de Simon. Son cadavre est découvert dans un parc, là où, des années plus tôt, se trouvait son quartier natal. On suivra le développement de l'intrigue en accompagnant les bouleversements et les angoisses que cela fait vivre à Mia. Mélikah Abdelmoumen réussit par cette fiction enlevante à soulever des questionnements, à provoquer la réflexion et à amorcer un débat. Le roman, le polar en particulier, se révèle être un instrument particulièrement efficace pour rendre l'atmosphère tendue des relations sociales de nos sociétés. L'écrivaine a créé pour l'occasion des extraits de documents d'archives, insufflant ainsi une respiration qui rend le portrait encore plus saisissant de réalisme. 

Voilà donc un roman percutant qui pose les bases d'une réflexion sur l'avenir d'une société dominée par un système corrompu qui se nourrit de désinformation, de populisme et d'intolérance.

Personne n’est pauvre par choix, n’en déplaise aux polémistes de coin de comptoir qui n’ont manqué de rien. [M.A.] 

Écrire, nommer le monde et parfois l’inventer pour dire ce qu’il pourrait avoir de plus beau, ou combien il pourrait devenir laid, si nous ne faisons pas attention. C’est la plus belle chose au monde. Je pense que rien ne m’aide à vivre autant que ça. [M.A.] 

mardi 14 janvier 2025

Le gentleman de velours : Vie et presque mort d'Erik Satie - Richard Skinner

Je suis mort hier. J’avais 59 ans, un âge que beaucoup estiment vieux, mais pas moi. [R.S.]

Voici une manière unique d'aborder une fiction biographique! Elle commence juste après le décès du principal intéressé. Erik Satie, puisqu'il s'agit bien de lui qui, avec ses sept exemplaires du même costume de velours moutarde, a été surnommé Velvet Gentleman à une certaine époque. Erik Satie, donc, se retrouve dans un environnement hors de la réalité qui imite les principales caractéristiques d'une salle d'attente d'une gare de chemin de fer délabrée. Dans ce lieu atemporel fréquenté par des personnes dont le décès, comme le sien, est récent, il doit s'atteler à une difficile tâche, choisir un souvenir de sa vie qui deviendra le seul souvenir qu'il aura le droit d'emporter dans l'au-delà. Il aura sept jours pour déterminer ce souvenir. Ce sont ces sept jours qui font l'objet de cette inhabituelle autobiographie romancée.

Les réminiscences de Satie nous permettront ainsi de rencontrer des personnalités marquantes de cette croisée des dix-neuvième et vingtième siècles, Claude Debussy, Maurice Ravel, Jean Cocteau, André Breton, Pablo Picasso, les dadaïstes, ou encore d'écouter les oeuvres initiatrices du jazz de Jelly Roll Morton avec Strawinsky. Nous pourrons également suivre le parcours singulier et étrange de ce personnage teinté d'humour qui était à la fois artiste de cabaret et compositeur d'une originalité sans compromis. Voilà une lecture agréable pour se plonger dans une époque culturellement effervescente.

Le piano, comme l’argent, n’est agréable qu’à celui qui en touche. [R.S.]

Dès le premier morceau, que Sousa a annoncé sous le titre de At A Georgia Campmeeting, je suis resté sidéré. Sousa a expliqué qu’il s’agissait d’un cakewalk, c’est-à-dire, à l’origine, un concours de parodies de leurs maîtres par les esclaves du Sud, à l’issue duquel le meilleur gagnait un gâteau. J’ai écouté, fasciné, son orchestre attaquer Smoky Mokes, Hunky Dory & Bunch O’ Blackberries. [R.S.]