dimanche 16 mai 2021

L'évasion d'Arthur ou La commune d'Hochelaga - Simon Leduc

 « La neige tombe pus, è pousse. » [S.L.]

Simon Leduc, par ce premier roman, nous livre une multitude de regards, parfois désabusés, parfois amusés, sur des habitants trop souvent ignorés de l'est du bas de la ville de Montréal. Il nous raconte par des événements choc l'émergence d'un projet révolutionnaire, à la fois anarchiste et nihiliste. C'est, entre autres, par les expériences de vie d'Arthur, ce petit garçon de 10 ans, que nous nous insérerons dans une école désaffectée, foyer du mouvement, pour voir comment s'organise un certain idéal libertaire. L'évasion d'Arthur ou La commune d'Hochelaga est une oeuvre construite tel un roman choral, les chapitres sont tour à tour rédigés selon les perspectives des divers acteurs: Arthur, ses parents dépassés, les bums de l'école, des policiers... Cela donne lieu à plusieurs niveaux de langage, à des sections écrites à la première personne (pas toujours la même) ou encore par un narrateur externe. Nous sommes face à une fresque qui s'inscrit dans l'hyperréalisme ou le dépasse carrément pour s'aventurer dans le merveilleux à la manière d'un conte. Cela peut être déstabilisant. Toutefois, on gagne à se laisser porter par l'histoire et à vivre un moment avec cette bande de personnages brisés et amochés, mais toujours vivants.

Oh non! Dis-nous pas qu'il a fallu. Pas ce verbe-là. Falloir. Ça se dit même pas à la première personne. Je faux. Nous fallons. C'est presque plus du français. Pis l'impersonnel, c'est contre-révolutionnaire. [S.L.]

C'est peut-être ce qu'il y a de plus beau à la commune, son secret le mieux gardé : l'annexion du fleuve à son vaste territoire de rêve. [S.L.]

Arthur n'est pas une boule qui gigote, c'est une ombre dont l'innocence s'échappe. [S.L.] 

dimanche 9 mai 2021

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits - Pierre Bayard

Parmi tous les récits de la Seconde Guerre mondiale qui sont parvenus jusqu'à nous et nous la font revivre, l'un des plus émouvants est indiscutablement l'ouvrage de Misha Defonseca, Survivre avec les loups - adapté au cinéma par Véra Belmont -, où elle raconte comment, petite fille abandonnée des siens, elle a traversé une partie de l'Europe à la recherche de sa famille. [P.B.]

Pierre Bayard poursuit son exploration hors norme de la littérature. Cette fois, il aborde la véracité des faits racontés au travers des récits, des romans, des biographies, des journaux personnels. On est alors confronté à l'histoire d'événements qui ne se sont jamais réalisés, sinon dans l'imagination de l'auteur, sinon dans la reconstruction qu'en fait le lecteur. Cela peut être déstabilisant, mais Bayard, jamais à court de prises de position paradoxales, nous démontre toute la richesse de ces faits alternatifs. Face aux fabulateurs, Bayard critique celles et ceux, les chicaneurs, qui ne cessent de vérifier tous les faits rapportés, qui, de manière parfois trop scrupuleuse, inspectent les textes à la recherche d'erreurs, de mythes, de chimères. Mais, l'invention dans les récits est porteuse d'enseignements et, plus d'une fois, c'est sur la base d'histoires en partie fausses que se sont construits certaines théories ou, même, certains pans du savoir. Pierre Bayard parle de la fécondité du faux et prône même un droit à la fabulation pour faire valoir la fiction hors de son habitat naturel.  

[...] une pulsion narrative nous aide à supporter notre mobilité psychique en y injectant, comme le fait au réveil le récit manifeste du rêve, de la cohérence et du sens. Ce besoin impératif de raconter - qu'il s'applique à la journée passée ou aux années écoulées - est un ressort majeur de notre fonctionnement psychique, qui a le mérite de nous protéger de l'éparpillement. [P.B.]

Sur le plan politique comme sur le plan scientifique, il apparaît clairement que des exemples largement remaniés pour la circonstance, voire forgés de toutes pièces, peuvent permettre d'inventer des mondes donnant à rêver ou de dégager des lois générales que les cas réels, moins révélateurs, auraient été inaptes à appuyer. [P.B.]

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mercredi 5 mai 2021

La littérature, pour quoi faire ? - Antoine Compagnon

Pourquoi et comment parler de la littérature française moderne et contemporaine au XXIe siècle? [A.C.]
Il s'agit d'un très court texte de Compagnon, en fait, c'est sa leçon inaugurale prononcée en 2006 comme titulaire de la chaire Littérature française, moderne et contemporaine :  histoire, critique, théorie au Collège de France. Un court texte, mais une idée claire et porteuse sur la littérature et son rôle dans notre propre construction comme être pensant, comme vivant, comme humain. J'aurais mis en exergue une foule d'extraits de cet opuscule.

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Mais [...] j'ai toujours enseigné ce que je ne savais pas et pris prétexte des cours que je donnais pour lire ce que je n'avais pas encore lu, et apprendre enfin ce que j'ignorais. [A.C.]
Un essai de Montaigne, une tragédie de Racine, un poème de Baudelaire, le roman de Proust nous en apprennent plus sur la vie que de longs traités savants. [A.C.]
La littérature déconcerte, dérange, déroute, dépayse plus que les discours philosophique, sociologique ou psychologique, parce qu'elle fait appel aux émotions et à l'empathie. Ainsi parcourt-elle des régions de l'expérience que les autres discours négligent, mais que la fiction reconnaît dans leur détail. [A.C.]
La lecture [est] une expérimentation des possibles. [A.C.]
[La littérature] est La Vie mode d'emploi, suivant le titre impeccable de Georges Perec. [A.C.]

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Un été avec Montaigne 

27/01/2014

 

lundi 26 avril 2021

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier - Patrick Modiano


Presque rien.
 
[P.M.]

Il est impossible, il me semble, de s'immiscer dans l'univers de Modiano sans faire afficher dans l'écran personnel de notre mémoire des images parfois floues parfois fuyantes, de petits éclairs suscités par une odeur, un son, une couleur, des voix qui murmurent, une porte qui n'a pas la taille habituelle, des manteaux de fourrure sur un lit ou tout autre élément qui, par leur nature, ont attiré notre attention. On accompagne Modiano ou son personnage, qui lui aussi est écrivain, dans un dédale énigmatique qui remonte le temps, qui le ramène à son enfance dont on connaitra des bribes reconstruites sur des étincelles de réminiscence. On reconnait là la touche de Modiano, une touche retranscrite à l'aide d'une plume faite de simplicité, ou d'humilité, irait-on jusqu'à dire. Il n'y a que lui pour affubler chaque identité, chaque description, d'une adresse, d'un numéro de porte, des données téléphoniques, provoquant par là un regard bien personnel et légèrement suranné sur le présent. Voilà une écriture qui résonne en moi et qui me permet de me projeter émotivement dans ce qu'il trace, dans ce qu'il raconte de lui et de son rapport à la mémoire.

[...] il marchait dans la rue, prêt à changer de trottoir s’il voyait, de loin, quelqu’un qu’il connaissait et qui risquait de l’aborder. Il s’était aperçu que l’on rencontre en de très rares occasions une personne que l’on aurait voulu vraiment rencontrer. Deux ou trois fois dans une vie ? [P.M.]

On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux. Il suffit de faire la planche et de se laisser doucement flotter sur les eaux profondes, en fermant les yeux. [P.M.]


Appréciation : 3,5/5 

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mardi 13 avril 2021

Le chasseur d'histoires - Eduardo Galeano

Le vent efface les traces des mouettes. Les pluies effacent les traces de pas des hommes. Le soleil efface les traces du temps. [E.G.]
Il est difficile de décrire cet objet livre, car il ne répond à aucun classement. À moins qu'on ne le catégorise comme un recueil de poèmes, la catégorie poésie étant, selon moi, moins empreinte de normes, plus libre et plus ouverte à l'expérimentation. Voici donc un opuscule regroupant des pensées, des avis sur de petites tranches d'histoires, une mosaïque de regards sur le monde, des opinions politiques, sociales, un ensemble de récits, d’anecdotes, de légendes où mémoire, morale et sens de la vie s’inscrivent dans de courts textes souvent sud-américains, mais pas uniquement. On peut l'ouvrir sur n'importe quelle page pour entrebâiller une nouvelle fenêtre et recevoir un vent frais chargé d'idées.

C'était ma première lecture de cet auteur uruguayen. J'ai hâte de me replonger dans son univers multiple et d'en découvrir d'autres aspects.

L'entraide et la conscience communautaire ne sont peut-être pas des inventions humaines. Les coopératives de logements, par exemple, ont peut-être été inspirées par les oiseaux. [E.G.]

À Kashi, ville saine des Tamouls de l'Inde, vivait et jouait le flûtiste qui jouait le plus faux au monde. On le payait très bien, pour qu'il joue très mal. Au service des dieux, sa flûte torturait les démons. [E.G.]

Un jour de l'an 1911, La Joconde disparut du Musée du Louvre. Quand la disparue reparut, après deux ans de recherches, on constata que le vol n'avait pas effacé le sourire le plus mystérieux du monde : il avait multiplié son prestige. [E.G.] 

Pour vaincre sa peur, un des enfants, le plus savant, expliqua ce qu'était la mer : - C'est une rivière avec une seule rive. [E.G.] 

Appréciation : 4,5/5