vendredi 12 novembre 2021

Tout est ori - Paul Serge Forest

C’était entre la Pentecôte et la Trinité, entre la rivière Pentecôte et la rivière de la Trinité. [P.S.F.]

J’ai lu cet été, quelque part en juillet, les pieds dans le lac Saint-Jean, ce roman surprenant par le mélange de genres, par la trame à la limite du fantastique, mais ancrée dans une réalité nord-côtière tournée vers la pêche aux crustacés. J’ai embarqué, pour l'occasion, sur ce crevettier improvisé des environs de Baie-Trinité affrété par la famille Lelarge et je me suis laissé emporter dans ce délire qui est parfois déroutant sur le plan du style. Je me suis laissé envouté par cet intrigant japonais « envoyé commercial du Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi ». J'en ai appris plus d'un chapitre à propos des mollusques et des crustacés. Enfin, bout pour bout, je me suis plongé allègrement dans une lecture plaisante faite de surprises insolites, parties intégrantes d'un conte fait d'odeurs et de textures raconté dans un style qui ne laisse d'aucune façon croire que cela puisse être un premier roman. J’ai bien aimé l’univers créé par Forest.

On ne choisit pas ses souvenirs. La plupart des images et des sons incrustés dans notre mémoire étaient destinés à l’oubli. Ce sont de très petites choses qui les ont sauvés. [P.S.F.]
La vague est un phénomène nombreux, comme une volée d’outardes ou les rides sur un visage. Pour remarquer la ride qui n’en est pas une, mais plutôt la cicatrice d’une vieille blessure, ou pour remarquer l’outarde fatiguée qui sera laissée derrière, Il faut s’arrêter et observer. [P.S.F.]
Il mangeait beaucoup d’oursins, avec Laurie et du citron, ou seul, nature. [P.S.F.]
Les couteaux rompent la continuité. Ce que l’intermède fait dans le temps, ils le font dans la matière. [P.S.F.]
Alors, ce couteau dans le tiroir du bureau de Robert Lelarge était-il une arme ou un fruit de mer? [P.S.F.]

dimanche 7 novembre 2021

Le mode avion - Laurent Nunez

J'ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. [L.N.]

Laurent Nunez nous offre un amusant roman, un mémorable voyage dans l'univers linguistique de deux jeunes bonshommes qui nous rappellent en nous faisant sourire les Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Ici, on est à la fin des années '30 et on trouvera Choulier et Meinhof, ils ne sont pas copistes, mais linguistes enseignant la grammaire à la Sorbonne. Ils ne se sont pas reconnu par leurs noms inscrits dans leurs chapeaux respectifs, mais parce que, tous deux voyaient le langage et voulaient trouver.  Ces deux-là se concevaient comme des aventuriers modernes, comme de grands explorateurs.

Devant les découvertes de l'époque, ils ne rêvaient que d'ajouter leurs pierres, d'inscrire leurs noms à la liste des savants qui ont contribué à l'avancement de la connaissance. Ils se réfugient à Fontan, dans les Alpes-Maritimes («[...] c'était plutôt une ancienne ferme grise et sale, faite à la hâte et à la chaux.»), un lieu qui vaut bien la ferme à Chavignolles dans le Calvados de Bouvard et Pécuchet.  Ils y sont en mode avion, à l'abri de la réalité, à l'écart du monde, dans un interstice de l'univers qui permettra selon eux d'établir leurs grandes théories, celles mêmes qui révolutionneront la société linguistique. Ce sera « la théorie chrono-linguistique » et, plus tard, « l'appel d'air linguistico-sexuel ». 

Voilà l'histoire d'une amitié linguistique et littéraire mise à mal par la pression d'éventuelles publications, le monde de la recherche comme on ne l'a jamais vu, un délice de lecture.

Le jeune linguiste connaissait ces vers par coeur, depuis des années, mais il éprouvait le besoin de les voir imprimés sur du papier, inscrits sur une page qu'il pouvait caresser longuement, enfermés dans un beau volume à l'abri du temps. [L.N.]

Et pourquoi tout attaché s'écrit-il séparément, alors que séparément s'écrit tout attaché? Qui est bête ici : moi ou le langage ? [L.N.]

Il y a un mot bizarre mais que j'aime bien : pronoïa. C'est le contraire de la paranoïa. C'est croire que l'univers entier conspire en votre faveur. [L.N.]

Songez aux religieux byzantins, occupés à discuter du sexe des anges lorsque les troupes turques assiégeaient Constantinople ! Songez à Archimède perdu dans ses calculs, et incapable d'entendre autour de lui la chute de Syracuse ! Songez à Kafka, qui avait écrit dans son journal, un jour de 1914 où l'Allemagne avait déclaré la guerre à la Russie : « Après-midi piscine. » [L.N.]

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mercredi 3 novembre 2021

L'inexistence - David Turgeon

Sur la photo, quatre jeunes gens assis côte à côte sur une banquette. [D.T.]

La porte d'entrée de ce roman n'est rien d'autre que cette photo prise devant le Café Ludwig. Trois hommes et une femme. On sait que la photo a été découpée dans un journal, probablement Le Mercure de Privine. Interroger les photos, les questionner, en extraire l’anecdote ou l’aventure, voilà le travail qu'effectue l'historienne Sabine Oloron. Ses enquêtes et quelques hypothèses permettent d'identifier les personnages apparaissant sur cet extrait de journal, notamment Carel Ender qui serait en toute apparence « fonctionnaire de l'Empire ». Ce sera la figure centrale du roman que déploie David Turgeon, une tranche de vie de ce Carel d'origine kadienne dans un Empire construit sur la disparition de ses ascendances dans un monde inventé qui, parfois, partage certaines caractéristiques avec une quelconque réalité. 

Entre un mal-être existentiel, une militance artistique et politique éclatée et des réflexions essentielles, l’auteur campe, au travers le groupe d’amis de ce Carel et à l’aide de son écriture stylée et recherchée, diverses situations qui résonnent avec du connu, avec des problématiques qui s’inscrivent subrepticement dans le manifeste, tout en laissant avec la fin de l’épisode, avec la fin de cet univers imaginaire, quelques questions en suspens.

J’ai adoré ce voyage littéraire en forme de puzzle qui se situe à la fois hors et dans le temps, cette fable moderne totalement inscrite à l'intérieur d'une simple photo.

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dimanche 31 octobre 2021

De racines et de mots, Persistance des langues en Amérique du Nord - Sous la direction d'Émilie Guilbeault-Cayer et de Richard Migneault

La langue constitue l'une des racines culturelles d'un peuple, et les mots, eux en sont les témoins.
Richard Migneault est amoureux du genre littéraire que constitue la nouvelle et il en fait la promotion de diverses façons. S'il a, plus d'une fois, croisé le polar avec la nouvelle en regroupant des auteurs autour de divers thèmes (Crimes à la bibliothèque, Crimes à la librairie, Crimes au musée), cette fois, c'est autour de l'histoire et de la langue que se construira ce recueil né d'une rencontre avec l'historienne Émilie Guilbeault-Cayer.  

Le projet, magnifiquement réalisé, regroupe des historiennes et historiens, géographes, ethnologues, romancières et romanciers lancés dans cette entreprise d'illustrer au moyen de nouvelles la notion de persistance des langues en Amérique du Nord. La plupart de ces nouvelles se situent sur une mince frontière entre récit historique et fiction documentée. On ne reconnait pas systématiquement ce qui relève des faits ou ce qui est dû à l'imagination de l'auteur, mais cela ne constitue en rien un obstacle au plaisir de lire et de s'insérer par là dans l'histoire d'un territoire et des langues qui l'ont raconté. De la survivance du français de la Nouvelle-France via des missives recréées à la langue de l'exode et des départs, de la rencontre des langues autochtones d'hier à la résurgence des langues retrouvées, littérature et histoire font bon ménage dans ce recueil de douze nouvelles multiformes qui nous transportent dans l'univers des mots et des langues qu'il ne faut pas oublier. J'y ai puisé un véritable plaisir de lecture.

Un grand merci à Babelio et aux Éditions du Septentrion pour l'envoi de ce recueil dans le cadre d'une opération "Masse Critique 100 % québécoise".

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Migneault

Richard (sous la supervision de)

Crimes à la librairie

29/07/2015


mercredi 27 octobre 2021

Le meilleur dernier roman - Claude La Charité

À 19 h 30, Henri Vernal n’était toujours pas arrivé.  [C.L.C]  

Quelle merveilleuse idée que ce « Prix Anthume du meilleur dernier roman » ! C'est une idée qui a germé chez l'un des membres du département d'études littéraires de l'Université du Québec maritime pour contrer une chute dramatique des nouveaux inscrits aux programmes offerts en littérature. Dans une autre institution que j'ai fréquentée, ces programmes de lettres auraient été inscrits sur la liste orange, dénommée ainsi en raison de la disponibilité fortuite des rames de papier lors de la première impression. 

L'essentiel du roman qu'on pourrait peut-être qualifier d'autofiction (on découvrira que le narrateur se nomme Claude) se déroule lors de réunions de l'assemblée départementale. L'auteur et son double portent là un regard cynique sur l'institution universitaire comme sur le milieu littéraire. Voilà une description pleine d'ironie et de dérision qui est plaisante à lire et on se réjouit de l'oeil désabusé et rieur qui est porté sur l'absurdité relative de certains mécanismes ostentatoires du milieu. J'ai souri et j'ai ri à plus d'un moment tout en appréciant la qualité de la plume de l'auteur.

J'attendais que l'on cite la maxime d'Henri Queuille : «Il n'est aucun problème qu'une absence prolongée de solution ne puisse résoudre.» Mais personne ne connaissait ce président du Conseil de la IVe République française. [C.L.C.]

Faisons preuve d'interdisciplinarité, voire d'intersectorialité! C'est le maître mot de la recherche universitaire de nos jours. Il était évident que désormais notre discussion allait prendre une dimension plus technique, même si certains dénoncèrent l'illusion de scientificité et d'autres, l'imposture de l'interdisciplinarité comme un arbre destiné à cacher le grand n'importe quoi de la recherche actuelle. [C.L.C.]

Après tout, la littérature n'est pas grand-chose d'autre qu'une vue de l'esprit. [C.L.C.]

Il n'est pas exagéré de dire que l'Académie Anthume valait bien l'Académie Goncourt. Même propension à parler de livres qu'on n'a pas lus ou alors pas entièrement ou trop vite, même impression exagérée d'appartenir à l'histoire, même conviction de fabriquer la postérité par l'onction d'un prix dont les voies, comme celles du Seigneur, sont impénétrables. [C.L.C.]