vendredi 11 juin 2021

Cahiers Georges Perec, no 13, La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures - dir. Maxime Decout


La Disparition doit sa notoriété au défi qu'il relève : écrire plus de trois cents pages sans utiliser la lettre la plus fréquente de l'alphabet, le e. S'il est indéniable d'y voir un exploit formel, le roman ne peut cependant y être réduit. [M.D. et Y.M.]

Se replonger dans une lecture signifiante par le truchement et l'interprétation d'autres lecteurs, c'est ce que m'a fait vivre cet agréable moment où j'étais totalement absorbé par les regards portés sur les méandres de l'œuvre lipogrammatique par excellence que représente La Disparition de Georges Perec. J'ai revécu cette expérience étonnante de lire page après page un texte sans e qui nous transporte et nous enivre d'un contexte policier entrant manifestement en résonance avec la forte contrainte choisie. Ce numéro des Cahiers Georges Perec s'ouvre sur 50 souvenirs de La Disparition, la mémoire d'actuels oulipiens à propos de leurs contacts respectifs avec l'œuvre en question. 

Je me souviens que chaque traduction de La Disparition a été une aventure et chacun de ses traducteurs une sorte de héros. [Eduardo Berti]

Je me souviens avoir pensé, en lisant La Disparition pour la première fois, que ce n'était pas si compliqué, puis d'avoir essayé de « faire pareil » et commencé par constater qu'on ne pouvait écrire ni « faire », ni « pareil ». [Hervé Le Tellier] 

J'aurai appris au travers les textes suivants à quel point Perec avait joué de la réécriture intertextuelle pour construire son tour de force. Comment il avait réécrit en langage lipogrammatique de larges passages de Raymond Roussel, un oulipien par anticipation, comment il avait emprunté des phrases réaménagées d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Allan Poe, comment il pastiche de nombreux auteurs comme Borges, Baudelaire, Rimbaud ou Victor Hugo.

Certaines thèses avancent sur un terrain moins stable en accordant à la contrainte utilisée une signification politique sinon psychanalytique en évoquant les questions existentielles qui traversent l'œuvre de Perec. Ce n'est pas l'aspect qui m'aura le plus séduit. 

Je demeure avec l'idée que La Disparition mérite le plus d'angles d'approche que possible, qu'il y a plus que l'exercice de style dans ce roman, que l'intertextualité manifeste engage vers une nouvelle lecture, que Perec ne cessera de me surprendre et de m'éblouir, et enfin, que la littérature serait bien différente sans ses écrits.   

[...] sortir du parcours rassurant du mot trop subit, trop confiant, trop commun, n'offrir au signifiant qu'un goulot, qu'un boyau, qu'un chas, si aminci, si fin, si aigu qu'on y voit aussitôt sa justification. [G.P.]

Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait pu, n’avait voulu voir. [G.P.]

Pour Georges Perec, l’écriture est bien le lieu où se rencontrent la lecture, les souvenirs et l’imaginaire, ces trois concepts se retrouvant toujours entremêlés dans chacun de ses écrits, la contrainte permettant au texte de naître. [Éric Lavallade, Le roman (policier) dans le roman, dans Cahiers Georges Perec 13] 

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30/05/2010

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05/06/2017

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Georges Perec

16/02/2010

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L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

15/03/2009

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05/09/2016

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10/02/2016

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Le Voyage d’hiver et ses suites

22/08/2019

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Penser / classer 

30/05/2016

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Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

09/07/2018

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Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

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Georges

Un homme qui dort

02/10/2016





dimanche 6 juin 2021

Le roi n'avait pas ri - Guillaume Meurice

La salle d'apparat aux épais murs de pierres résonnait à présent d'un calme terrifiant. [G.M.]

C'est Triboulet lui-même qui s'adresse à nous dans ce roman à saveur historique qui a avec le présent de magnifiques résonnances. Triboulet, c'est un bouffon, un fou du roi, le plus célèbre d'entre eux. Il a œuvré auprès de Louis XII et de François Ier.  Il aura inspiré plusieurs auteurs, dont Rabelais et Hugo. Son histoire, il nous la raconte ici de façon simple. Meurice n'a pas, je crois, la prétention de nous livrer une thèse sur Triboulet, c'est plutôt une joyeuse évocation historique qui s'offre une caricature du pouvoir dans un style allègre fait de phrases courtes qui ne ménagent pas les chutes. Voilà une lecture agréable, une occasion de s'interroger sur la frontière entre le rire et l'offense. Jusqu'où la caricature peut-elle s'aventurer ? À quel point peut-elle malmener les bases de l'autorité ?

Et si telle était ma fonction ? Divertir sans glisser. Chercher la limite, le point d'équilibre entre le rire et l'offense. Entre la grâce et l'abîme. [G.M.]

Où s'arrête l'insolence, ou commence l'outrage ? Moi-même, je l'ignorais. Mais, le roi sourit. Et les autres aussi. [G.M.] 

J'ai toujours aimé l'odeur des livres. Ces effluves de fibres et d'encre me remplissent chaque fois d'une joie profonde. Le savoir est physique. L'intellect, intuitif. Je me plongeai dans la lecture.  [G.M.] 

Désormais, les balivernes parcouraient l'Europe, couchées sur du papier. Comment cet outil merveilleux, source de savoir, pouvait être dans le même temps véhicule de tromperies ? Était-ce un poison qui soigne et tue à la fois ? [G.M.]

- Ne t'en fais point ! Si quelqu'un te tuait, je le ferais pendre un quart d'heure après.
- Grand merci, mon roi. Mais je préférerais un quart d'heure avant.
 [G.M.]

La religion goûte peu la plaisanterie. La vérité révélée est pourtant source réjouissante d'absurdité. [G.M.]

Le besoin de brûler, piller, soumettre, tuer, dominer, d'où vient-il ? Est-il enfoui en chacun de nous ? N'attend-il qu'un prétexte pour jaillir ? Peut-être étions-nous tous fous. [G.M.] 

 

dimanche 30 mai 2021

Tintin et le trésor de la philosophie - Philosophie magazine (Sven Ortoli, rédacteur en chef)

Tintin parcourt le monde au gré de ses aventures, mais il sillonne aussi les territoires de la philosophie.
Encore un magazine autour du thème Tintin, je ne me lasse pas et cela ne risque pas d'arriver de sitôt. Il y a dans les aventures de ce reporter qui n'écrit pas d'articles et dont on ne connait pas le journal, une richesse incontestable qui rapproche ces histoires partagées par la culture populaire de la mythologie des Anciens. Cela devient une référence à laquelle on se mesure, par laquelle on se construit ; on grandit à la lecture de Tintin et de son monde. Dans le cas de ce hors-série, Tintin et les divers personnages qui peuplent ses aventures deviennent un support pour aborder de grandes thématiques telle la métaphysique de la raison, la superstition ou la magie. Quelques cases suffisent pour placer le sujet et le croiser au discours des philosophes. On abordera ainsi des thèmes relevant de l'éthique (le devoir, le courage, l'amitié, le respect ...). Le philosophe Jean-Luc Marion affirme d'ailleurs à cet égard que « [...] Tintin lui-même se réduit, en quelque sorte, à une épure. » Il représente l'éthique, l'universel. Enfin, ce voyage philosophique dans l'œuvre d'Hergé nous entraîne du côté de la politique pour jeter un regard sur les idées de justice, d'État, de propriété, de liberté et de pouvoir. On ne détourne pas Les aventures de Tintin en les plaçant au centre de ces concepts philosophiques, on en extrait des lectures parallèles, on en fait un archétype, ce qu'ils sont déjà pour appartenir à l'inconscient collectif.

 

mercredi 26 mai 2021

Les bases secrètes - David Turgeon

 

Au moment où commence cette histoire, Irénée Manche vient d’entendre, au loin, la sonnerie de sa porte. [D.T.]

Comment qualifier ce roman qui prend pour socle la littérature et l'écriture, dont le décor n'est autre que le monde littéraire et ses acteurs, où le lecteur est invité à assister à la fabrication même du roman en se faufilant dans des recoins dont on ne sait s'ils appartiennent à l'histoire principale ou à l'une de ses multiples branches ? Est-ce un roman à tiroirs ou un roman à clef, une aventure littéraire ou l'exercice d'un déploiement des potentialités narratives ? C'est, selon moi, quelle que soit la catégorie officielle dans laquelle on tenterait de le classer, un roman où l'invention est en première place, où le lecteur, bien volontaire, se laisse bousculer de belle façon, avec une intelligente plume qui manie à merveille les pleins et les déliés.   

J'ai aimé m'aventurer dans le labyrinthe construit pour ces personnages issus du monde de l'édition, de salons du livre ou de rencontres d'auteurs. J'ai assisté heureux à cet amour naissant entre un ex-philosophe maladroit et une mystérieuse chanteuse. Dans cette mise en abyme que constitue Les bases secrètes, je me suis guidé du mieux que je pouvais à l'aide de la carte que m'offrait l'auteur et j'en sors riche d'un nouveau voyage. 

Il est remarquable, constate Irénée, que la carte parvienne, sur une superficie comparativement limitée à suggérer toute la complexité du monde représenté; un état de l’univers dépourvu de sens, de finalité, mais pourtant riche de formes et de potentiel; un espace de narration infini au sein duquel toutes les routes se valent. La cartographie, conclut-il avec joie dans le soir qui s’installe, ouvre à un monde plus vaste que le monde lui-même. [D.T.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

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À propos du style de Genette

11/09/2019

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27/06/2021

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17/11/2017

vendredi 21 mai 2021

Pourquoi le Nord est-il en haut? Petite histoire des conventions cartographiques. - Mick Ashworth

Dans La Chasse au Snark, un poème de Lewis Carroll publié en 1876, l’équipage d’un navire se montrait ravi de bénéficier d’une carte pour sa traversée, qui s’annonçait périlleuse. [M.A.]

J’ai abordé cet essai, curieux et avide de connaître quelques-unes des entrailles des cartes si présentes dans l’histoire comme dans le présent. J’y ai trouvé encore plus que je ne l’espérais, une richesse insoupçonnée de questionnements, de problèmes à résoudre, de choix à effectuer, d’interrogations sur la représentation, de réflexions sur la nécessaire limpidité de la communication. Tout cela pour établir d’inévitables conventions supportant les cartes qui nous guident, qui nous conduisent, qui nous informent, qui nous pilotent, qui nous inspirent. J’ai de tout temps aimé lire des cartes, qu’elles appartiennent à un atlas ou à un essai historique, qu’elles se présentent en papier ou virtuelles sur un écran, qu’elles permettent de trouver mon chemin ou qu’elles fassent naître un rêve. Les illustrations de cet ouvrage ont magnifiquement contribué à ce périple dans le monde de la cartographie.

Ce ne fut qu’au XIXe siècle que l’on accepta dans le monde entier de respecter la convention voulant que le nord se trouve au sommet des cartes. [M.A.]

Dans le même temps où j’étais happé dans ce monde de représentation géographique, je lisais Les bases secrètes de David Turgeon et une improbable intertextualité se présenta.

Il est remarquable, constate Irénée, que la carte parvienne, sur une superficie comparativement limitée à suggérer toute la complexité du monde représenté; un état de l’univers dépourvu de sens, de finalité, mais pourtant riche de formes et de potentiel; un espace de narration infini au sein duquel toutes les routes se valent. La cartographie, conclut-il avec joie dans le soir qui s’installe, ouvre à un monde plus vaste que le monde lui-même. [D.T.]