Il existe un si grand nombre de raisons de ne pas laisser les auteurs en l'état, mais de les transformer, en partie ou en totalité, que je m'en tiendrai ici à trois. [P.B.]Pierre Bayard, critique littéraire iconoclaste, marche dans les pas de Borges qui nous avait offert un surprenant Pierre Ménard, auteur du Quichotte. Portant plus loin son regard ludique sur la littérature, posture développée dans des ouvrages comme Comment améliorer les oeuvres ratées? ou Comment parler des livres que l'on a pas lus?, Bayard redonne encore ici au lecteur un pouvoir de création en libérant toute la potentialité que recèle la réattribution des oeuvres à de nouveaux auteurs.
Si l'essayiste nous amène dans cette analyse à revoir certaines manipulations biographiques ou créations de pseudonymes issues d'interventions de quelques écrivains sur eux-mêmes (Émile Ajar ou Vernon Sullivan, par exemple), il nous offre également une réflexion sur des théories concernant l'origine de certaines oeuvres comme L'Odyssée (récit écrit par une femme), les pièces attribuées à Shakespeare (ou à Édouard De Vere, un comte d'Oxford) ou celles signées Molière (qui auraient pu l'être par Corneille). Poussant encore plus loin la démarche révélée ici, il se permet d'explorer de nouvelles réattributions, comme L'étranger de Franz Kafka ou Autant en emporte le vent de Tolstoï, expliquant à chaque fois comment ce nouvel auteur vient teinter la lecture du texte original, comment on peut y reconnaître sa plume, sa façon de faire, l'univers de ses personnages comme ses thématiques récurrentes. Puis, dans un nouveau saut qualitatif, Bayard abat certaines frontières théoriques et envisage Le Cuirassé Potemkine d'Alfred Hitchcock ou Le Cri de Robert Schumann. Délectable.
On pourrait croire que Pierre Bayard a bien choisi ses pairages oeuvres-auteurs pour mieux illustrer ses thèses et dégager ainsi la puissance critique qui peut s'exprimer par le changement d'auteur. C'est probablement le cas, mais dans la mesure où à la fois l'oeuvre et l'auteur appartiennent à ce que lui-même appelle la bibliothèque collective (l'ensemble large de tous les livres déterminants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné) ou encore la bibliothèque virtuelle (un espace ludique de communication sur les livres dans lequel il est admis de parler de livres non lus ou seulement parcourus), on pourrait imaginer que tout pairage puisse révéler, par une nouvelle lecture, un potentiel critique novateur, un regard différent, un angle propre, venant encore confirmer que la lecture constitue un acte foncièrement créateur.
Bayard m'aura encore fasciné par ce curieux essai où la théorie érudite est poussée vers le jeu littéraire, où la thèse exprimée devient ludisme créateur.
[...] tout nom d’auteur est un roman. Loin d’être un simple mot, il attire autour de lui toute une série d’images ou de représentations, tant personnelles que collectives, qui viennent interférer avec le texte et en conditionnent la lecture. [P.B.]
Autrement dit, la part d’invention que comporte toute activité de lecture ne s’arrête pas à l’oeuvre, elle s’étend jusqu’à l’auteur, qui est lui-même pris dans ce mouvement de création. On pourrait de ce fait aller jusqu’à dire que, d’une certaine manière, l’auteur fait lui aussi partie de l’oeuvre et en constitue même un personnage, pour être comme elle soumis au travail de réécriture du lecteur. [P.B.]
Préserver le dynamisme du texte et l’intérêt de la lecture en prônant le recours systématique à l'attribution mobile, c’est donc prendre la mesure de tous les mondes possibles qui se rencontrent en chaque oeuvre et de tous les auteurs qui auraient pu l’écrire, et, loin de s’arrêter à telle filiation définitive, nouer sans cesse, entre les écrivains et les textes, de nouvelles unions. [P.B.]
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