dimanche 9 mai 2021

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits - Pierre Bayard

Parmi tous les récits de la Seconde Guerre mondiale qui sont parvenus jusqu'à nous et nous la font revivre, l'un des plus émouvants est indiscutablement l'ouvrage de Misha Defonseca, Survivre avec les loups - adapté au cinéma par Véra Belmont -, où elle raconte comment, petite fille abandonnée des siens, elle a traversé une partie de l'Europe à la recherche de sa famille. [P.B.]

Pierre Bayard poursuit son exploration hors norme de la littérature. Cette fois, il aborde la véracité des faits racontés au travers des récits, des romans, des biographies, des journaux personnels. On est alors confronté à l'histoire d'événements qui ne se sont jamais réalisés, sinon dans l'imagination de l'auteur, sinon dans la reconstruction qu'en fait le lecteur. Cela peut être déstabilisant, mais Bayard, jamais à court de prises de position paradoxales, nous démontre toute la richesse de ces faits alternatifs. Face aux fabulateurs, Bayard critique celles et ceux, les chicaneurs, qui ne cessent de vérifier tous les faits rapportés, qui, de manière parfois trop scrupuleuse, inspectent les textes à la recherche d'erreurs, de mythes, de chimères. Mais, l'invention dans les récits est porteuse d'enseignements et, plus d'une fois, c'est sur la base d'histoires en partie fausses que se sont construits certaines théories ou, même, certains pans du savoir. Pierre Bayard parle de la fécondité du faux et prône même un droit à la fabulation pour faire valoir la fiction hors de son habitat naturel.  

[...] une pulsion narrative nous aide à supporter notre mobilité psychique en y injectant, comme le fait au réveil le récit manifeste du rêve, de la cohérence et du sens. Ce besoin impératif de raconter - qu'il s'applique à la journée passée ou aux années écoulées - est un ressort majeur de notre fonctionnement psychique, qui a le mérite de nous protéger de l'éparpillement. [P.B.]

Sur le plan politique comme sur le plan scientifique, il apparaît clairement que des exemples largement remaniés pour la circonstance, voire forgés de toutes pièces, peuvent permettre d'inventer des mondes donnant à rêver ou de dégager des lois générales que les cas réels, moins révélateurs, auraient été inaptes à appuyer. [P.B.]

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mercredi 5 mai 2021

La littérature, pour quoi faire ? - Antoine Compagnon

Pourquoi et comment parler de la littérature française moderne et contemporaine au XXIe siècle? [A.C.]
Il s'agit d'un très court texte de Compagnon, en fait, c'est sa leçon inaugurale prononcée en 2006 comme titulaire de la chaire Littérature française, moderne et contemporaine :  histoire, critique, théorie au Collège de France. Un court texte, mais une idée claire et porteuse sur la littérature et son rôle dans notre propre construction comme être pensant, comme vivant, comme humain. J'aurais mis en exergue une foule d'extraits de cet opuscule.

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Mais [...] j'ai toujours enseigné ce que je ne savais pas et pris prétexte des cours que je donnais pour lire ce que je n'avais pas encore lu, et apprendre enfin ce que j'ignorais. [A.C.]
Un essai de Montaigne, une tragédie de Racine, un poème de Baudelaire, le roman de Proust nous en apprennent plus sur la vie que de longs traités savants. [A.C.]
La littérature déconcerte, dérange, déroute, dépayse plus que les discours philosophique, sociologique ou psychologique, parce qu'elle fait appel aux émotions et à l'empathie. Ainsi parcourt-elle des régions de l'expérience que les autres discours négligent, mais que la fiction reconnaît dans leur détail. [A.C.]
La lecture [est] une expérimentation des possibles. [A.C.]
[La littérature] est La Vie mode d'emploi, suivant le titre impeccable de Georges Perec. [A.C.]

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Un été avec Montaigne 

27/01/2014

 

lundi 26 avril 2021

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier - Patrick Modiano


Presque rien.
 
[P.M.]

Il est impossible, il me semble, de s'immiscer dans l'univers de Modiano sans faire afficher dans l'écran personnel de notre mémoire des images parfois floues parfois fuyantes, de petits éclairs suscités par une odeur, un son, une couleur, des voix qui murmurent, une porte qui n'a pas la taille habituelle, des manteaux de fourrure sur un lit ou tout autre élément qui, par leur nature, ont attiré notre attention. On accompagne Modiano ou son personnage, qui lui aussi est écrivain, dans un dédale énigmatique qui remonte le temps, qui le ramène à son enfance dont on connaitra des bribes reconstruites sur des étincelles de réminiscence. On reconnait là la touche de Modiano, une touche retranscrite à l'aide d'une plume faite de simplicité, ou d'humilité, irait-on jusqu'à dire. Il n'y a que lui pour affubler chaque identité, chaque description, d'une adresse, d'un numéro de porte, des données téléphoniques, provoquant par là un regard bien personnel et légèrement suranné sur le présent. Voilà une écriture qui résonne en moi et qui me permet de me projeter émotivement dans ce qu'il trace, dans ce qu'il raconte de lui et de son rapport à la mémoire.

[...] il marchait dans la rue, prêt à changer de trottoir s’il voyait, de loin, quelqu’un qu’il connaissait et qui risquait de l’aborder. Il s’était aperçu que l’on rencontre en de très rares occasions une personne que l’on aurait voulu vraiment rencontrer. Deux ou trois fois dans une vie ? [P.M.]

On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux. Il suffit de faire la planche et de se laisser doucement flotter sur les eaux profondes, en fermant les yeux. [P.M.]


Appréciation : 3,5/5 

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mardi 13 avril 2021

Le chasseur d'histoires - Eduardo Galeano

Le vent efface les traces des mouettes. Les pluies effacent les traces de pas des hommes. Le soleil efface les traces du temps. [E.G.]
Il est difficile de décrire cet objet livre, car il ne répond à aucun classement. À moins qu'on ne le catégorise comme un recueil de poèmes, la catégorie poésie étant, selon moi, moins empreinte de normes, plus libre et plus ouverte à l'expérimentation. Voici donc un opuscule regroupant des pensées, des avis sur de petites tranches d'histoires, une mosaïque de regards sur le monde, des opinions politiques, sociales, un ensemble de récits, d’anecdotes, de légendes où mémoire, morale et sens de la vie s’inscrivent dans de courts textes souvent sud-américains, mais pas uniquement. On peut l'ouvrir sur n'importe quelle page pour entrebâiller une nouvelle fenêtre et recevoir un vent frais chargé d'idées.

C'était ma première lecture de cet auteur uruguayen. J'ai hâte de me replonger dans son univers multiple et d'en découvrir d'autres aspects.

L'entraide et la conscience communautaire ne sont peut-être pas des inventions humaines. Les coopératives de logements, par exemple, ont peut-être été inspirées par les oiseaux. [E.G.]

À Kashi, ville saine des Tamouls de l'Inde, vivait et jouait le flûtiste qui jouait le plus faux au monde. On le payait très bien, pour qu'il joue très mal. Au service des dieux, sa flûte torturait les démons. [E.G.]

Un jour de l'an 1911, La Joconde disparut du Musée du Louvre. Quand la disparue reparut, après deux ans de recherches, on constata que le vol n'avait pas effacé le sourire le plus mystérieux du monde : il avait multiplié son prestige. [E.G.] 

Pour vaincre sa peur, un des enfants, le plus savant, expliqua ce qu'était la mer : - C'est une rivière avec une seule rive. [E.G.] 

Appréciation : 4,5/5 

vendredi 9 avril 2021

Le temps où nous chantions - Richard Powers

Quelque part dans une salle vide, mon frère continue de chanter. Sa voix ne s’est pas encore estompée. [R.P.

Le temps où nous chantions, c'est plus de cinquante ans d'une histoire américaine racontée à travers une famille qui est en même temps en marge du temps, en marge de ce qui fait la société, mais aussi tout à fait plongée dans son tumulte et ses contradictions. C'est à un mémorable concert en plein air de Marian Anderson, une contralto afro-américaine, une des premières cantatrices noires des États-Unis, que se rencontrent, en 1939, deux êtres que seul l'amour de la musique approchait. C'est ainsi que David Storm, physicien juif allemand immigré aux États-Unis, spécialiste de la relativité du temps, croise Delia Daley, une jeune fille noire d'un médecin de famille de Piladelphie. Malgré l'improbabilité de cette convergence, la musique aura fait son oeuvre. David et Delia se marient et fondent une famille. Le métissage fera en sorte que les enfants (Jonah, Joseph et Ruth) se voient exclus des deux communautés. Pour les garder à l'abri, leur scolarisation se fera à la maison et la musique en constituera le centre.

Le continent regorge d’espions, de beatniks et de gros appareils électroménagers. [R.P.]

Et chaque soir les Strom mettaient le silence en échec à leur manière, ensemble, à grandes bouffées d’accords improvisés. [R.P.]

La musique est omniprésente dans cette oeuvre. Elle est au coeur de l'apprentissage, au coeur de la vie, au coeur de ce que raconte Joseph, le narrateur et le plus jeune des deux garçons. J'ai rarement vu un roman être en mesure de transmettre aussi bien ce que la musique peut communiquer d'émotions, de joie comme de tragique. Et cela est dit dans une si belle langue. Évidemment, j'ai lu la traduction que Nicolas Richard en a livrée, mais elle est si belle que je peux m'imaginer qu'une bonne part de la richesse de cette écriture est attribuable à l'original.

L’air progresse de la manière la plus simple : un do stable entre sur le temps faible, tandis que le temps fort se rétablit sur le instable de la gamme. À partir de cette impulsion légère, le morceau se met en mouvement, jusqu’à se chevaucher lui-même, se livrant à une sorte de catch à quatre avec son propre double alto. Puis, en une improvisation commandée par la partition, les deux lignes de chant se replient sur le même inévitable sentier de surprise, moucheté de taches mineures et d’une lumière soudain vive. Les lignes imbriquées l’une dans l’autre débordent de leur lit pour donner naissance aux suivantes, la joie l’emporte, l’ingénuité se répand partout. [R.P.] 

La musique, ainsi que le dit son héros Leibniz, est un exercice de mathématiques occultes, exécuté par une âme qui ignore qu’elle est en train de compter. [R.P.] 

David Storm, le père, étant un physicien réfléchissant à la nature du temps, il nous nourrit de questionnements, de cogitations et de considérations temporelles, sur l'avant, le maintenant et l'après. Ce n'est résolument pas l'essentiel de cette aventure, mais cela est toujours présent, si on peut le dire ainsi. Mon propre passé a fait en sorte que je me suis senti interpelé par les interrogations de ce scientifique expatrié.

« Saint Augustin disait qu’il savait ce qu’était le temps tant qu’il n’y réfléchissait pas. Mais dès l’instant où il se posait la question, il ne savait plus. » [R.P.]

Était et sera : tous sont des coordonnées fixes, perceptibles, sur la surface plane où figurent tous les maintenant en mouvement. [R.P.] 

« Le temps est notre manière d’empêcher que tout se produise d’un coup. »  [R.P.]

Ce roman des Amériques  nous transporte, nous émeut. On en sort bouleversé et ses personnages plus que réels vivent encore en nous. L'aventure ne semble pas s'arrêter avec les dernières pages. Telle une grande fiction,  ancrée dans le temps qui passe et les événements qui surviennent, Le temps où nous chantions s'inscrit en nous pour faire partie intégrante de ce que Bayard nomme notre bibliothèque intérieure [voir Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?]. Ce roman y a bien sa place.

Le mois où notre mère mourut, Rosa Parks refusa de quitter sa place dans le bus. [R.P.] 

Je regarde les touches du piano, Jonah me regarde fixement. Nous restons assis un long moment, donnant une version assez honorable du 4’33” de John Cage. Je regrette seulement que nous n’ayons pas de magnétophone ; notre première prise aurait été la bonne. [R.P.]

Car si la prophétie n’est que la musique du souvenir qui rejoint l’histoire établie, alors la mémoire contient nécessairement toutes les prophéties appelées ultérieurement à se réaliser. [R.P.]

Appréciaton : 4,5/5