mercredi 8 décembre 2021

La déesse des petites victoires - Yannick Grannec

À l'exacte frontière du couloir et de la chambre, Anna attendait que l'infirmière plaide sa cause. [Y.G.]

Début des années 80, Anna Roth travaille comme documentaliste à l'Institute for Advanced Study de Princeton.  Elle a notamment pour mandat de convaincre Adèle Gödel de céder à l'institut les dernières archives de son mari, l'un des mathématiciens et logiciens les plus importants du XXe siècle, Kurt Gödel, décédé en 1978. Le roman, car c'en est un et l'auteure ne prétend pas établir ici une thèse historique, repose sur cet argument pour revisiter de belle façon le parcours de Kurt Gödel et de son épouse Adèle depuis leur rencontre à Vienne en 1926. L'auteure affirmera même : «Cette histoire est une vérité parmi d’autres : un tricotage de faits objectifs et de probabilités subjectives.» 

C'est ainsi qu'on suivra les déboires des premiers moments, la fuite vers l'Amérique en passant par la Russie et le Japon, l'installation à Princeton, les échanges avec les collègues de Kurt Gödel, dont Robert Oppenheimer, Oskar Morgenstern et même un certain Albert Einstein. L'amitié qui unissait Albert Einstein à Kurt Gödel est probablement ce qui aura contribué à maintenir ce dernier en action dans les domaines mathématiques et philosophiques à Princeton. Cela est bien rendu.

Le parcours qui nous est proposé, c'est par les yeux d'Adèle qu'on le suit. Il est donc teinté du regard qu'elle porte sur les talents de mathématicien de Kurt, mais aussi sur son inaptitude sociale, son hypocondrie ainsi que sa paranoïa (l'épisode du maccarthysme n'a de toute évidence rien aidé). Les petites victoires, ce sont celles qu'elle gagna sur la fatalité et le mal de vivre de son logicien de mari.

J'ai adoré ce roman à saveur historique qui permet de se replonger dans cette atmosphère un peu étrange qui entourait le Projet Manhattan et ses suites, les discussions de Gödel sur la logique, en particulier sur l'incomplétude et l'existence sous certaines conditions d'énoncés mathématiques indécidables, sur les questionnements philosophiques qui en découlent, sur la vie hors norme qui se déroulait à Princeton dans les années 50. Voilà un roman passionnant qui narre une partie de l'histoire sur la base d'un amour qui aura duré, lui, plus de cinquante ans.

- Je m'appelle Kurt Gödel. Et vous, mademoiselle Adèle. C'est correct? - Presque correct, mais vous ne pouvez pas tout savoir! - Cela reste à démontrer. [Y.G.]

« Si les gens ne croient pas que les mathématiques sont simples, c'est uniquement parce qu'ils ne réalisent pas à quel point la vie est compliquée. » [John von Neumann, cité par Y.G.]

Image même de sa chère récursivité, il ne rendait des comptes qu'à lui-même. [Y.G.]

- L'infini existait pourtant avant que l'homme invente les mathématiques ! [Y.G.]

La soif de sens, présente chez tous les êtres humains, fait de certains des proies faciles. Le pas est trop aisé entre synchronicité, hasard sensé et prémonitions, médiums... [Y.G.]

- [...] Vous aimez trop les mots pour un mathématicien. [Y.G.]  


mercredi 1 décembre 2021

Un père étranger - Eduardo Berti

Quelques heures avant l’enterrement de ma mère, l’après-midi où on la veillait, et alors que l’usage aurait voulu qu’on expose son cadavre, mon père donna l’ordre de laisser le cercueil fermé. [E.B.] 
Voilà un livre mystérieux, un roman en partie autobiographique qui navigue entre les concepts d'identité, d'altérité, de migration, de paternité et d'écriture. Eduardo Berti constate à la mort de son père, un Roumain réfugié en Argentine, que celui-ci tentait d'écrire en espagnol un roman à propos d'ouvriers roumains. Le fait ainsi d'écrire dans la langue de son pays d'accueil l'amène à tracer un parallèle avec un de ses projets, celui de tracer le parcours de l'auteur polonais et britannique Joseph Conrad (Józef Konrad) qui écrivait pour sa part en anglais. Voilà autant d'occasions, en parlant de son père, de Conrad ou du livre qu'il est en train d'écrire, de s'exprimer sur la langue, sur la littérature, sur le statut d'écrivain et sur le fait d'être étranger en son monde tout en portant en soi toute une bibliothèque. Voilà un auteur, membre récent de l'Oulipo, dont j'ai bon espoir de croiser encore l'œuvre sous peu.

À l’époque, j’aimais bien la notion selon laquelle la « patrie » d’un écrivain est sa langue natale. Aujourd’hui, avec plus d’ancienneté comme étranger, je préfère l’idée que son véritable pays se trouve dans ses livres : ceux qu’il a lus ou désire lire (sa bibliothèque), ceux qu’il a écrits ou rêve d’écrire (certains appellent cela une « œuvre »).  [E.B.]

Les lecteurs cherchent et voient les ressemblances entre les livres, nombreux ou non, d’un écrivain ; l’écrivain, de son côté, voit surtout leurs différences. [E.B.]

Je n’ai pas lu Jouhandeau : il fait partie de la longue liste d’écrivains que, je suppose – sauf miracle ou cas de force majeure – je ne lirai jamais ; c’est impossible, il faudrait vivre mille ans ou, plutôt, ne pas vivre et ne faire que lire, lire et lire. Lire qui, d’accord, est aussi vivre. Mais qui ne l’est pas si on ne fait que ça.  [E.B.]

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mercredi 24 novembre 2021

Une autre vie est possible - Olga Duhamel-Noyer

Les semaines de canicule, rien n'est pareil. [O.D.-N.]

Ce roman est l'oeuvre d'une auteure québécoise que je ne connaissais pas. Olga Duhamel-Noyer a pourtant publié quatre autres romans et elle est la directrice littéraire de la maison d'édition Héliotrope. À la lecture d'Une autre vie est possible, je me suis replongé dans une époque, fin des années '70, début des années '80, où le rêve d'un monde meilleur faisait vibrer le coeur des militantes et militants d'une foison d'organisations, de groupes, de partis, de collectifs, de ligues et de phalanges. Du socialisme ouvrier au marxisme stalinien, du maoïsme prolétarien à l'anarchosyndicalisme, la mouvance révolutionnaire avait, dans son monde parallèle et en ces temps-là, une activité de tous les instants. Olga Duhamel-Noyer nous ouvre une porte dans l'intimité d'une militante qui organise les réunions du Parti dans son appartement de la rue Bloomfield. Le quotidien côtoie le rêve, elle élève seule son fils Valéry qui espère la révolution et elle est chef de cellule dans l'organisation. Un drame insidieux se profile pourtant dans cet univers de tracts, de fêtes ouvrières, de mobilisations, de manifestations et de solidarités internationales. L'élan révolutionnaire se transmute en une peur  dissimulée; une rupture qui n'a pas été acceptée vient faire basculer la vie de la militante et la violence s'insinue. 

Dans l'ensemble, voilà un portrait qui décrit, il me semble, assez bien l'univers de nombre de partisanes et de partisans de la venue du grand soir. Le style va à l'essentiel, phrases courtes et brèves descriptions. Mais, je ne sais si cela relève de mon état ou du moment de ma lecture, j'ai ressenti une certaine froideur, une certaine distance entre l'auteure et ses personnages. Cela ne m'a pas empêché d'apprécier cette incursion dans un passé qui aurait voulu faire histoire.

Tout s'affronte, tout se contredit, se brise, tout s'enclenche, tout s'enchaîne. [O.D.-N.]

Ils se sont plutôt amusés à évoquer pour tant de choses les vertus merveilleuses de la poubelle de l'Histoire.  [O.D.-N.]

 

mercredi 17 novembre 2021

Le désordre azerty - Éric Chevillard

ASPE, l'ennui, c'est que ne connais pas la signification du mot aspe ni davantage celle du ASPLE que l'on peut écrire aussi, indifféremment, pour désigner la même chose [...] [É.C.]

Chevillard se livre, se dévoile et se raconte au rythme des touches d'un clavier français dans un abécédaire désordonné. C'est l'auteur qui se commet dans cet exercice de style au genre soutenu, à la plume vive. C'est l'auteur qui se met lui-même en marge des catégories et qui a de la littérature une vision éclatée. Cet autoportrait, car on peut bien le qualifier ainsi, est teinté du rapport qu'entretient Chevillard avec l'écriture, du rapport qu'il entretient avec le livre et la société sur laquelle il repose. Cela donne un fouillis, mais un gai fouillis où partout se glisse l'auteur, où partout s'étonne le lecteur. Si, dans son blogue L'autoficifChevillard se permet quotidiennement des fragments de littérature sur 2 à 5 lignes, Le désordre Azerty peut bien en être le prolongement, l'excroissance sinon la proéminence. C'est une suite anarchique d'aphorismes jubilatoires. On en redemande.

Longtemps, les îles furent les bagnes où l’on reléguait les criminels et les indésirables. Elles sont aujourd’hui des villégiatures prisées où l’on s’offre un bref séjour avec l’argent gagné en cassant des pierres sur le continent. [É.C.] 

Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue. [É.C.]

Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? À quelles forces obéissez-vous ? Quelles sont vos raisons ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui dans ce silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table et la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. [É.C.] 

Ce jour-là, d’automne pluvieux, quand la cloche sonna les cinq coups du signal, la marquise ne sortit pas. [É.C.] 

Autre expression très usitée par mes professeurs successifs : le domaine de définition. Ce pourrait être un titre pour Francis Ponge. Le nom de la propriété provinciale d’Émile Littré. Franchement, quoi d’autre ? [É.C.] 

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vendredi 12 novembre 2021

Tout est ori - Paul Serge Forest

C’était entre la Pentecôte et la Trinité, entre la rivière Pentecôte et la rivière de la Trinité. [P.S.F.]

J’ai lu cet été, quelque part en juillet, les pieds dans le lac Saint-Jean, ce roman surprenant par le mélange de genres, par la trame à la limite du fantastique, mais ancrée dans une réalité nord-côtière tournée vers la pêche aux crustacés. J’ai embarqué, pour l'occasion, sur ce crevettier improvisé des environs de Baie-Trinité affrété par la famille Lelarge et je me suis laissé emporter dans ce délire qui est parfois déroutant sur le plan du style. Je me suis laissé envouté par cet intrigant japonais « envoyé commercial du Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi ». J'en ai appris plus d'un chapitre à propos des mollusques et des crustacés. Enfin, bout pour bout, je me suis plongé allègrement dans une lecture plaisante faite de surprises insolites, parties intégrantes d'un conte fait d'odeurs et de textures raconté dans un style qui ne laisse d'aucune façon croire que cela puisse être un premier roman. J’ai bien aimé l’univers créé par Forest.

On ne choisit pas ses souvenirs. La plupart des images et des sons incrustés dans notre mémoire étaient destinés à l’oubli. Ce sont de très petites choses qui les ont sauvés. [P.S.F.]
La vague est un phénomène nombreux, comme une volée d’outardes ou les rides sur un visage. Pour remarquer la ride qui n’en est pas une, mais plutôt la cicatrice d’une vieille blessure, ou pour remarquer l’outarde fatiguée qui sera laissée derrière, Il faut s’arrêter et observer. [P.S.F.]
Il mangeait beaucoup d’oursins, avec Laurie et du citron, ou seul, nature. [P.S.F.]
Les couteaux rompent la continuité. Ce que l’intermède fait dans le temps, ils le font dans la matière. [P.S.F.]
Alors, ce couteau dans le tiroir du bureau de Robert Lelarge était-il une arme ou un fruit de mer? [P.S.F.]