dimanche 22 juillet 2018

Au café existentialiste. La liberté, l'être et le cocktail à l'abricot - Sarah Bakewell

On dit parfois que l'existentialisme est plus un état d'âme qu'une philosophie. [S.B.]
Sarah Bakewell qui m'avait séduit avec Comment vivre ? : une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse aborde ici un pan totalement différent de l'histoire de la philosophie avec, toutefois, une approche semblable, présenter les idées à travers les gens, à travers les expériences de vie de ces protagonistes, à travers la société qui a permis l'éclosion de ces notions ou de ces concepts. J'étais curieux de voir comment se traduirait ce contact avec l'existentialisme. Le premier chapitre, dont le titre, à la manière des romans-feuilletons du XIXe siècle, est très descriptif (L'existentialisme, quelle horreur! Où trois personnes boivent des cocktails à l'abricot, d'autres s'attardent à parler de liberté, et plus encore de changer leur vie. On se demande aussi ce qu'est l'existentialisme.), m'a enchanté. La naissance de l'existentialisme, survenant à la table d'un bar de la rue du Montparnasse à Paris, y ait joliment décrite. Les trois jeunes philosophes qui sont ici attablés, ce sont Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Ce dernier, de retour de Berlin, faisait part à ses comparses d'une découverte qu'il y avait faite, une philosophie du nom de phénoménologie. Sartre, s'emparant de ce concept, le relit, le réinterprète, l'applique à la vie des gens et permet l'éclosion d'une nouvelle philosophie, l'existentialisme moderne. 
« Tu vois, mon petit camarade », dit Aron à Sartre, ainsi qu'il l'appelait affectueusement depuis leurs études, « si tu es un phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail et c'est de la philosophie! [S.B.] 
Il n'y a pas de voie toute tracée qui mène l'homme à son salut. Il lui faut sans cesse inventer son chemin. Mais, pour l'inventer, il est libre, responsable, sans excuse, tout son espoir est en lui. [J.-P. Sartre cité par S.B.]
Sarah Bakewell, à ma grande surprise, présente un roman que j'ai lu et apprécié, La Mezzanine de Nicolas Baker, comme un roman foncièrement phénoménologique. Et puis, en y repensant, en comprenant un petit peu mieux ce qu'est la phénoménologie, j'adhère à cette idée. La réflexion qui s'enclenche lorsque le protagoniste du roman casse son lacet alors qu'il le tirait dans le but de le nouer est une réflexion de type phénoménologique et cette réflexion s'étend sur l'ensemble du roman et de ses notes de bas de page.

Quelques pages plus loin, l'auteure, en faisant référence à une conférence que Heidegger fit en 1929 à la station alpine de Davos, mentionne qu'il s'agit là du décor du roman de Thomas Mann La Montagne magique, roman publié en 1924, que Heidegger avait lu et qui est en ce moment sur ma table de lecture...
Dans la tradition qu'ils [les stoïciens et les épicuriens] ont transmise, la philosophie n'est plus une poursuite purement intellectuelle ni une série d'astuces pratiques à bon compte, mais une discipline pour s'épanouir et accomplir une vie pleinement humaine, responsable.  [S.B.]
Que peut signifier dire que quelque chose est ? La plupart des philosophes avaient négligé la question ; l'un des rares à la poser fut Gottfried von Leibniz qui, en 1774, la présenta ainsi : « Pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ? » [S.B.]
Sarah Bakewell va même jusqu'à citer une blague adaptée d'un texte d'Ernst Lubitsch : « Jean-Paul Sartre entre dans un café, et le garçon lui demande ce qu'il souhaite : « Un café avec du sucre, mais sans crème. » Le garçon s'éloigne, puis revient en s'excusant : « Désolé, monsieur Sartre, nous n'avons plus de crème. Que diriez-vous d'un café sans lait?»
En politique comme en toute chose, la bonne direction, pour Sartre, est toujours d'avancer, même si cette route vous oblige à des virages en épingle et que vous allez trop vite pour garder la pleine maîtrise des choses. [S.B.]
Les Anglais étaient habitués aux idées nées d'un monde « où l'on joue au cricket, où l'on fait des cakes, où les décisions sont simples, où l'on se souvient de son enfance, où l'on va au cirque », alors que les existentialistes venaient d'un monde dans lequel on commet de grands péchés, tombe amoureux ou adhère au Parti communiste. Au fil des années 1950, cependant, les jeunes Anglais s'aperçurent que le péché et la politique pouvaient être plus amusants que les gâteaux. [Iris Murdoch citée par S.B.]
Plusieurs pages sont consacrées à Simone de Beauvoir et cela est d'un grand intérêt. Et, en parlant de Simone de Beauvoir, l'auteure conclut :
Outre son travail dans le champ du féminisme et de la fiction, dans ses écrits philosophiques elle explora comment les deux forces de la contrainte et de la liberté jouent au fil de nos vies, alors que chacun de nous devient lentement soi-même. 
Pour se faire une idée de l'approche de Sarah Bakewell lorsqu'elle aborde l'existentialisme, on peut écouter une intéressante entrevue qu'elle a accordée dans le cadre de l'émission Les chemins de la philosophie sur France-Culture : https://buff.ly/2kn41PE

Pour ma part, bien que je dois avouer que, sur l'ensemble des chapitres, ceux consacrés à Husserl ou à Heidegger, m'ont paru plus difficiles d'approche, mes connaissances préalables étant à ce titre plus minces, je ne regrette d'aucune façon l'ensemble de cette lecture qui m'a ouvert sur d'autres univers, qui m'a permis de mieux situer ce mouvement et l'image qu'on pouvait s'en faire, qui m'a livré d'autres outils pour la réflexion et l'approche au monde.

_________________

Sur Rives et dérives, on trouve également :

Bakewell
Sarah
Comment vivre ? : une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse 



Aucun commentaire: