dimanche 28 mars 2021

Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs - Mathias Énard

 J'ai résolu d'appeler cet endroit la Pensée Sauvage, bien sûr. [M.É.]

En effet, comme Lévi-Strauss, David Mazon, le personnage principal de ce roman, part à la découverte ethnologique d'une civilisation qu'il ne connait pas, d'où le nom donné à son refuge au cœur de cette campagne qu'il cherche à cerner. Le jeune thésard parisien tâche d'étudier les mœurs des habitants d'un petit village des Deux-Sèvres. Il note assidument ses faits et gestes, ses observations, ses analyses ainsi que ses constats dans un journal de terrain. Il fera des rencontres au Café-Épicerie-Pêche, un maire fossoyeur, un artiste peintre, un couple de fermiers, une militante pour l'environnement, tout cela à l'intérieur d'un périmètre bien délimité.

Je leur ai souri, et même je leur ai demandé à quel jeu ils jouaient, histoire d’avoir l’air de m’intéresser à eux, peine perdue, la question leur a fait ouvrir de grands yeux, beh, à la coinchée, ça m’apprendra. Je viens de regarder dans le Robertcoinchée : régional, Ouest (jusqu’ici ça va), jeu de cartes, variété de belote avec enchères, voilà qu
i n’éclaire pas vraiment ma lanterne. [M.É.] 

Elle m’a offert tout un cageot de légumes, je n’ai pas osé lui avouer que j’ignorais quoi en faire (c’est dingue, soi-disant expert ès campagnes et je ne sais pas faire une soupe, mais ils nous apprennent quoi en séminaire de doctorat ? Est-ce qu’il y a des pages sur la soupe dans Bourdieu ? Chez Jean-Pierre Le Goff ? Peut-être. [M.É.]

Si le territoire étudié est clos, la dimension temps de ce roman, pour sa part, prend plus de liberté. On est littéralement transporté dans les univers du passé de ce lieu à travers les vies antérieures des protagonistes et les formes mouvantes des époques. Si cela peut paraître déstabilisant, la plume et le style d'Énard nous rappellent toujours ce qu'on apprécie de son écriture et on est ramené à l'essentiel.

C'est dans un élan littéraire inspiré que l'auteur nous fait participer à une rencontre improbable, celle du banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, une orgie gargantuesque, une ripaille rabelaisienne où le verbe est mis à l'honneur, où défilent autant les plats montés que les discours, où la verve est truculente, grivoise et philosophique. Voilà un petit bijou au cœur du roman.

Et après tout, ici c’est un peu l’Angleterre, lança un rien hasardeusement Kate. Ces terres étaient anglaises jusqu’à la fin du XVe siècle, renchérit James, c’est peut-être pour ça qu’on s’y sent bien. L’Angleterre avec des vignes, autant dire le paradis, ajouta-t-il. [M.É.]

[...] j'ai [...] rincé, épluché, pelé, coupé, émincé, paré, blanchi, sauté (la cuisine c’est comme la navigation à voile : c’est surtout une question de vocabulaire) [...] [M.É.] 

Après Ce qu'ici-bas nous sommes de Jean-Marie Blas de Roblès, voici donc une nouvelle lecture faisant appel nommément à l'ethnologie, l'étude comparative et explicative de l'ensemble des caractères sociaux et culturels de groupes humains. Mais, la littérature ne peut-elle pas être considérée à part entière comme une branche de l'ethnographie? Lire un roman, lire une fiction, n'est-ce pas porter un regard sur une autre société, sur un univers qui n'est pas le mien pour le mieux comprendre, pour s'en inspirer, pour rêver au-delà des frontières de mon quotidien?

Appréciation : 4/5

 ____________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Énard

Mathias

Boussole

05/05/2017

Énard

Mathias

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

21/04/2019

lundi 15 mars 2021

Le traducteur cleptomane et autres histoires - Dezsö Kosztolányi

 

Nous parlions de poètes et d’écrivains, d’anciens amis qui avaient commencé la route avec nous, jadis, ils étaient ensuite restés en arrière et leur trace s’était perdue. [D.K.]

Voici un ouvrage original. Dezsö Kosztolányi, auteur hongrois du début du XXe siècle, y met en scène un personnage qui pourrait être son double, son alter ego. Kornél Esti est le fil conducteur de ces onze nouvelles. C'est souvent le protagoniste ou celui qui narre l'épisode qui s'amorce. Chacune des nouvelles de ce recueil présente une certaine sensibilité envers la langue ou la communication, on en fait l'éloge tout en y relevant les incongruités. Chaque épisode est raconté avec une certaine distance qui rend l'humour ou l'ironie encore plus décalés. Mais, derrière l'insolite, on trouve une certaine critique de la société. On met en lumière ses incohérences et, par là, les textes de Kosztolányi rappellent Kafka alors même qu'on peut y déceler une ressemblance avec Calvino. J'ai adoré cette incursion dans le monde étrange de Kosztolányi et me promets d'explorer d'autres aventures de cet énigmatique Kornél Esti.

Appréciation: 3,5/5

dimanche 7 mars 2021

Dernières nouvelles des choses - Roger-Pol Droit

Il s'avance vers moi, tend la main. Il dit : «Alors, comment vont les choses?» [R.-P. D.]

Roger-Pol Droit, pour le projet de cet ouvrage, s'est astreint à un exercice particulier, celui de porter sur les choses ordinaires de son environnement un regard philosophique et métaphorique. Il s'insère dans cet univers des objets inanimés pour tenter de les approcher, les épier, tel un explorateur en constituant un journal de bord de ses observations. Du trombone à la théière en passant par le lave-linge autant que le répondeur, Roger-Pol Droit, à travers son expérimentation tous azimuts des réalités concrètes, dévoile un peu de lui-même en exposant, sans embarras, son rapport aux choses dont il donne des nouvelles. Il y a dans cette expédition quelque chose qui relève de l'infra-ordinaire comme l'appelait si bien Perec qui a ouvert la recherche et l'analyse de « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel... » [Georges Perec, L'infra-ordinaire, 1989]. Dernières nouvelles des choses s'apparente, dans l'esprit de la démarche comme dans le type d'interrogations ou le ton personnel de la posture, aux 101 expériences de philosophie quotidienne qui m'avait déjà séduit. 

Dans un premier temps, l'auteur tente une classification des choses :

Je me pose sur le banc à la sortie du village, essayant de discipliner des hordes de choses innombrables et diverses qui s’agitent dans ma tête. Choses liquides, choses solides. Choses proches du corps, en contact avec la peau de manière durable (vêtements, sous-vêtements) ou temporaire (savons, serviettes-éponges, mouchoirs) et choses éloignées du corps. Choses tactiles et choses à regarder. Choses à faire marcher et choses inertes. Classements par taille, par poids, par couleur, par provenance, par matière, choses simples et choses composées, choses naturelles et artificielles, artisanales et industrielles, durables ou éphémères, lumineuses ou obscures, choses avec ou sans bouton, uniques ou non... Aucun classement ne tient. À peine évoqué, il se disloque. [R.-P. D.]

Je n'ai pas pu m'empêcher de me remémorer, à cet égard, une citation de Jorge Luis Borges rapportée, je crois, par Alberto Manguel : « Les animaux sont classés comme suit : (a) ceux qui appartiennent à l’Empereur; (b) ceux qui sont embaumés; (c) ceux qui sont dressés; (d) les cochons de lait; (e) les sirènes; (f) les animaux fabuleux; (g) les chiens errants; (h) les animaux inclus dans cette classification; (i) ceux qui tremblent comme s’ils étaient fous; (j) les animaux indénombrables; (k) ceux qu’on dessine avec un pinceau très fin en poil de chameau; (l) et cetera; (m) ceux qui viennent de casser le vase de fleurs; (n) ceux qui, vus de loin, ressemblent à des mouches. »

J'ai adoré ce voyage bien personnel que nous a offert Roger-Pol Droit et je me demande bien comment je pourrais entreprendre de répondre à sa requête de poursuivre l'expérience avec mes propres choses et les pensées qu'elles suscitent en moi. 

[...] ni héroïque ni téméraire, mais fidèle et sérieux, le trombone est une figure de l’éthique. [R.-P. D.]

Les choses destinées à la musique forment une tribu à part. Leur relation au corps est tout à fait singulière. Elles lui dictent leur loi, en même temps, elles attendent tout de lui. La flûte exige une exacte position du tronc, des bras, des doigts, un placement précis des lèvres et du souffle. Quelques millimètres d'écart, tout change. [R.-P. D.]

Imaginez, pendant quelques secondes, qu’un virus encore inconcevable atteigne demain toutes les tables du monde et les fasse disparaître. [R.-P. D.]
Appréciation : 4/5
__________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi ;

Droit

Roger-Pol

Comment marchent les philosophes?

19/08/2020

Droit

Roger-Pol

101 expériences de philosophie quotidienne

29/04/2019


vendredi 26 février 2021

Ce qu'ici-bas nous sommes - Jean-Marie Blas de Roblès

Ce mémoire est une mise en forme de mes carnets de route destinée, sur la suggestion du professeur Binswanger, à mettre un peu d'ordre dans le chaos de mes souvenirs. [J.M.B. de R.]
Voilà une magnifique expédition dans un monde improbable, une errance encyclopédique dans un univers en marge du réel, une incursion dans l'imagination fertile d'un ethnographe baroque. Jean-Marie Blas de Roblès, celui-là même qui nous avait livré L'île du point Nemo, nous entraîne ici dans une exploration anthropologique relevant du fabuleux, de la chimère ou de la curiosité excentrique, une invention cocasse où chaque détail est relevé avec grand souci. On s'engouffre avec le protagoniste dans le trou noir délimité par Zindãn et son dieu vivant Hadj Hassan. On est propulsé hors du temps, dans un monde n'appartenant à aucune époque, même si son charme et son esthétique semblent provenir des encyclopédies du dernier siècle avec des illustrations et des collages de la main de l'auteur qui nous propulsent dans la poésie de leurs légendes. Placé dans un état d'ouverture approprié, on pourra accueillir au mieux cette expérience hors du commun qui se joue en deux temps, le premier comme une errance ou un périple de découverte dans cette invraisemblable oasis, le deuxième, quarante ans plus tard, se remémorant le premier et cherchant à en faire l'inventaire, dans une clinique sur les rives d'un lac chilien.

J'ai adoré ce voyage.
[...] après tout ce que j’ai raconté de mon séjour jusqu’alors, peut-être puis-je suggérer ici avec moins d’incongruité le postulat auquel je m’accrochais pour ne pas devenir fou: sous tous ces aspects, Zindan était un monde à coefficient de rationalité variable en fonction des individus, ce qui est à la rigueur admissible, mais aussi du temps et de l’espace. [J.M.B. de R.]

* Sur France-Culture, on trouve une intéressante entrevue de Jean-Marie Blas de Roblès à l'émission La salle des machines animée par Mathias Énard : https://www.franceculture.fr/emissions/la-salle-des-machines/jean-marie-blas-de-robles-diane-meur.  

Appréciation : 4,5/5

_______

Sur Rives et dérives, on trouve aussi : 

Roblès

Jean-Marie Blas de

Là où les tigres sont chez eux

24/09/2021

Roblès

Jean-Marie Blas de

L’île du point Nemo

04/01/2021