lundi 17 mars 2025

Mauvaises méthodes pour bonnes lectures - Eduardo Berti

Commencez à lire un livre. Avant d'arriver à la moitié (à la page 130, par exemple), perdez-le. Trouvez-en un autre. Faites comme si c'était le même livre, allez à la page 130 et lisez de là jusqu'à la fin. Vous devrez peut-être faire un certain nombre d'adaptations : comprendre que Marie s'appelle maintenant Tania, que la ville rurale du Texas est maintenant un quartier de Novossibirsk, que monsieur Wilkinson n'a plus de poulets parce que Mme Ivanov et les deux chèvres de Mme Ivanov ont largement pris leur place. Des situations de ce genre. Dites-vous que c'est à ça que servent les bons lecteurs. [E.B.]

D'Eduardo Berti, j'avais lu Un père étranger et cela avait suffi pour que je veuille à nouveau croiser son œuvre, d'autant plus que j'avais alors appris que, depuis 2014, il avait rejoint la bande des oulipiens. Mauvaises méthodes pour bonnes lectures s'inscrit tout à fait dans cet esprit de potentialités des lectures, dans un projet d'éclatement des méthodes traditionnelles de lectures pour s'engager allègrement dans un univers ludique qui donne à la lecture un nouveau vernis, une série d'ouvertures vers le jeu, vers l'amusement, le sourire et même le rire en parcourant les pages d'un ou plusieurs livres. Dans son Argentine natale, où sa formation scolaire s'est réalisée sous la dictature, le livre et son contenu devenaient un objet sérieux et dangereux. Dans cet esprit, imaginer une série de méthodes pour jouer avec le livre et la lecture constitue un pas vers la libération. Les détournements que propose Eduardo Berti dans cet opuscule sont autant de voies vers le loufoque, le farfelu et le déconcertant, mais cela nous pousse dans des tranchées où la réflexion sur notre pratique de la lecture devient incontournable. J'ai adoré m'aventurer ainsi avec Berti dans cet espace de lecture créative.

Un hapax est un mot qui n'apparaît qu'une seule fois dans un livre spécifique, soit dans l'ensemble de l'œuvre d'un auteur. [E.B.] 


jeudi 27 février 2025

Petites équivoques sans importance - Antonio Tabucchi

Quand l'huissier a dit : levez-vous, la cour !, et que pendant un instant le silence s'est fait dans la salle, précisément à ce moment-là, quand Federico a débouché par la petite porte en guidant le bref cortège, avec sa toge et ses cheveux déjà presque blancs, m'est venu en tête Strada anfosa. [A.T.]

J'ai enfin découvert par cette lecture un écrivain que je voulais lire depuis longtemps : Antonio Tabucchi. Cet auteur italien a contribué à faire connaître l'œuvre du poète portugais Fernando Pessoa. J'ai commencé par un recueil de nouvelles, cela m'a permis d'apprécier son écriture raffinée et son style élégant dans des formats courts.

L'expérience s'est révélée positive. Le livre présente une série de tranches de vie où le hasard, le destin ou la fatalité semblent s'immiscer. Ces éléments créent des univers autres et des moments de bascule qui incitent à la réflexion. On cherche un message ou une issue, mais le sens se dérobe et l'ambiguïté l'emporte.

L'expérience me convainc d'explorer davantage l'œuvre de Tabucchi.

Elle pense à quel point l’écriture est mensongère, avec son implacable arrogance faites de mots définis, de verbes, d’adjectifs qui emprisonnent les choses, qui les saisissent dans une fixité vitreuse, comme une libellule prise dans une pierre depuis des siècles et qui maintient l’apparence d’une libellule mais n’est plus une libellule. Telle est l’écriture, qui a la capacité d’éloigner de plusieurs siècles le présent et le passé proche : en les fixant. [Chambres, A.T.]

dimanche 23 février 2025

Les frères Lehman - Stefano Massini

Nous cheminons sur cette crête escarpée où l’Histoire se mue en Légende et où les Faits divers s’évaporent dans le Mythe. [S.M.]
J'ai lu Les frères Lehman à l'aimable suggestion d'un libraire qui me le présentait telle une œuvre particulière, mais essentielle. Le sujet de ce roman ne m'aurait pas attiré a priori. Il s'agit de l'évolution de l'économie capitaliste abordée via l'exemple du parcours atypique des frères Lehman depuis l'arrivée de Heyum Lehmann à New York en 1844, la venue de ses frères, leur premier magasin en Alabama, l'intérêt pour le coton, jusqu'à la transformation de l'entreprise qui migre vers New York et qui se définit de plus en plus comme une banque tout en en établissant les normes, qui, au Temple, tente de progresser résolument vers les bancs qui se trouvent à l'avant, jusqu'à une faillite en 2008 dans le cadre de la crise des subprimes. Voici donc un objet qui aurait pu être traité dans un essai, mais Stefano Massini, un homme de théâtre, l'a abordé comme un roman, un roman qu'il n'a pas hésité à écrire dans son ensemble en vers libres. On comprend donc la caractéristique distinctive de cette œuvre. 

Le flot des vers nous transporte à travers cette saga familiale hors du commun en mettant en valeur des personnages colorés, des êtres marqués de leur religion, des tractations de tout ordre, une histoire de leur terre d'accueil, la Guerre de Sécession, l'évolution des marchés, les occasions de transformation pour mieux ancrer l'entreprise dans son époque et la rendre incontournable. Les frères Lehman, c'est tout cela, une histoire captivante, mais aussi un humour qui suscitera parfois des éclats de rire nerveux ou une indignation profonde. Cela a été une lecture parfois difficile, qui a pu, l'espace de quelques pages, devenir monotone, mais au moment de tourner la dernière page, on réalise que Stefano Massini nous a entraînés dans un parcours formidable.

jeudi 23 janvier 2025

Petite-Ville - Mélikah Abdelmoumen

Ils ont trouvé Simon dans le parc de la Paix hier au petit matin, derrière le bosquet juste sous la statue. [M.A.]

Mia et Simon sont deux orphelins nés dans la Zone, un quartier défavorisé, une banlieue pauvre, une espèce de bidonville à la périphérie de Petite-Ville. Adoptés par une travailleuse sociale, Annick, ils ont pu imaginer des destins autres que celui qui devait être le leur. Simon s'est propulsé vers le journalisme engagé. Il dénonce les injustices et les discours politiques qui visent à ce que l'ordre social demeure inchangé. Il aspire à offrir une tribune aux personnes marginalisées et rejetées. Il s'oppose particulièrement à un commentateur populaire, propagateur de haine et surmédiatisé, Michel Renaud. 

Ce polar social et politique, qui se veut aussi une critique militante de la société s'ouvre sur l'assassinat de Simon. Son cadavre est découvert dans un parc, là où, des années plus tôt, se trouvait son quartier natal. On suivra le développement de l'intrigue en accompagnant les bouleversements et les angoisses que cela fait vivre à Mia. Mélikah Abdelmoumen réussit par cette fiction enlevante à soulever des questionnements, à provoquer la réflexion et à amorcer un débat. Le roman, le polar en particulier, se révèle être un instrument particulièrement efficace pour rendre l'atmosphère tendue des relations sociales de nos sociétés. L'écrivaine a créé pour l'occasion des extraits de documents d'archives, insufflant ainsi une respiration qui rend le portrait encore plus saisissant de réalisme. 

Voilà donc un roman percutant qui pose les bases d'une réflexion sur l'avenir d'une société dominée par un système corrompu qui se nourrit de désinformation, de populisme et d'intolérance.

Personne n’est pauvre par choix, n’en déplaise aux polémistes de coin de comptoir qui n’ont manqué de rien. [M.A.] 

Écrire, nommer le monde et parfois l’inventer pour dire ce qu’il pourrait avoir de plus beau, ou combien il pourrait devenir laid, si nous ne faisons pas attention. C’est la plus belle chose au monde. Je pense que rien ne m’aide à vivre autant que ça. [M.A.] 

mardi 14 janvier 2025

Le gentleman de velours : Vie et presque mort d'Erik Satie - Richard Skinner

Je suis mort hier. J’avais 59 ans, un âge que beaucoup estiment vieux, mais pas moi. [R.S.]

Voici une manière unique d'aborder une fiction biographique! Elle commence juste après le décès du principal intéressé. Erik Satie, puisqu'il s'agit bien de lui qui, avec ses sept exemplaires du même costume de velours moutarde, a été surnommé Velvet Gentleman à une certaine époque. Erik Satie, donc, se retrouve dans un environnement hors de la réalité qui imite les principales caractéristiques d'une salle d'attente d'une gare de chemin de fer délabrée. Dans ce lieu atemporel fréquenté par des personnes dont le décès, comme le sien, est récent, il doit s'atteler à une difficile tâche, choisir un souvenir de sa vie qui deviendra le seul souvenir qu'il aura le droit d'emporter dans l'au-delà. Il aura sept jours pour déterminer ce souvenir. Ce sont ces sept jours qui font l'objet de cette inhabituelle autobiographie romancée.

Les réminiscences de Satie nous permettront ainsi de rencontrer des personnalités marquantes de cette croisée des dix-neuvième et vingtième siècles, Claude Debussy, Maurice Ravel, Jean Cocteau, André Breton, Pablo Picasso, les dadaïstes, ou encore d'écouter les oeuvres initiatrices du jazz de Jelly Roll Morton avec Strawinsky. Nous pourrons également suivre le parcours singulier et étrange de ce personnage teinté d'humour qui était à la fois artiste de cabaret et compositeur d'une originalité sans compromis. Voilà une lecture agréable pour se plonger dans une époque culturellement effervescente.

Le piano, comme l’argent, n’est agréable qu’à celui qui en touche. [R.S.]

Dès le premier morceau, que Sousa a annoncé sous le titre de At A Georgia Campmeeting, je suis resté sidéré. Sousa a expliqué qu’il s’agissait d’un cakewalk, c’est-à-dire, à l’origine, un concours de parodies de leurs maîtres par les esclaves du Sud, à l’issue duquel le meilleur gagnait un gâteau. J’ai écouté, fasciné, son orchestre attaquer Smoky Mokes, Hunky Dory & Bunch O’ Blackberries. [R.S.]