dimanche 23 février 2020

L'énigme des premières phrases - Laurent Nunez

Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ? [L.N.]
Autrefois, naguère, alors étudiant au collégial, dans un cours de littérature, on m'a demandé, plus d'une fois, d'interpréter des oeuvres, d'exprimer ce que l'auteur a bien pu vouloir dire dans le texte qu'il nous a livré. Je me suis toujours opposé à cette façon d'aborder un texte, prétextant que chaque lecture est en elle-même une oeuvre de création et qu'il n'existe donc pas d'interprétation canon d'un roman, d'un poème ou de toute oeuvre écrite. Je me souviens qu'en équipe, nous avions eu à présenter la lecture d'une oeuvre poétique. Après que nous en ayons fait la lecture à haute voix, l'enseignante nous en réclamait l'analyse. Nous avons alors refusé de fournir une analyse autre que celles que chacun des auditeurs de la classe avait spontanément faites à l'écoute du texte. Je ne crois pas que ce fut bien reçu de la part de l'enseignante.

Tout cela pour dire que l'analyse littéraire formelle, scolastique et dogmatique ne m'intéresse point. Mais le jeu auquel se livre Laurent Nunez dans L'énigme des premières phrases est tout autre, même s'il emprunte à l'analyse littéraire le langage ainsi que la forme. Cela est réalisé avec une approche ludique telle que la réception ne peut qu’en être teintée. C’est donc avec une ouverture de bon aloi que je me permettais de passer d’un chapitre à l’autre, d’une décortication de première phrase à une autre, de « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » de Camus à « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. » de Queneau. Nunez détricote ces incipits connus ou d’autres qui le sont moins, en cherchant de mot en mot, littéralement, un sens que le lecteur qu’il est peut lui attribuer et relire ainsi l’œuvre entière dans le germe que constitue cette première phrase. Certains y voient peut-être une oeuvre d’érudition, j’ai voulu y voir une expédition jubilatoire dans l’univers littéraire. Collectionneur à mes heures de premières phrases, je ne pouvais d'aucune façon y être insensible.
« Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. » [Flaubert dans Bouvard et PécuchetFlaubert déploie devant nos yeux une causalité parodique [...], l’écrivain se moque visiblement de la facilité qu’a l’esprit humain de créer des liens, de trouver des prétextes à tout, et de croire nécessaire ce qui n’est que possible. [L.N.]

Appréciation : 4/5 


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mercredi 5 février 2020

Comment parler des lieux où l'on n'a pas été? - Pierre Bayard

Les inconvénients des voyages ont été suffisamment étudiés pour que je ne m'attarde pas sur ce sujet. [P.B.]
Suivant l'esprit de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?, Pierre Bayard s'attaque ici aux lieux. Évidemment, Bayard étant fidèle à sa mission, il s'agit des lieux principalement présents dans la littérature. Voici donc « différentes manières de ne pas voyager » à l'usage de celles et ceux que Bayard nomme les voyageurs casaniers. On aura droit à des autobiographies d'auteurs qui n'ont pas eu l'heur de visiter les lieux qu'ils décrivent, à des essais écrits par des gens qui ne se sont pas rendus aux emplacements qui font l'objet de leur texte, à des écrivains mythomanes et à divers cas où la littérature a créé des univers fictionnels au grand plaisir, souvent, des lecteurs que nous sommes. De Marco Polo à Emmanuel Kant, de Chateaubriand à Édouard Glissant qui décrit l'île de Pâques, Bayard nous transporte et nous trimballe en nous chavirant et nous emballant. Il a encore frappé juste avec cette incursion dans le monde du voyage sans déplacement.

Le fait que des écrivains, et, au-delà, de nombreux essayistes placés dans des situations où ils sont conduits à forger des fictions, parviennent à rendre réels des lieux qu'ils ne connaissent pas et à leur conférer une forme plausible d'existence pose en effet la question de savoir de quelle nature est l'espace dont traite la littérature et comment celui-ci parvient à trouver place dans le langage. [P.B.]
J’ai mêlé bien des fictions à des choses réelles, et malheureusement les fictions prennent avec le temps un caractère de réalité qui les métamorphose. [Chateaubriand cité par P.B.] 
Le pays de bric et de broc que construit Psalmanazar avec l’appui de ses auditeurs bienveillants montre bien qu’il joue, comme de nombreux voyageurs casaniers, non pas avec l’espace géographique réel auquel la science a affaire, mais avec un espace aberrant, qui est celui-là même qu’invente la littérature pour décrire le monde. [P.B.] 
Pierre Bayard, pour la librairie Mollat, a présenté ici son ouvrage : http://bit.ly/2QFap5Z

Appréciation : 4/5
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mercredi 29 janvier 2020

Jette ce livre avant qu’il soit trop tard - Marcel Bénabou

Allons, pose ce livre. [M.B.]
Marcel Bénabou,  celui-là même qui cumule les prestigieuses responsabilités de secrétaire provisoirement définitif et de secrétaire définitivement provisoire de l’Ouvroir de littérature potentielle, nous relate ici son affrontement, sa lutte ou son combat avec un opuscule, un ouvrage s’affichant sous la forme de livre qui s’est présenté à lui en le narguant, en le provoquant, en lui interdisant d’aller plus loin, en se dissimulant derrière des formules comportant des injonctions impératives, des diktats qui ont constitué autant de provocations et d’esbroufes. On assiste, interloqué, à toutes les tentatives de l’auteur pour décoder, décrypter, déchiffrer, lire en quelque sorte le livre réticent.

J’avais croisé il y a plusieurs années (près de trente ans) la plume de Bénabou dans un roman (Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres) dont je garde précieusement la lecture en mémoire telle une oeuvre dont, naïvement, j’aurais aimé être l’auteur si le contexte et les détours de la vie m’avaient doté d’un talent semblable. Je le retrouve ici avec la même exaltation, avec le même plaisir du jeu avec la lecture, l’écriture et le concept de littérature qui les lie.
De fait, il était de ceux pour qui lire n’est ni un plaisir ni un passe-temps, ni un refuge ni un alibi, mais une vocation, la seule pour ainsi dire. [M.B.]
Toute l’histoire des hommes est là pour prouver que l’interprétation métaphorique a des ressources infinies, et qu’il n’est pas de texte qu’elle ne puisse sauver. [M.B.]
L’alphabet lui-même m’apparaissait dans son abord le plus affable, et non plus affublé de ses éternels falbalas. [M.B.]

Appréciation : 4,5/5 

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vendredi 24 janvier 2020

Civilizations - Laurent Binet


Il y avait une femme qui s’appelait Aude la Très-Sage, fille de Ketill au nez plat, qui avait été reine. [L.B.]
Merveilleuse uchronie que cette saga où les vikings puis, plus tard, Christophe Colomb, livrent aux Skraelings, ou à ceux qu'ils considèrent être des habitants du Vinland ou du Groenland, les outils et les connaissances pour que l'Inca considère un voyage vers un nouveau monde au-delà d'une mer sans fin et que, de Quito en passant par Cuba, Atahualpa découvre les pays du Levant en débutant par Lisbonne au lendemain du tremblement de terre de 1531.

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais la geste des hommes est un fleuve dont personne, hormis Le Soleil s’il venait à s’éteindre, ne saurait interrompre le cours. [L.B.] 
Atahualpa, l’Inca, a quitté une guerre fratricide pour s'insérer dans un monde où la religion tient une place qui lui parait inadmissible, un pays où les états comme les religions se livrent à des tricheries, à des tromperies, à des duperies comme à des actes de mauvaise foi. En s’appuyant sur l’Espagne du moment, il construit un nouveau monde, un nouvel empire où il prendra la place de Charles Quint et où les lignées européennes de sang bleu créeront de nouvelles filiations en y mêlant du sang inca. Laurent Binet nous entraîne dans une suite de péripéties imaginées comme une reconstruction de l’histoire, il adopte pour ce faire un style proche de la chronique historique. Cela convainc assurément bien que, parfois, le détachement imposé ne nous permet pas de nous immerger autant qu’on aurait voulu dans le monde uchronique que l’auteur a inventé pour nous.

Appréciation : 3,5/5
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La septième fonction du langage 


vendredi 10 janvier 2020

Bâchez la queue du wagon-taxi avec les pyjamas du fakir - Thierry Maugenest

Au commencement était le Verbe disent les Saintes Écritures. Néanmoins, le Bescherelle soutient que le Sujet le précédait... [T.M.]
Que voilà un recueil amusant! Fait d’aphorismes, d’anecdotes, de courts textes et de remarques impertinentes, sur les auteurs, leurs écrits, leurs styles, la grammaire et les mots, il suscite plus qu’à son tour le sourire. Son titre, un pangramme assumé, m'a attiré et j'ai dévoré la suite me laissant transporter dans l'univers particulier de ce critique littéraire qui se laisse aller à des facéties comme à des jeux d'esprit mêlant érudition et plaisanterie dans ces fantaisies littéraires.
Pour en faire un : dites trois fois alexandrin. [T.M.]
« Prenons garde aux fausses citations d'écrivains que nous lisons sur Internet. »  (Montaigne, Les Essais)
Toutes les fois que cet indolent lecteur tombait sur le mot procrastination, il remettait au lendemain l'effort de rechercher le sens de ce terme énigmatique. [T.M.] 
Guillemeter un terme n'excuse pas, disait-on jadis, de n'avoir pas trouvé le mot juste. [T.M.]
Les borchtchs sont des potages russes... à base de consonnes. [T.M.] 

Appréciation : 4/5