jeudi 16 octobre 2025

La Grande Aventure - Victor Pouchet

Le fil c’est peut-être une histoire très simple: tragi-comédie en cinq actes et deux personnages. L’un régulièrement menacé de partir. L’autre se contente d’écrire des poèmes, dans l’espoir absurde de l’en empêcher. Est-ce que ça marche? [V.P.]

De plus en plus souvent, je retrouve des recueils de poésie parmi mes lectures et cela répond chez moi, je crois, à un besoin de simplicité du verbe, de recherche de ludisme avec les mots, d'expression fine de sentiments. Cette fois-ci, c'est l'écoute d'une entrevue avec Hervé Le Tellier qui m'a amené sur la piste de La Grande Aventure. Le Tellier signe d'ailleurs une courte, mais accrocheuse, préface au recueil. 

On suit donc Victor Pouchet, l'auteur de ce roman-poème, dans une aventure d'amitié, d'amour, de distance, de retour et de routine, un poème à la fois, au croisement de petites joies, de musique douce et de défis du quotidien. J'ai apprécié le sentiment de dépouillement et de fraicheur que nous laisse cette lecture.

Il y a trop de vies dans la mienne 

trop de chemins à ne pas prendre

que j’en sors très labyrinthique.  [V.P]

Si je me répète
très intensément
c’est peut-être juste

qu’on a en fait
une seule chose à dire
une longue plainte
un grand cri de joie
une seule chanson
deux ou trois histoires
quelques théories
qui reviennent en boucle
selon le moment
Enfin j’espère
que demain
viendront de toutes
nouvelles histoires

Tu me dirais si je t’ennuie ? [V.P.]

vendredi 3 octobre 2025

Passage - Karel Pecka

Un gratte-pieds d’acier, encastré dans le dallage au niveau de la sortie, interrompait la mosaïque régulière du carrelage gris-blanc et rouge. [K.P.]

Après un court séjour à Prague, je suis revenu enthousiasmé par les passages et les galeries, qui témoignent d’un héritage architectural remarquable du début du 20e siècle. Ces palais sont le théâtre d’une vie animée et éclectique grâce à une offre commerciale et culturelle dynamique. Je n’ai pas pu résister à l’envie de lire ce roman tchèque où un labyrinthique passage constitue l'unique décor. Je n'ai pas été déçu. L'auteur, Karel Pecka, met en scène un sociologue, Antonin Tvrz, qui se perd à la fois dans sa vie et dans le passage. Il constate que le temps n'a pas, dans ce passage, la valeur qu'il peut avoir dans la société extérieure marquée par les responsabilités, les contraintes du quotidien et les manifestations du parti des «Purs». Le passage est en soi un univers insolite, mais il y trouve une liberté qu'aucune expérience précédente n'a pu lui procurer. Antonin Tvrz, le sociologue, semble mener une expérience de recherche-action participative, plongeant profondément dans son milieu d'étude jusqu'à ce que le monde extérieur déferle brutalement dans le passage et signale avec violence sa présence.  

Écrit en 1974, Passage porte la trace de la société dans laquelle il a été créé, avec les doutes, les questionnements et l'impasse de sa gouvernance. 

Par un concours de circonstances j’ai passé tout l’après-midi d’aujourd’hui dans le passage et ce que j’y ai vécu m’a surpris. J’ai rencontré un homme qui échange des appartements, un retraité qui revend des billets de cinéma, j’ai vu une vieille qui récupère les restes du self. J’ai comme le sentiment que ce sont là des fragments isolés d’un ensemble, d’une réalité qu’il ne m’est pas donné de comprendre, que derrière leurs occupations apparentes il existe d’autres plans. Je sais que cela paraît un peu fou, mais je ne peux pas me défaire de cette impression. Ça ne te paraît pas bizarre ?  [K.P.]

Tout ne prouve-t-il pas qu’il s’agit présentement de la disparition définitive de cette civilisation bâtie sur des cycles d’éphémères et qu’il ne reste d’autre solution que de trouver sa propre voie dans le noir, sans tenir compte des événements extérieurs ? [K.P.] 


samedi 23 août 2025

Mathématique : (Récit) - Jacques Roubaud

Il y avait trois issues : la première en haut, à gauche, en regardant vers le bas, face au tableau noir. [J.R.]

Jacques Roubaud, poète et mathématicien, relate entre autres dans ce récit éclaté, comportant plusieurs branches et moult bifurcations, l’histoire de son expérience mathématique, de ses premiers choix jusqu'à sa rencontre avec le bourbakisme. Dans un autre lieu, à une autre époque, dans un contexte culturel différent, j’aurai vécu quelque chose qui aurait pu s’apparenter à ce parcours. Vingt ans plus tard, l’influence bourbakiste n’était pas disparue. Bien que, de ce côté-ci de l’Atlantique, la culture mathématique m’apparaissait plus marquée par la façon de faire américaine. Dans mon parcours d’enseignant, j’aurai plus d’une fois été confronté à cet état de fait lorsque je privilégiais des exemples pratiques et que, parfois, cela désarçonnait des étudiants de formation typiquement française. Outre les remémorations que cette lecture provoquait chez moi, j’y ai trouvé un plaisir non feint, notamment lorsque Roubaud parle de son expérience en bibliothèque et qu'il fait référence au principe du «bon voisin» émis par l'historien de l'art Aby Warburg. « Une bibliothèque, disait-il en substance, n'est une bibliothèque digne de ce nom qu'à la condition suivante : quand vous allez prendre un livre dans ses rayons, celui dont vous avez réellement besoin n'est pas celui-là, mais son voisin. »

Roubaud, dans ce récit, ne cherche pas tant à narrer son rapport à la mathématique, ni à faire état de sa biographie de mathématicien. Il cherche, je crois, à montrer en quoi son passage par l’univers mathématique bourbakiste et une certaine vision de la mathématique ont contribué à un projet plus grand, un projet de poésie et de roman.

L'auteur du livre (celui qui, ici, dit «je») est (a été, plutôt) ce qu'on appelle un mathématicien. Il a (c'est de moi que je parle) consacré de très nombreuses heures à étudier, à enseigner, gravissant avec lenteur quelques échelons de l'échelle enseignante dans l'université [...] [J.R.]

Pour beaucoup, et d'une manière plus ou moins réfléchie, le «bourbakisme» semblait [...] ruiner l'édifice de toutes les mathématiques antérieures et rebâtir un édifice entièrement neuf. [J.R.] 

Les bourbakistes, les membres du groupe des fondateurs, les apôtres de la nouvelle religion mathématique avaient été les inventeurs d'une entreprise générale assez exaltante : tout reconstruire de l'édifice mathématique, en puisant (ce sont leurs propres termes) à une «source unique», la théorie axiomatique des ensembles. [J.R.] 

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mardi 12 août 2025

Oreille rouge - Éric Chevillard

Ne rien attendre de sensationnel venant de lui. Il pourrait s’appeler Jules ou Alphonse. Il pourrait s’appeler Georges-Henri. [É.C.]

Voilà un écrivain casanier invité à une résidence d'écriture dans un village du Mali, sur le Niger. Refus, mauvaise foi, hésitations, il déclinera. Puis, l'idée du poème global sur l'Afrique, qui pourrait s'inscrire au gré du voyage dans un petit carnet de moleskine noir, et l'évocation de possibles rencontres avec l'hippopotame le convainc, il partira. Dans une écriture faite de fragments, Chevillard nous entraine ainsi dans un délire halluciné sur l'Afrique. Nous sommes déstabilisés. En cela, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Impressions d'Afrique de Roussel même si les propos portés par ces deux romans sont bien distincts. 

Avec Oreille rouge, c'est à un regard satirique sur l'Occidental posant le pied sur le continent africain que Chevillard nous convie. Voilà donc un récit de voyage déconstruit par l'absurde et dont l'ironie est portée par cette écriture minimaliste typique de Chevillard. Le récit est donc minimal en cela qu'il se résout systématiquement dans des épisodes portant en eux-mêmes la déception. L'attente de l'hippopotame se conclura par la vision sur la rive sableuse du large dos gris du crapaud.   

Oreille rouge est une œuvre singulière qui peut désorienter, mais qui ne trompe pas les attentes du lecteur.

À Ségou, il entre dans la Librairie-Papeterie-Quincaillerie Hamady Coulibaly et il trouve en effet du fil de toutes les couleurs et des boutons. Tel sera mon livre, décide Oreille rouge en quittant la boutique. [É.C.]

Ce qu'il a vécu au Mali reste de l'ordre de l'ineffable, mais ceci au moins est une chose qui peut être dite de multiples façons. Indicible, indescriptible, inimaginable, inracontable, inénarrable, inexprimable sont des synonymes bien utiles et, quand le lexique est épuisé, il y a encore le regard rêveur qui en dit long. Les détails sont dans les battements de cils. [É.C.] 

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vendredi 1 août 2025

Contrefeu - Emmanuel Venet

Le premier incendie auquel fut confronté le père Philippe Ligné s'alluma dans sa culotte le dimanche 26 juin 1988, à l'occasion du baptême de Grégoire Mourron : MarieAnge, la mère du nouveau-né, portait ce jour-là une robe d'été vert pomme au décolleté plongeant, et resplendissait comme une madone. [E.V.]

L'incendie de la cathédrale de Saint-Fruscain, lieu de résidence de nombreuses reliques, centre de responsabilité épiscopale de Philippe Ligné, ci-devant évêque, et théâtre des premiers émois sexuels de ce dernier, est l'argument sans faille d'un portrait social de la petite ville de Pontorgueil. On fera, avec l'auteur, le tour de tous les Pontorgueillais, et Pontorgueillaises qui ont, d'une façon ou d'une autre, un lien avec la cathédrale, avec l'incendie ou avec ses conséquences. Tous les vices d'une petite société de province sont ainsi décrits sans retenue : bêtise, cupidité, bassesse, carriérisme et hommerie. C'est un tableau de mœurs plein de satire et d'ironie à la Flaubert, y compris des descriptions architecturales de type encyclopédique qui ne feraient honte ni à Bouvard, ni à Pécuchet. Voilà un petit bijou que j'ai pris plaisir à lire.

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Marcher droit, tourner en rond

16/08/2023