vendredi 11 février 2022

Vertige de la liste - Umberto Eco

Pendant qu'Achille se retire avec dédain sous sa tente, en proie à sa « funeste colère », Patocle prend ses armes, va affronter Hector, qui le tue, et ses armes (celles d'Achille) sont remises à son vainqueur. [U.E.]

Cela prenait la curiosité et l'érudition d'Umberto Eco pour créer un répertoire aussi hétéroclite qu'intéressant que ce Vertige de la liste. 
On ne peut que s'extasier devant l'étalage d'énumérations, d'index, de catalogues, de répertoires, d'inventaires, de registres qui prennent bien sûr la forme écrite, mais qui se traduisent en une heureuse sélection d'oeuvres picturales de toutes les époques. Le vertige s'exprime alors au travers des représentations du Bouclier d'Achille, du Jardin des délices de Bosch, de cabinets de curiosités, de mappemondes éclatées, de bibliothèques étalées. C'est également la poétique de la liste que veut révéler Eco par des oeuvres littéraires tout aussi éclectiques et disparates. Entre des incontournables comme Perec, Borges ou Calvino, qu'on ne se surprend pas d'être de la fête, on trouve des litanies, des listes de lieux, des recensions, des revues, des inventaires de choses, des prières, des collections et des compilations, qu'elles soient chaotiques ou pratiques. On croisera des vociférations du capitaine Haddock, la tirade du nez d'Edmond Rostand, des récits merveilleux, des balades et des chants, et, comble de tout, cette liste, car c'en est une, se contiendra elle-même.

Devant cette exaltation de déclinaisons de la liste, je ne peux que repenser à une citation, une liste incongrue par excellence, l'énumération des animaux de l'encyclopédie chinoise L'Emporium céleste du savoir bienveillant, inventée par Borges lui-même. Elle m'a notamment été remise en mémoire à l'occasion d'une intéressante série de France-Culture reprenant les cours du collège de France : Les bibliothèques invisibles par le philologue William Marx.
Les animaux sont classés comme suit : (a) ceux qui appartiennent à l’Empereur ; (b) ceux qui sont embaumés ; (c) ceux qui sont dressés ; (d) les cochons de lait ; (e) les sirènes ; (f) les animaux fabuleux ; (g) les chiens errants ; (h) les animaux inclus dans cette classification ; (i) ceux qui tremblent comme s’ils étaient fous ; (j) les animaux indénombrables ; (k) ceux qu’on dessine avec un pinceau très fin en poil de chameau ; (l) et cetera ; (m) ceux qui viennent de casser le vase de fleurs ; (n) ceux qui, vus de loin, ressemblent à des mouches. [L’Emporium céleste du savoir bienveillant Jorge Luis Borges]
Je préfère les contes de Grimm aux premières pages des journaux. [Wislawa Szymborska, cité par U.E.]

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Eco

Umberto

Le Pendule de Foucault 

11/08/2016

Eco

Umberto

Numéro zéro

20/04/2017


 

dimanche 6 février 2022

Une sortie honorable - Éric Vuillard

“Il faut voyager”, écrivait Montaigne. “Cela rend modeste”, ajoutait Flaubert. “On voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées”, renchérissait Taine. [É.V.]

D'Éric Vuillard, j'avais lu et apprécié L'ordre du jour qui narrait les moments qui avaient précédé l'Anschluss. Cela se situait dans une zone littéraire quelque part entre l'essai et le roman historique. C'est la même formule que Vuillard semble utiliser ici en s'engageant dans une description de quelques épisodes de ce qu'a été la guerre d'Indochine. Je ne sais si cela est dû à la relative proximité des faits, mais il m'apparaît que l'auteur s'aventure plus loin dans sa démarche et c'est presque un pamphlet qu'il nous livre avec ces récits d'événements. C'est, selon moi, le texte d'un militant qui, tout en adoptant les formes et les styles du roman, attaque de plein fouet la logique économique coloniale et les hommes qui l'ont porté. Je ne suis pas en mesure de critiquer ou de juger la valeur de ses arguments historiques. Bien que la part activiste de l'œuvre me soit apparue trop saillante, j'ai encore été en position de soupeser la qualité de son écriture et de ses effets. 

Chaque jour, nous lisons une page du livre de notre vie, mais ce n'est pas la bonne. [É.V.]
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Sur Rives et dérives, on trouve aussi : 

Vuillard

Éric

L’ordre du jour

27/11/2017



dimanche 30 janvier 2022

Je m'en vais - Jean Echenoz

Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. [J.E.]

Voilà un auteur qui m'intrigue. Je n'avais lu de lui que son dernier roman Vie de Gérard Fulmard, ce récit d'un parcours d'antihéros. J'aime la façon qu'utilise Echenoz pour me raconter des histoires et j'ai retrouvé cette manière avec Je m'en vais, un roman légèrement décalé, une fuite en avant ou au bout du monde, un roman où l'aventure est minimale, mais l'écriture optimale et légèrement teintée d'ironie. C'est autour de Ferrer, un artiste déchu reconverti en galeriste spécialisé en art contemporain, un cinquantenaire qui vit une rupture et des moments difficiles que s'articule la trame de ce roman. Entouré de collaborateurs peu éclatants, il envisage une possibilité de se refaire avec une quête nordique vers l'art inuit. Il ira sur place et dans le froid recueillir des oeuvres oubliées. Puis, au retour de ce périple, l'enchaînement déraille et le détour se fait plus long. C'est à travers des aventures amoureuses et les déboires d'une enquête que le protagoniste chemine sa vie et la fuit dans un même temps. J'ai aimé suivre ce parcours inhabituel et ma lecture aura été joyeuse et intéressée.

Soit un lapin terrorisé courant au point du jour à toute allure sur une vaste surface plane herbeuse. [J.E.]

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d'objectif, la densité de l'air s'altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement jusqu'au soleil lui-même qui a une autre tête. [J.E.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi : 

Echenoz

Jean

Vie de Gérard Fulmard

09/06/2020

 

dimanche 23 janvier 2022

Le portrait de Dorian Gray - Oscar Wilde

Un artiste est un créateur de belles choses. [O.W.]

Un classique anglais, s'il en est. Depuis longtemps, je repoussais, je ne sais pourquoi, le projet de lire Le portrait de Dorian Gray. Le moment était venu, une impulsion a fait que je me plonge dans cet univers étrange, qui, par certains côtés, peut rappeler les univers qu'Edgar Allan Poe développe dans ses contes et ses histoires. C'est à l'adolescence que je découvrais Poe et j'étais fasciné par les mondes qu'il créait. Le portrait ovale fait partie de ces contes qui peuvent avoir laissé une certaine trace sur l'oeuvre de Wilde qui reconnaissait bien cette influence parmi d'autres. 

On a donc ici ce que d'aucuns pourrait appeler un conte philosophique. Il traite d'esthétique, de dandysme, d'hédonisme, de morale et de décadence. À l'époque, cela fit scandale. Aujourd'hui, cela demeure un témoin d'une période révolue. La forme utilisée par Wilde relève du roman fantastique, mais cela demeure tout de même au second plan.  La relation qu'entretient le jeune Dorian Gray avec son image bien sûr, mais aussi avec les personnages de Lord Henry et du peintre Basil Hallward, est au coeur de ce roman datant de l'époque victorienne. On se laisse facilement engager dans le tableau de ce monde étrange où la société avait des codes qui ne sont plus les nôtres, où le dandysme s'affichait pour contrer le conservatisme ambiant, où parallèlement on se permettait les réflexions les plus libres sur l'art et la réalité.

- Était-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C'est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la vérité. Pour éprouver la réalité il faut la voir sur la corde raide. Quand les vérités deviennent des acrobates nous pouvons les juger. [O.W.]

[...] nous avons perdu la faculté de donner de jolis noms aux objets. Les noms sont tout. Je ne me dispute jamais au sujet des faits ; mon unique querelle est sur les mots :  c'est pourquoi je hais le réalisme vulgaire en littérature. L'homme qui appellerait une bêche, une bêche, devrait être forcé d'en porter une ; c'est la seule chose qui lui conviendrait... [O.W.]

Mais un ton de couleur entrevu dans la chambre, un ciel matinal, un certain parfum que vous avez aimé et qui vous apporte de subtiles ressouvenances, un vers d'un poème oublié qui vous revient en mémoire, une phrase musicale que vous ne jouez plus, c'est de tout cela, Dorian, je vous assure que dépend notre existence. [O.W.]




mercredi 19 janvier 2022

Monsieur Calvino et la promenade - Gonçalo M. Tavares

Du haut de plus de trente étages, quelqu'un lance par la fenêtre les chaussures de Calvino et sa cravate. Calvino n'a pas le temps de tergiverser, il est en retard : il se jette par la fenêtre, comme à leur poursuite. [G.M.T.]

Monsieur Calvino habite la partie ouest du « Bairro », il est, à n'en pas douter, un drôle de personnage. Le Bairro ou « le quartier » est un espace d'imagination et de papier créé par l'auteur portugais Gonçalo M. Tavares. Il y a déjà logé divers messieurs, Valéry, Brecht, Kraus, Breton, des écrivains, des dramaturges, des poètes et des scientifiques, chacun avec sa vision du monde, son angle particulier, sa perception et l'oeil que porte Tavares sur lui. On entre, semble-t-il, dans ce quartier invité par un personnage qui nous interpelle. Moi, ce fut Italo Calvino, je ne crois pas que cela soit surprenant.

Monsieur Calvino et la promenade est un hommage. La forme adoptée par Tavares, les contes courts, les rêves et la distance entre le narrateur et son objet d'observation sont tout à fait dans l'esprit de Calvino lorsqu'il relate les tranches de vie et les expériences que Monsieur Palomar entretient avec l'univers qui l'entoure. J'ai été séduit. Voilà un petit bijou littéraire dont la lecture a provoqué chez moi un sourire complice chaque fois que je retrouvais une façon de faire, une tournure calvinesque. Il est déjà entendu que je m'aventurerai à nouveau dans ce Bairro surréel pour rencontrer quelques voisins de Monsieur Calvino.

[...] il observe les gens qui se précipitent dans toutes les directions. Les rares personnes à ne pas se presser, celles qui s'arrêtent et discutent entre elles, parlent aussi de pourcentages : 30, non 37 ! Non, non, 32 ! Tout le monde se querelle et lui-même ne peut s'empêcher de se répéter : 43 %, au moins 43 % ! [G.M.T.]
La mémoire n'était pas un banal entrepôt bourré de vieilleries dont il aurait eu la clé. [G.M.T.]

Calvino, d'une certaine manière, ne se rappelait pas la nouveauté du lendemain - et cela le stimulait. Il oubliait ce qui allait survenir le jour suivant, et cet oubli - que l'on appelle vulgairement incapacité à prévoir l'avenir - constituait pour lui une sorte de référence existentielle. [G.M.T.]

Un jour, Italo Calvino, a rencontré son DOUBLE, dont le nom fut Palomar. [Jacques Roubaud en postface]