mercredi 19 janvier 2022

Monsieur Calvino et la promenade - Gonçalo M. Tavares

Du haut de plus de trente étages, quelqu'un lance par la fenêtre les chaussures de Calvino et sa cravate. Calvino n'a pas le temps de tergiverser, il est en retard : il se jette par la fenêtre, comme à leur poursuite. [G.M.T.]

Monsieur Calvino habite la partie ouest du « Bairro », il est, à n'en pas douter, un drôle de personnage. Le Bairro ou « le quartier » est un espace d'imagination et de papier créé par l'auteur portugais Gonçalo M. Tavares. Il y a déjà logé divers messieurs, Valéry, Brecht, Kraus, Breton, des écrivains, des dramaturges, des poètes et des scientifiques, chacun avec sa vision du monde, son angle particulier, sa perception et l'oeil que porte Tavares sur lui. On entre, semble-t-il, dans ce quartier invité par un personnage qui nous interpelle. Moi, ce fut Italo Calvino, je ne crois pas que cela soit surprenant.

Monsieur Calvino et la promenade est un hommage. La forme adoptée par Tavares, les contes courts, les rêves et la distance entre le narrateur et son objet d'observation sont tout à fait dans l'esprit de Calvino lorsqu'il relate les tranches de vie et les expériences que Monsieur Palomar entretient avec l'univers qui l'entoure. J'ai été séduit. Voilà un petit bijou littéraire dont la lecture a provoqué chez moi un sourire complice chaque fois que je retrouvais une façon de faire, une tournure calvinesque. Il est déjà entendu que je m'aventurerai à nouveau dans ce Bairro surréel pour rencontrer quelques voisins de Monsieur Calvino.

[...] il observe les gens qui se précipitent dans toutes les directions. Les rares personnes à ne pas se presser, celles qui s'arrêtent et discutent entre elles, parlent aussi de pourcentages : 30, non 37 ! Non, non, 32 ! Tout le monde se querelle et lui-même ne peut s'empêcher de se répéter : 43 %, au moins 43 % ! [G.M.T.]
La mémoire n'était pas un banal entrepôt bourré de vieilleries dont il aurait eu la clé. [G.M.T.]

Calvino, d'une certaine manière, ne se rappelait pas la nouveauté du lendemain - et cela le stimulait. Il oubliait ce qui allait survenir le jour suivant, et cet oubli - que l'on appelle vulgairement incapacité à prévoir l'avenir - constituait pour lui une sorte de référence existentielle. [G.M.T.]

Un jour, Italo Calvino, a rencontré son DOUBLE, dont le nom fut Palomar. [Jacques Roubaud en postface]
 

 


mercredi 12 janvier 2022

Algèbre, Éléments de la vie d'Alexandre Grothendieck - Yan Pradeau

Il n'a pas lu le tract qu'il tient à la main et ne le lira pas. Pourtant son nom y figure. [Y.P.]

C'est en quelques jours que j'ai parcouru avidement cette biographie romancée. Est-ce toutefois le bon terme pour parler de ce livre ? J'aurais plutôt tendance à utiliser "récit biographique". Quoiqu'il en soit, j'ai été happé par cette lecture qui me transportait dans la vie exceptionnelle d'un mathématicien français hors-norme, celle d'Alexandre Grothendieck. Son nom résonne peut-être un peu moins au Québec qu'en France, mais, dans le milieu mathématique, son apport à la science comme ses opinions extrêmes sont grandement réputés. Étudiant universitaire en mathématiques fondamentales dans les années 70, j'ai évidemment été marqué par l'influence du groupe Bourbaki, et donc par Grothendieck, la topologie algébrique, la théorie des catégories et toutes ces sortes de choses. Son refus d'aller recevoir en URSS la médaille Fields qui lui avait été décerné, ses positions politiques, notamment quant au financement militaire de la recherche mathématique ou physique ou son parti pris pour l'environnement, m'avaient alors impressionné. J'étais heureux de le croiser à nouveau et d'en apprendre plus sur son parcours grâce à ce court récit que nous offre l'auteur et enseignant en mathématique Yan Pradeau. Celui-ci réussit à présenter au monde les interstices d'un théoricien d'une intuition phénoménale, un penseur radical dans le domaine mathématique comme dans le domaine social et politique. Un immense travail de recherche et une écriture remarquable ont permis à Pradeau de dresser un portrait significatif du génie mathématique que demeurera Grothendieck. 

Khéops n'a bâti aucune pyramide de ses mains. [Y.P.]

La même année, à Besse-et-Saint-Anastaise, en Auvergne, naît un petit Nicolas qui deviendra, lui aussi, un grand mathématicien. De ses parents on ne sait rien, sauf qu'ils venaient d'une région oubliée du Caucase, la Poldévie. Bientôt sa route croisera celle d'Alexandre. Il s'agit de Nicolas Bourbaki. [Y.P.]

Un jour, Alexandre invoque un nombre premier pour les besoins d'une démonstration. "Lequel?" dit un auditeur. "Prenons le nombre 57 par exemple", lui répond Alexandre, et de continuer son exposé, comme si de rien n'était, en oubliant que 57 n'est pas un nombre premier. Cette anecdote porte la griffe du talent d'Alexandre, ses raisonnements ne s'appuient jamais sur des exemples. Depuis, 57 s'appelle "nombre premier de Grothendieck". [Y.P.]

"La société industrielle et la cellule cancéreuse partagent une même philosophie, celle de la croissance illimitée." [Alexandre Grothendieck] 

mercredi 5 janvier 2022

L'église de John Coltrane - Chad Taylor

Le casino d’Auckland tintait du même accord aigu, éclatant, que tous les casinos du monde. [C.T.]

Belle découverte que ce roman d'atmosphère! Attiré par la quatrième de couverture, le titre et l'illustration, je me suis procuré cet exemplaire dans une vente de livres de la bibliothèque. Il est demeuré patient sur une étagère chez moi jusqu'à ce que, je ne sais quel mouvement de ma part, le fasse émerger à nouveau et que l'envie de m'y plonger renaisse. Les derniers jours de l'année 2021 ont donc été consacrés à apprécier cette lecture. Certains pourraient le classifier sous la dénomination de polar, genre avec lequel il peut partager un certain type d'écriture. Pour ma part, j'ai trouvé que l'ambiance, le climat, la faune du General Building qui occupe un rôle important de ce roman s'attribuent l'essentiel de l'écriture et prennent le pas sur l'intrigue ou l'enquête que peut mener le protagoniste du roman. C'est suivant ce constat que je range ce livre sous l'appellation « texte d'atmosphère » bien que cette désignation n'ait rien de contrôlé et est on ne peut plus floue. Cela résume par contre assez bien l'état dans lequel je me trouvais à sa lecture, plus influencé par l'environnement mystérieux et énigmatique que par l'action. Et puis, par la bande, dans la démarche de cet architecte désabusé qui investit le passé de son père décédé, on croise le jazz classique, le père était critique et collectionneur de disques. Bien que cela demeure anecdotique, une corde sensible a vibré chez moi et j'entendais le sax de Coltrane.

Quand j’avais un album préféré je me le repassais indéfiniment. Je connaissais par cœur toutes les rayures et tous les craquements du disque, l’ordre exact des plages. Je ressentais la musique comme l’artiste l’avait voulu. [C.T.]
Il n’y a rien de neuf sous le soleil. En tout, il n’y a que cinq romans… tu savais ça? Huit notes de musique. Et six, peut-être sept sujets en peinture. Il n’y a jamais rien d’original. Ce n’est jamais qu’une appropriation, un reformatage, un réexamen selon le contexte du moment. [C.T.]

mercredi 29 décembre 2021

Chroniques de jeunesse - Guy Delisle

À 16 ans, c'est le premier entretien que je passe pour décrocher un travail d'été. [G.D.]

La Coleco, rue St-Ambroise à Montréal
Guy Delisle  nous entraîne encore ici dans une oeuvre personnelle, mais qui, cette fois, est plus tournée vers ses racines que vers sa découverte du monde. C'est son expérience d'emploi étudiant dans une usine de pâtes et papier à Québec qu'il nous relate. Bien que cela se veuille très personnel, nous sommes probablement plusieurs à reconnaître dans ce choc de culture des éléments qui rappellent notre propre parcours. C'est en cela que ces chroniques réussissent à raconter quelque chose d'intime tout en ayant une résonance plus universelle. Pour ma part, en me plongeant dans cette lecture, c'était les décors de la Coleco, une usine de jouets du quartier Saint-Henri dans le Sud-Ouest de Montréal qui s'étalaient devant moi. J'y ai passé quelques mois à l'été 1972, je crois. Mon objectif était de me payer ma première flûte traversière. Comme Delisle le fera un peu plus tard et comme il le décrit si bien dans ses chroniques, je découvrais le monde du travail et le choc éprouvé en se rendant compte que, pour certains, ce cadre de travail dans la chaleur et dans le bruit, c'était le cadre d'une bonne partie de leur vie. Delisle fait revivre ces moments en finesse et en toute simplicité. Voilà tout l'impact de ce récit illustré.

____________

Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Delisle

Guy

Chroniques birmanes 

06/05/2016

Delisle

Guy

Chroniques de Jérusalem 

24/12/2014

Delisle

Guy

Shenzhen 

31/03/2015

mercredi 22 décembre 2021

Marcher, une philosophie - Frédéric Gros

Marcher n'est pas un sport.  [F.G.]

La marche sous différents angles, la marche sous le regard de quelques penseurs, la marche comme moment de réflexion, la marche comme regard sur soi, comme contact avec la nature, avec le monde, la marche considérée comme une promenade, comme un pèlerinage, comme une fuite, comme une errance, comme une flânerie, c'est tout cela et plein d'autres éléments savoureux qu'on retrouve dans ce remarquable petit essai. Que ce soit la marche régulière et quotidienne de Kant, la marche mystique et politique de Gandhi ou la marche réflexive et productive de Nietzsche, Frédéric Gros révèle tout l'intérêt intellectuel de ce geste répété d'avancer un pied devant l'autre. 

Les chapitres peuvent se lire de façon indépendante les uns des autres, mais ils n'ont pas tous la même pertinence. L'angle est parfois parcouru très rapidement et on demeure déçu. Alors qu'en d'autres occasions, la discussion mène loin et contribue à nos réflexions. Dans l'ensemble, j'ai bien apprécié cette lecture que j'aurais aimé me faire lire en déambulant tranquillement dans mon quartier.