mardi 29 septembre 2020

Nature humaine - Serge Joncour


Pour la première fois il se retrouvait seul dans la ferme, sans le moindre bruit de bêtes ni de qui que ce soit, pas le moindre signe de vie. [S.J.]

Avec Nature humaine, Serge Joncour nous livre un regard aiguisé sur près de 25 ans de l'histoire d'Alexandre, un jeune agriculteur du Lot, près de 25 ans de la relation difficile entre le milieu agricole et le progrès effréné des villes, près de 25 ans de luttes pour protéger la nature face aux développements anarchiques de la technologie. Cela se passe dans une communauté du Lot, cela pourrait être dans le Bas-Saint-Laurent ou dans Lanaudière, l'œil que porte Joncour sur le local et l'infime s'inscrit dans l'universel et son discours excède toutes les frontières que, par erreur, on voudrait lui imposer. Il y a Alexandre qui jongle avec ses questionnements, il y a Constanze, la militante allemande qui soutient le rêve, il y a les soeurs et la famille, la racine et les pousses qui s'en écartent, il y a Crayssac, le vieil anarchiste. Il y a, sans nul doute, une part de nostalgie dans cette histoire politique de France vue des Bertranges. Je n'ai pu m'empêcher de penser, si on ajoutait une touche de fantastique aux visées utopistes, antimilitaristes et écologistes, aux Légendes d'aujourd'hui, une série de bandes dessinées de Christin et Bilal (La croisière des oubliés, Le vaisseau de pierre et La ville qui n'existait pas), une série qui fait assurément partie de ma bibliothèque idéale de BD. Nature humaine se lit dans une tout autre tonalité, mais le lecteur que je suis n'a pas limité les images qui se créaient dans son esprit à la lecture de ce roman social.

Pour le reste, sa vie était toute tracée, son projet c'était de tenir la ferme, d'épouser les saisons, et s'il ne se plaignait d'aucun mur, il sentait naître un fossé entre le vieux monde dans lequel il vivait, et le nouveau qui s'annonçait, celui de la ville, des semenciers, des mises aux normes et des banques. [S.J.]

À la campagne, dès qu'on fait vingt kilomètres, il y en a toujours un pour vous demander d'où vous venez, à vingt kilomètres de chez soi on est déjà un étranger. [S.J.] 

- Je vais vous dire, ce décor, eh bien j'en connais tout. Tout. Cette campagne, j'y vis depuis toujours. Ces arbres là-bas, je les connais tous, rien qu'à les voir je sens celui qui flanche, celui qui se fait étouffer par le lierre, celui qui a soif, celui qui repousse les autres, alors si je me mettais à bouger moi aussi, tous ces arbres, ces bêtes, ces prés, ce jardin et ces chiens, ils feraient quoi sans moi, hein, ils feraient quoi?  [S.J.]

Appréciation : 4/5

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samedi 26 septembre 2020

Le Titanic fera naufrage - Pierre Bayard

L’écrivain américain Morgan Robertson n’a jamais dissimulé qu’il s’était inspiré dans son roman Futility, pour décrire l’odyssée dramatique de son navire imaginaire, le Titan, du naufrage du Titanic survenu quatorze années plus tard. [P.B.] 

Dans sa vaste entreprise d'examen anticonformiste de la littérature, des textes et des écrits, Pierre Bayard explore avec Le Titanic fera naufrage un thème qu'il avait abordé par certains égards dans Il existe d'autres mondes. Il traite pour notre plus grand plaisir des œuvres qui présentent, dans leur nature même ou dans certaines lectures qu'on peut en faire, des éléments de prospective, d'anticipation ou de prophétie, le roman Futility de Robertson faisant office d'étalon, lui qui, quatorze ans avant le fait, imaginait le naufrage d'un gigantesque navire appelé le Titan. Bayard analyse ce corpus d'œuvres visionnaires, fait la part des choses et nous livre quelques pistes pour entrevoir comment certains écrivains démontrant une sensibilité extrême ont pu saisir, à même un télescopage de la temporalité, une part de futur, comme une lueur dans les entrailles du temps. Bien sûr, notre lecture de certains écrits peut à tort leur conférer une qualité visionnaire quand on trouve un nombre qui nous apparaît élevé de coïncidences, alors que ce phénomène apparemment surprenant ne relève que du nombre considérable de cas desquels est tiré l'échantillon. Cela pourrait s'apparenter aux théories qui voient une utilisation du nombre d'or dans une somme d'œuvres picturales ou architecturales alors que c'est tout probablement le hasard qui a joué dans la proximité des proportions. Toutefois, sans parler de prophétie, Bayard accorde à certains écrivains une capacité de décrire avec un temps d'avance des évolutions et des événements qui ne sont pas encore survenus. Il serait donc fondamental, dans cet esprit, que les politiques prennent des dispositions permettant d'interpréter réellement ces anticipations et d'en tirer les conséquences. Voilà une autre contribution que la littérature de fiction pourrait offrir au monde réel.  

[...] il est temps maintenant de faire un pas de plus et d’examiner les principales théories susceptibles de rendre compte de la capacité anticipatrice de la littérature. [P.B.]

Si les écrivains ont une fonction d’éveil, c’est bien parce qu’ils acceptent de voir avec un temps d’avance ce à quoi leurs contemporains ne tiennent pas à être confrontés. [P.B.]

Comme une des aptitudes de notre esprit est, précisément, de conférer à toutes sortes de combinaisons abstraites - l’alphabet et les nombres en constituent les exemples les plus saillants -, la rencontre du monde et de notre subjectivité peut donner là de nombreux malentendus. [Gérald Bronner cité par P.B.]

La théorie selon laquelle la littérature et l’art seraient des sismographes aptes à enregistrer par moments des éclats du futur ne doit certes pas dissimuler la part que joue notre lecture dans la construction de ressemblances entre les œuvres et la réalité. [P.B.] 

Appréciation : 3,5/5

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