samedi 13 juin 2020

Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau - Georges Perec

Un cabinet d’amateur, du peintre américain d’origine allemande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie, dans le cadre de la série de manifestations culturelles organisée par la communauté allemande de la ville à l’occasion des vingt-cinq ans de règne de l’empereur Guillaume II. [G.P.]
Lu pour la première fois en 1988, c’est à une relecture de ce roman que je me suis adonné ces jours derniers. Voilà une oeuvre hypnotique et ensorcelante qui engage le lecteur dans un maelström de descriptions, dans un tourbillon d’analyses de tableaux, dans une débauche de listes, de catalogues et de répertoires. C’est à une histoire de l’art pictural que nous convie Perec avec ce tableau qui en contient une multitude y compris lui-même, une vraie histoire de l’art du faux mêlée à une fausse histoire du vrai dans l’art. J’ai été entrainé dans ce courant jusqu’à la dernière phrase. Je demeure bouche bée devant cette invention, devant cette mise en abîme picturale et romanesque.
Nombreux sont sans doute les visiteurs qui tiendront à comparer les oeuvres originales et les si scrupuleuses réductions qu’en a données Heinrich Kürz. Et c’est là qu’ils auront une merveilleuse surprise : car le peintre a mis son tableau dans le tableau, et le collectionneur assis dans son cabinet voit sur le mur du fond, dans l’axe de son regard, le tableau qui le représente en train de regarder sa collection de tableaux, et tous ces tableaux à nouveau reproduits, et ainsi de suite sans rien perdre de leur précision dans la première, dans la seconde, dans la troisième réflexion, jusqu’à n’être plus sur la toile que d’infimes traces de pinceaux : Un cabinet d’amateur n’est pas seulement la représentation anecdotique d’un musée particulier ; par le jeu de ces reflets successifs, par le charme quasi magique qu’opèrent ces répétitions de plus en plus minuscules, c’est une oeuvre qui bascule dans un univers proprement onirique où son pouvoir de séduction s’amplifie jusqu’à l’infini, et où la précision exacerbée de la matière picturale, loin d’être sa propre fin, débouche tout à coup sur la Spiritualité vertigineuse de l’Éternel Retour. [G.P.]

Appréciation : 4,5/5 

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mardi 9 juin 2020

Vie de Gérard Fulmard - Jean Echenoz

J'en étais là de mes réflexions quand la catastrophe s'est produite. [J.E.]
Je n'avais jamais lu de romans de Jean Echenoz. Pourtant, il en a quelques-uns à son actif et j'ai souvent été intrigué par ceux-ci. J'ai donc commencé par son dernier. Pourquoi pas? J'ai lu avec joie cette Vie de Gérard Fulmard. Antihéros classique, en autant qu’on peut voir un certain classicisme dans le fait d’être devant un ex-steward mis à la porte pour une raison obscure, suivi dans le cadre d’une triste et douteuse psychothérapie, qui envisage comme fuite en avant de créer à partir de peu, sinon de rien, une agence de détective privé et s’engage à l’aveugle dans une aventure qu’on pourrait qualifier de politico-policière à la limite du domaine de l’espionnage. Ce n’est pas le message qu’il faut, à mon avis, essayer de dénicher dans cette Vie, mais plutôt un lieu hors du monde, dans une sphère éthérée, où l’on se laisse narrer fort bien une histoire.
Gérard Fulmard, donc, et si j'ai quelques raisons de me plaindre, du moins ne suis-je pas mécontent de ce patronyme assez peu courant, qui ne sonne pas mal, qui est presque le nom d'un bel oiseau marin auquel j'aimerais m'identifier sauf qu'il est grégaire et moi pas plus que ça. Sauf aussi que je n'ai pas le physique, ma surcharge pondérale s'opposant en toute hypothèse à ce que je prenne un jour mon vol. [J.E.]

Appréciation : 3,5/5 

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samedi 30 mai 2020

Des mots et des maths - Gérald Tenenbaum

« La nature est un livre écrit en langage mathématique », proclamait Galilée, exprimant ainsi la conviction que seules les mathématiques permettront à l’homme de comprendre le monde qui l’entoure. Pour autant, le langage mathématique demeure très mystérieux, voire anxiogène, au commun des mortels. [G.T.]
Gérald Tenenbaum, mathématicien et écrivain, à moins que ce ne soit l'inverse, explore pour nous une partie du vocabulaire mathématique en s'attardant sur des mots qui appartiennent au langage courant. Il cherche, si c'est le cas, à mettre en lumière les rapports cachés entre les divers sens communs du mot utilisé et les caractéristiques mathématiques d'un objet souvent abstrait appartenant au monde des idées et de la pensée mathématique. On dégage parfois dans ce lien ténu une fenêtre, étroite, mais réelle, qui ouvre le rationnel sur le sensible et l'émotif, qui révèle une partie des sentiments que les mathématiciens éprouvent envers la structure qu'ils dénomment. La terminologie mathématique prend ainsi en la plongeant dans un champ lexical plus large une couleur qu'on ne lui attribuait pas d'office.

Il m'a été impossible de parcourir cet ouvrage sans me replonger dans mes expériences d'enseignement. J'y ai revu les trucs et astuces qu'il faut mettre en branle pour faire saisir toutes les nuances qu'un mot désignant un objet mathématique peut receler surtout s'il appartient aussi au lexique courant. J'avais été sensibilisé à la difficulté langagière que peuvent éprouver certains étudiants au contact de mots du lexique mathématique qui sont chargés de leur sens usuel. En effet, un rapport de recherche intitulé Mathématiques et langages  (Margot de Serres et Jean-Denis Groleau, Collège Jean-de-Brébeuf, 1997) abordait entre autres cet aspect en considérant les problèmes d'incompréhension ou d'ambiguïté que des lacunes sémantiques ou syntaxiques peuvent induire. Des mots et des maths m'aura permis un joyeux retour sur mon passé d'enseignant.
... dis-moi comment tu varies, je te dirai qui tu es. [G.T.]
Au chapitre de la création terminologique, il faut distinguer entre les néologismes de forme, correspondant à la fabrication d’un mot nouveau par dérivation, composition ou analogie, et les néologismes de sens, par lesquels un mot existant reçoit une acception nouvelle. Lorsque les mathématiques empruntent un terme au langage courant, il s’agit évidemment de la deuxième éventualité, même si le nouveau sens n’est destiné qu’à une sphère d’usage restreint. [G.T.]
Bien que, comme l’affirmait Hilbert, il soit possible, sans dommage pour la rigueur, de remplacer dans l’axiomatique de la géométrie les mots « point », « droite » et « plan » par « chaise », « table » et « chope de bière », il est probable qu’une telle terminologie handicaperait significativement le développement ultérieur de la théorie. Si l’on peut concevoir une mathématique indifférente aux connotations de ses termes, il y a fort à parier que les mathématiciens y demeureront sensibles longtemps encore. [G.T.]
« Jusqu’à combien sais-tu compter ? » demandent les enfants avant d’apprendre, presque déçus, qu’il n’y a aucune limite. Au début, ils n’y croient pas tout à fait. Ensuite, ils continuent à se méfier. Peut-être toute leur vie. [G.T.]

Appréciation : 4/5 

dimanche 24 mai 2020

Le théorème du parapluie ou L'art d'observer le monde dans le bon sens- Mickaël Launay

Les voyages en mathématiques commencent parfois dans les endroits les plus anodins. [M.L.]

Le mathématicien et « montreur de mathématiques » comme il aime se dénommer (le site Micmaths et la chaîne Youtube correspondante en témoignent)  nous fait voyager par cet ouvrage dans un monde que certains pourraient croire n'être pas à leur portée. L'extraordinaire vulgarisateur qu'est Launay saura les dédire. Il nous entraîne dans des lieux mathématiques à la limite de la physique qui sont moins fréquentés. Il nous fait réfléchir le fait que le monde semble plus multiplicatif qu'additif. Il joue avec l'infini. Il nous fait suivre les méandres des côtes et des frontières. Il nous initie à des géométries hors de l'ordinaire et nous fait voyager à la vitesse de la lumière. C'est la représentation mathématique qui nous sert de parapluie dans ce périple qui est loin d'être anodin.
Aucune théorie sur le monde n’est définitive. [M.L.]  
Le chemin vers notre connaissance du monde est si beau qu’on voudrait qu’il ne s’arrête jamais. [M.L.] 
Appréciation : 4,5/5
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mercredi 13 mai 2020

L'étrange fraternité des lecteurs solitaires - Patrick Deville

Le titre de cet ouvrage m'avait intrigué, la résonance qu'il peut avoir avec le bizarre moment que nous vivons avait titillé ma curiosité. Bien que le nom de cet auteur ne m'était pas inconnu, je ne connaissais aucune de ses oeuvres. Après coup, je me demande si cela a vraiment été une bonne chose d'en amorcer la découverte par cette plaquette hors norme. En effet, voilà ici regroupés de courts textes, lettres à des amis auteurs ou éditeurs, dont le thème très général serait le lecteur. Ce sont des textes érudits à propos des liens qui relient les auteurs entre eux et avec leurs lecteurs, fussent-ils d'une autre époque ou d'un autre lieu. Ne connaissant ni l'oeuvre antérieure de Deville, ni ses liens avec les auteurs cités, je suis probablement passé à côté de plusieurs idées sans les entrevoir. J'ai tout de même retiré quelques concepts intéressants de cette lecture.
Après tout, je lis les Anciens sous forme de traces d'encre sur des feuilles de papier assemblées en livres et tous ces objets et matériaux leur étaient inconnus aussi bien que la langue dans laquelle je les  lis, et pourtant ils sont mes contemporains le temps de la lecture. [P.D.]
Devenir lecteur est l'oeuvre d'une vie. non pas seulement lire des livres mais lire la bibliothèque, les grands morts et les contemporains, emprunter les chemins de traverse, découvrir les connexions secrètes, les souterrains cachés qui relient les textes. [P.D.] 

Appréciation : 3/5