mercredi 6 mars 2019

Je remballe ma bibliothèque, une élégie & quelques digressions - Alberto Manguel

Ma dernière bibliothèque se trouvait en France, logée dans un vieux presbytère au sud de la vallée de la Loire, au coeur d'un village paisible d'à peine dix maisons. [A.M.]
L'événement, dont on ne connait pas les détails, qui fera en sorte que cet écrivain et penseur exceptionnel remette les 35 000 livres de sa bibliothèque dans des boîtes pour leur trouver un nouveau lieu, une nouvelle alcôve, est en quelque sorte le déclencheur d'une réflexion autour de ces livres, autour de ce qu'ils évoquent, autour de la littérature, de la lecture, des expériences d'écriture. Dans un court texte, Alberto Manguel ne nous lasse pas de ses digressions où il fait référence à son expérience auprès de Borges, où il met à profit son érudition, où il raconte sa relation avec les bibliothèques, où il narre l'histoire de la bibliothèque «qui avait atteint le statut de modèle pour toutes les bibliothèques, celle d'Alexandrie», où il met en scène son rapport aux dictionnaires et aux mots.

C'est un livre de passions livré ici par un maître ès passions, un livre à placer d'office dans la pile des livres à relire.

J'avais organisé ma bibliothèque en fonction de mes exigences et préjugés personnels. Contrairement à une bibliothèque publique, la mienne n'avait pas besoin de codes communs, compréhensibles et partagés par d'autres lecteurs. Une certaine logique saugrenue en gouvernait la géographie. [A.M.]
 [...] je trouve plus facile de me souvenir d'une histoire lue une fois, voilà longtemps, que du jeune homme qui en fut le lecteur. [A.M.]
Et ici Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, un livre qui avait appartenu à l’homme d’affaires canadien Timothy Eaton et dont les pages n’avaient été coupées que jusqu’à la quatre-vingt-treizième, avec un marque-page de l’hôtel Savoy, à Londres – et qui symbolisait pour moi mon pays d’adoption : la quintessence du roman québécois, écrit par un Français, lu jusqu’à la moitié par un magnat anglo-canadien dans un aristocratique hôtel londonien. [A.M.]
Les livres ont toujours parlé pour moi et m’ont appris beaucoup de choses longtemps avant que ces choses n’arrivent matériellement dans ma vie, et la présence physique des volumes a été pour moi très proche de celle de créatures vivantes partageant ma table et mon toit. Cette intimité, cette confiance, commence dès les débuts chez les lecteurs. [A.M.]
Chaque expérience de lecture tient uniquement à son lieu et à son temps, et ne peut être dupliquée. [A.M.]
Je me souviens qu’un jour, chez un ami en Gaspésie, au Canada français, nous nous demandions si le mot névé [...] était originaire du Québec. Mon ami appela sa femme : “Chérie, dit-il, amène Bélisle à table !”, comme s’il invitait l’auteur du Dictionnaire général de la langue française au Canada, l’érudit Louis-Alexandre Bélisle en personne, à partager notre repas. Je crois qu’une telle familiarité en dit long sur la nature des relations d’un lecteur avec les dictionnaires. [A.M.]
Pensez à Noah Webster, qui fut découvert par son épouse dans les bras de la servante. “Docteur Webster, s’écria-t-elle, je suis surprise !” “Non, madame, la reprit-il. Je suis surpris. Vous êtes étonnée.” [A.M.]
En soi, un dictionnaire ressemble à un ruban de Möbius, objet auto-définissant à surface unique, concentrant et expliquant sans la revendiquer une troisième dimension narrative. [A.M.]

mardi 26 février 2019

Sérotonine - Michel Houellebecq

C'est un petit comprimé blanc, ovale, sécable. [M.H.]
Je dois l'avouer d'office, j'ai de la difficulté avec Houellebecq.  Je reconnais la puissance de sa plume, son talent d'écriture, sa verve imaginative, et, plus d'une fois, je m'attarde sur une phrase pour y constater la beauté de la construction, le style assumé ou la potentialité poétique. Mais, et ce mais est majeur, je suis incapable de côtoyer pendant tout le cours d'un roman, soit-il merveilleusement écrit, un personnage, comme celui créé par Houellebecq, misogyne, raciste, adolescent attardé, qui ne voit une femme que comme un être voué au don de soi jusqu'à sa dissolution, comme une pourvoyeuse de sexe. Houellebecq a sur la société un regard critique et cynique, cela pourrait, en un certain sens, par sa lecture, devenir une contribution à ma perception du monde, mais cet avis critique sur la collectivité est tordu, réduit à moins que rien quand, d'un coup de plume, il crache sur la moitié du monde.
[...] les années d'études sont les seules années heureuses, les seules années où l'avenir paraît ouvert, où tout paraît possible, la vie d'adulte ensuite, la vie professionnelle n'est qu'un lent et progressif enlisement. [M.H.] 
Mais pourquoi m'entraîner vers ces scènes passées, comme disait l'autre, je veux rêver et non pleurer, ajoutait-il comme si on avait le choix [...] [M.H.]
Il était architecte, me dit-il. Un architecte raté, précisa-t-il. Enfin, comme la plupart des architectes, ajouta-t-il. [M.H.]
Toute chose existe, demande à exister, ainsi des situations s'assemblent, parfois porteuses de puissantes configurations émotives, et une destinée finit par s'accomplir. [M.H.] 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Houellebecq
Michel
La carte et le territoire 
Houellebecq
Michel
Les particules élémentaires 

jeudi 7 février 2019

La vallée des Dix Mille Fumées - Patrice Pluyette

Tout porte à y croire : en pleine retraite monsieur Henri se remet à naître. [P.P.]
C'est cette renaissance de Monsieur Henri que Pluyette décrit. Il la dépeint avec une certaine distance, avec un point de vue d'observateur neutre, un peu comme le regard que porte monsieur Henri lui-même sur l'univers qu'il redécouvre, qu'il expérimente, qu'il catégorise, qu'il classifie, qu'il répertorie selon une taxonomie spécifique. Monsieur Henri s'ouvre au monde et le contemple comme une première fois. Ce sera le plafond de sa chambre jusqu'aux différentes pièces de sa demeure, son jardin et la variété des plantes qui s'y trouve, et puis l'aventure du chemin qui se dresse devant lui. Monsieur Henri est un explorateur qui, soutenu par son médecin et son nouveau voisin, veut défricher jusqu'aux plus hauts volcans. Voilà un roman hors norme plein d'ironie qui présente l'histoire d'une aventure, la narration d'un périple, le conte d'une investigation du monde et de soi. J'ai aimé me laisser mener ainsi selon les goûts et les découvertes de ce personnage particulier qu'on pourrait rapprocher de Bouvard et Pécuchet dans certains de leurs aspects.
Une manière de poursuivre une idée longtemps est d'écrire un roman... [P.P]
Tous les parkings ne se ressemblent pas et il y a plusieurs sortes de moines en général. [P.P.]
Nous pouvons dire qu'il déploie une énergie débordante à se reposer, à ne rien faire, ne se levant qu'à des fins fonctionnelles jusqu'à la cuisine, la salle d'eau en face, allant du lit à la fenêtre et de la fenêtre au lit pour s'occuper des volets, s'aventurant dans l'escalier seulement le week-end histoire de couper avec la semaine. [P.P.]
[Il] ne s'ennuie pas pour autant, car la littérature remplit, satisfait pleinement, rend vivant - donne envie de lire et de vivre. [P.P.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :


Pluyette
Patrice
La fourmi assassine

jeudi 31 janvier 2019

La route du lilas - Éric Dupont

De toutes les obsessions terrestres, la volonté de connaître l'avenir est celle qui engendre les pratiques les plus singulières et les plus attendrissantes. [É.D.]
Éric Dupont nous avait offert le merveilleux roman La fiancée américaine qui, dans ma classification personnelle, fait ni plus ni moins maintenant partie des classiques de la littérature québécoise. Le défi était grand en proposant ce nouveau roman. Et c'est avec grâce que l'auteur a su nous plonger dans un nouvel univers de fictions, d'histoires, d'amours et de péripéties. On suit une traversée de l'Amérique qui n'est pas très banale, cette traversée qu'on fait en compagnie de trois femmes, elle se réalise au rythme de la floraison des lilas, mais aussi à travers le temps, dans le passé du Brésil, dans le futur de Notre-Dame-du Cachalot, dans les vies et les décès mis en images dans Alerte dans la ville diffusé sur TV Real, dans des passages à Paris pour l'enterrement de Simone de Beauvoir, à Vienne et à Laxenbourg où une archiduchesse élève un perroquet amazonien. Et puis, Dupont nous offre une intertextualité qu'on s'amuse à reconnaître. On croise des personnages et des situations qui avaient déjà pris forme dans d'autres univers créés par l'auteur et cela fait naître une étincelle de complicité entre le lecteur et l'oeuvre. Je ne peux que constater que je me suis laissé mené allègrement dans le délire de ce chroniqueur de l'imaginaire qu'est Éric Dupont et cela est totalement sans regret.
Car derrière les slogans pacifistes et les appels à la camaraderie se cachent souvent, au sein même des organisations militantes, une violence à peine voilée et une prédilection inquiétante pour l’autoritarisme et la hiérarchie. [É.D.]

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Sur Rives et dérives, on peut lire :

Dupont
Éric
La fiancée américaine 
Dupont
Éric
La logeuse, roman tragique

mardi 8 janvier 2019

Du bon usage des étoiles - Dominique Fortier

Le soleil brillait en ce 19 mai 1845 alors que l'Erebus et le Terror s'apprêtaient à appareiller de Greenhythe, leurs reflets tremblant sur les eaux verdâtres du port où flottaient guirlandes, poignées de riz et petits poisons morts. [D.F.]
C'est donc tout d'abord l'aventure de ces deux bateaux et des 133 hommes qui sont à leur bord dans une expédition dirigée par Sir John Franklin que nous narre brillamment l'auteure Dominique Fortier. C'est cette recherche périlleuse du passage du Nord-Ouest qui s'étale sur les mers du Nord au travers les icebergs et les glaces jusqu'à ce que celles-ci prennent toute la place, toute la vie. On en prend connaissance par le journal de Francis Crozier qui pilote le Terror. La vie à bord, les relations entre les hommes, les espoirs, les craintes et la faim nous sont exposés, nous sont livrés.
Nous avançons au milieu d’une carte blanche, dessinant le paysage comme si nous l’inventions au fur et à mesure, traçant le plus fidèlement possible les baies, les anses, les caps, nommant les montagnes et les rivières. […] Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirons du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. [D.F.]
Parallèlement, ces hommes ont conservé des attaches avec la société victorienne qui a commandité leur périple. C'est donc aussi un roman d'amour, dans les pensées de Francis Crozier pour Lady Sophia qui, elle-même, va de réception en réception dans une communauté qui se cherche, mais aussi dans les pensées de Lady Jane Franklin pour son mari explorateur.

C'est un livre dense, un livre qui possède plusieurs facettes et plusieurs angles de lecture. Voilà ce qui fait sa richesse et sa lecture une aventure dont il ne fallait pas se soustraire. J'ai adoré m'y plonger.

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Sur Rives et dérives, on trouver aussi :

Fortier

Dominique

Au péril de la mer

04/01/2017

Fortier

Dominique

Les larmes de saint Laurent

01/04/2020

Fortier

Dominique

Les villes de papier

16/08/2020