lundi 12 mars 2018

Journal d'un corps - Daniel Pennac

Mon amie Lison - ma vieille, chère, irremplaçable et très exaspérante amie Lison - a l'art des cadeaux embarrassants, cette sculpture inachevée qui occupe les deux tiers de ma chambre, par exemple, ou les toiles qu'elle laisse sécher pendant des mois dans mon couloir et ma salle à manger sous prétexte que son atelier est devenu trop petit. [D.P.]
Difficile de décrire ce livre, difficile d'en délimiter les frontières, difficile de le classifier. Il y a effectivement quelque chose du journal, de la chronique, d'écrits répartis dans le temps, un temps de longue durée, puisqu'il s'agira d'une vie presque entière. Chose certaine, j'y ai pris goût, j'ai ri à l'occasion, j'ai réfléchi sur ma condition, celle d'aujourd'hui, celle d'hier et même celle à venir. J'ai apprécié les moments de sagesse, j'ai été ému à l'occasion par ce que l'auteur nous dit de ses sensations, de ce corps qui le porte, de ce corps qui a peur, qui découvre, qui vit, qui souffre et qui s'étend sur toute une existence. Ce n'est pas le corps sublimé de l'oeuvre publicitaire et propagandiste dont il est question ici, c'est un corps réel qui a ses faiblesses, qui se fatigue, qui vieillit et se transforme et qui, éventuellement, mourra. Et, tout ce parcours du narrateur et de son corps est dit avec une si belle plume, avec un style si bien assumé qu'on ne peut que vivre un beau moment de lecture en s'engageant dans ce périple de corporalité.
Notre voix est la musique que fait le vent en traversant notre corps. [D.P.]
Peut-être ne nous réveillons-nous chaque matin que pour retarder le moment délicieux où nous allons mourir. [D.P.] 
Confiez-moi cette virgule que j'en fasse un point d'exclamation. [D.P.] 
L'homme naît dans l'hyperréalisme pour se distendre peu à peu jusqu'à finir en un pointillisme très approximatif avant de s'éparpiller en poussières d'abstraction. [D.P.] 
J'étais à deux doigts d'emporter l'assentiment général quand tout à coup... le mot manquant! Mémoire bloquée. La trappe qui s'ouvre sous mes pieds. Et moi, au lieu de recourir à la périphrase - à la création -, voilà que je cherche bêtement le mot en question, que j'interroge ma mémoire avec une fureur de propriétaire spolié; j'exige d'elle qu'elle me rende le mot juste! Et je cherche ce fichu mot avec une telle obstination qu'au moment où, vaincu, j'opte pour la périphrase, c'est le sujet tout entier de la conversation que j'ai oublié! Par bonheur on parlait déjà d'autre chose. [D.P.]
Que ferai-je de mon angoisse, la retraite venue? [D.P.] 
Ces petits maux, qui nous terrorisent tant à leur apparition, deviennent plus que des compagnons de route, ils nous deviennent. [D.P.]

dimanche 4 mars 2018

Invitation au supplice - Vladimir Nabokov

[Archives - Janvier 1992]
Aux termes de la loi, le verdict de mort contre Cincinnatus C... lui fut annoncé à mi-voix. [V.N.]
J'avais lu qu'il existait une certaine ressemblance, une certaine parenté littéraire entre Nabokov et Queneau, Perec et compagnie. Je me suis plu dans cette lecture même si elle fut difficile. Nous sommes dans un monde absurde et clos (évidemment, il s'agit d'un prisonnier), mais je n'ai pas vraiment décelé la parenté sus-dite.

Cincinnatus passe de longues heures à se préparer à sa décapitation qui prendra l'allure d'une foire cauchemardesque. Sa détention est pour le moins bizarre et l'univers pénitentiaire encore plus. Tout est faux, tout est faux-fuyant.

Cincinnatus est le personnage principal d'une pièce absurde dont il ne connait ni le texte ni les auteurs. La pièce se joue. La pièce se joue de lui, mais en est-il conscient?

lundi 26 février 2018

Le grand roman des maths - Mickaël Launay

"- Oh, moi, j'ai toujours été nulle en maths!" Je suis un peu blasé. Cela doit bien faire la dixième fois que j'entends cette phrase aujourd'hui. [M.L.]
Cette phrase, je l'entends moi aussi souvent lorsque je mentionne au détour d'une discussion que j'ai enseigné les mathématiques pendant trente ans. Mickaël Launay est un joyeux vulgarisateur. Sa chaîne Youtube Micmaths et son site du même nom sont merveilleux d'inventivité. On a là un bric-à-brac mathématique qui permet à tout un chacun d'apprécier et vivre quelques découvertes mathématiques. Le grand roman des maths procède de la même énergie. Il s'aventure à l'intérieur de la trame historique des mathématiques et en fait ressortir, sur une dizaine de chapitres, des moments forts, de l'invention des nombres, de la géométrie, des symboles ou de la logique au concept d'infini en illustrant ce parcours d'anecdotes, d'histoires et de personnages intéressants.

Un très bon livre à suggérer à quelqu'un qui se demanderait pour quelle raison on peut s'intéresser aux mathématiques et à leur histoire.
Une belle théorie est une théorie économe, sans déchets, sans exceptions arbitraires ni distinctions inutiles. C'est une théorie qui dit beaucoup en peu, qui fixe l'essentiel en quelques mots, qui va droit à l'impeccable. [M.L.]
Quand le cube et les choses se trouvent égalés au nombre.
Trouves-en deux autres qui diffèrent de celui-ci.
Ensuite comme il est habituel
Que leur produit soit égal
Au cube du tiers de la chose.
Puis dans le résultat général.
De leurs racines cubiques bien soustraites.
Tu obtiendras ta chose principale.
[Tartaglia cité par M.L.] 
En 1960, le physicien Eugene Wigner parlera quant à lui de la «déraisonnable efficacité des mathématiques». [M.L.]
Le scientifique recherche la vérité et, parfois, y trouve par hasard la beauté. L'artiste recherche la beauté et, parfois, y trouve par hasard la vérité. Le mathématicien, de son côté, semble oublier par moments qu'il existe une différence entre les deux. Il cherche simultanément l'une et l'autre. Trouve indifféremment l'autre et l'une. Il mélange le vrai et le beau, l'utile et le superflu, l'ordinaire et l'invraisemblable comme autant de couleurs qui se mêlent sur sa toile infinie. [M.L.]
Il y a dans les mathématiques, même simples, une source inépuisable d'étonnement et d'émerveillement. [M.L.] 
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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Launay
Mickaël
Le théorème du parapluie ou L’art d’observer le monde dans le bon sens

jeudi 22 février 2018

Le jumeau solitaire - Harry Mathews

Berenice Tinker dit : "Plus le vin te plaît, plus tu es séduisant. Tu es radieux malgré ton air réservé." [H.M.]
J'avais bon espoir en abordant ce récent et ultime roman de Harry Mathews. Mathews est un auteur américain qui, dans les années soixante-dix, a été proche des oulipiens. Deux de ses romans ont d'ailleurs bénéficié d'une traduction de Georges Perec, Les Verts Champs de moutarde de l'Afghanistan et Le Naufrage du stade Odradek. J'avais bien aimé lire Ma vie dans la CIA publié en 2005 où il jouait adroitement sur une ligne entre vérité et fabulation. Ici, dans Le Jumeau solitaire, on a quelque chose de plus convenu, un pseudo-polar autour de l'existence dans une même petite communauté de deux jumeaux identiques dans leur apparence, mais distincts dans leurs comportements, deux jumeaux qui intriguent un couple de visiteurs qui en feront l'objet de leurs recherches. L'écriture bien que teintée d'un certain humour n'est pas à mon sens remarquable et le fil de l'histoire se développe sans surprise au gré des pages jusqu'à une conclusion qui m'a laissé sur une certaine déception.
Publier des livres que j'aime, ça me rend heureux, et je sais à quel point c'est un privilège dans mon domaine d'activité. [H.M.]

lundi 12 février 2018

L'éternité dans une heure, la poésie des nombres - Daniel Tammet

Dans une petite ville de la banlieue de Londres où il ne se passait jamais grand-chose, ma famille était peu à peu devenue un grand sujet d’étonnement. [D.T.]
Daniel Tammet, cet écrivain autiste Asperger dont j'avais lu avec intérêt, il y a quelques années Je suis né un jour bleu, nous livre ici un ouvrage d'une autre teneur. Il s'intéresse, de chapitre en chapitre, à diverses façons d'aborder les chiffres, les nombres, les mathématiques et leurs structures, mais son approche des concepts se fait à travers son expérience personnelle, ici par une anecdote, ici par une découverte, mais toujours par un levier issu de sa vie. Cela a l'intérêt d'accorder une touche d'humanité à un sujet que d'aucuns considèrent comme froid et même ennuyeux. Il explore les liens entre mathématiques et imagination, entre mathématiques et littérature. D'entrée de jeu, il cite Ricardo Nemirovsky et Francesca Ferrara, des spécialistes de l'étude de la cognition mathématique pour affirmer sans ambages que « comme la fiction littéraire, l’imagination mathématique se nourrit de possibilités pures ». Il réussit, je crois, à accomplir son mandat et à entraîner plusieurs de ses lecteurs dans le plaisir des nombres.
Si on sait les regarder, les nombres font de nous des humains meilleurs. [D.T.]
Chaque flocon, aussi unique que chaque nombre, nous apprend quelque chose sur la complexité. Voilà peut-être pourquoi nous ne nous lasserons jamais de les admirer. [D.T.]
Gagner aux échecs, c’est simple : la victoire appartient à celui qui commet l’avant-dernière erreur. [D.T.]
Je sais que la nuit est favorable à l’imagination; à cette heure, dans toute la ville, des artistes taillent leurs crayons, mouillent leurs pinceaux et accordent leurs guitares. D'autres, avec leurs théorèmes et leurs équations, s'adonnent de la même façon aux possibilités du monde. [D.T.]

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi :

Tammet
Daniel
Je suis né un jour bleu