mardi 13 juin 2017

Au grand soleil cachez vos filles - Abla Farhoud

C'est à Sin el Fil que les Abdelnour ont débarqué, Sin el Fil, un quartier du sud-est de Beyrouth grouillant de vie, plein de soleil, de poussière, de bruits, de cris dès l'aube, en arabe en français en arménien; jupes courtes, foulards islamiques, druzes ou à la Brigitte Bardot, tarbouchs, jeans, djellabas, l'uniformité, ce n'est pas à Sin el Fil qu'on la trouve, ici rien n'est lisse ni propret, tout est mouvant, disparate, tout bouge et change, c'est ondulé, c'est crevassé, aucune ligne droite sauf les murs des immeubles, et encore...[A.F.]
Dans ce roman choral, Abla Farhoud donne la parole aux principaux membres de la famille Abdelnour au moment où ils se réinstallent au pays du soleil après une expérience québécoise dans les années 60. Chacune et chacun des membres de la famille a son regard personnel sur cette réinstallation, sur ce retour, sur l’adaptation que cela suppose, sur le quotidien à reconstruire, sur la vie et les espoirs à réanimer, sur le choc créé par sa propre culture, sur les codes et les signes des relations humaines, sur les contradictions de son peuple d'origine, sur la nouvelle organisation des liens familiaux, sur le soleil et ses effets sur la vie des filles.

Ce sont les membres de la famille Abdelnour qui s'expriment de chapitre en chapitre, mais j'entends le souffle d'Abla derrière. J'entends celle qui nous a offert le merveilleux roman Le bonheur a la queue glissante. On l'entend encore de façon plus criante dans la voix d'Ikram, cette jeune femme qui a entrepris une carrière de comédienne au Québec et qui tente, à l'encontre des codes et du Liban des années 60, de la faire revivre sous le soleil. J'ai l'impression qu'Abla reconstruit pièce par pièce les éléments de son identité et, généreuse, par la publication de ses romans, elle nous donne accès à ce chantier, elle nous donne à voir et à lire cette quête vers elle-même. J'espère d'autres volets de cette recherche.
Même si nous savons que le bonheur a la queue lisse, difficile à attraper et à garder, même si nous savons que le malheur, plus griffu qu'un bouton de bardane, colle à nos vêtements, à notre peau, même si nous savons que nos jours sont comptés, même si nous savons que l'argent n'est ni un fleuve ni un ruisseau, que rien n'est éternel et que la maladie peut frapper à n'importe quel moment, nous profitons au maximum de notre jardin d'Éden. [A.F.]
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15/10/2023

Farhoud

Abla

Le sourire de la petite juive 

13/08/2012


lundi 5 juin 2017

Espèces d'espaces - Georges Perec


L'objet de ce livre n'est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu'il y a autour, ou dedans. Mais enfin, au départ, il n'y a pas grand-chose : du rien, de l'impalpable, du pratiquement immatériel : de l'étendue, de l'extérieur, ce qui est à l'extérieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l'espace alentour. [G.P.]
Que dire d'Espèces d'espaces? C'est l'oeuvre, dont la lecture m'avait été suggérée par ma petite soeur que je ne remercierai pas assez de m'avoir ouvert cette porte et de m'avoir ainsi donner la chance dans les années 1980 de rencontrer Perec (elle-même en avait pris connaissance par l'intermédiaire d'une cousine que je vois trop peu souvent). C'est l'oeuvre qui a construit un pont entre deux de mes passions, la littérature et les mathématiques. C'est une lecture géométrique, c'est une topologie littéraire. C'est une incursion dans le monde de la pensée, de l'imagination, des listes et d'une certaine poésie non feinte. C'est une vision pleine de vertiges portant sur l'univers.

Perec a sa façon bien à lui d'interroger les faits du quotidien, l'anodin, l'infraordinaire, le signifié derrière l'insignifiant. Il dira le lit, la chambre, l'appartement, l'intérieur et l'extérieur, il investira et questionnera l'espace après avoir abordé la ville et son organisation. Ce sont ses exercices de style, ses exercices spatiaux, ses exercices euclidiens et non-euclidiens. Et, par ce parcours du domaine dans lequel il se situe, c'est lui-même qu'il raconte, ce sont ses projets, ses idéaux, ses vies.

À ma première visite à Paris, j'ai voulu voir certains des lieux de Perec. notamment, la rue où il avait habité au moment de l'écriture du roman Les choses, la rue de Quatrefages dans le 5e arrondissement. Ayant oublié mon carnet de notes à l'hôtel, je croyais me souvenir que l'adresse était 4 rue de Quatrefages, j'ai donc pris des photos de la porte d'entrée en question. De retour à l'hôtel après une promenade au Jardin des plantes tout près, je constate que Perec avait habité le 5 rue de Quatrefages. J'ai donc plusieurs photos de ce que voyait Perec lorsqu'il sortait de chez lui. L'espace et la mémoire s'étaient joués de moi.
Comment penser le rien ? Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait un trou, dans lequel on va s'empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus...? [G.P.]
Si j'en avais le temps, j'aimerais concevoir et résoudre des problèmes analogues à celui des ponts de Königsberg, ou, par exemple, trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n'emprunterait que des rues commençant par la lettre C.[G.P.]

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De Perec ou à propos de Perec, sur Rives et dérives, on trouve :

Burgelin

Claude

Album Georges Perec

20/04/2022

Decout

Maxime

Cahiers Georges Perec, no 13, La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures

11/06/2021

Évrard

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Georges Perec ou la littérature au singulier pluriel 

06/01/2015

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Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques 

30/05/2010

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L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

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L’attentat de Sarajevo

05/09/2016

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La vie mode d’emploi 

10/02/2016

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Le Voyage d’hiver et ses suites

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Penser / classer 

30/05/2016

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Un cabinet d’amateur, Histoire d’un tableau

13/06/2020

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Georges

Un homme qui dort

02/10/2016


jeudi 25 mai 2017

Le Maître du Haut Château - Philip K. Dick

M. Childan avait beau scruter son courrier avec anxiété depuis une semaine, le précieux colis en provenance des Rocheuses n'arrivait pas. [P.K.D.]
Lecture étrange s'il en est. J'ai été submergé par cette lecture d'un autre temps, d'un temps qui n'a pas existé, d'un temps qui se situe dans un autre univers, un univers où la Seconde Guerre a eu un résultat différent de celui que l'on connaît, un univers où les alliés ont dû capituler devant les forces de l'Axe, un univers où les États-Unis d'Amérique voient leur territoire sous la domination des Japonais à l'Ouest et des Allemands à l'Est. Toutefois, cette uchronie demeure en quelque sorte à l'arrière-plan du roman où se jouent à la fois des aventures personnelles et des tractations à saveur politique, où des personnages se croisent sans se connaître, se connaissent sans jamais se rencontrer, évoluant dans ce monde nouveau qui s'invente une façon d'être dix ans après la Seconde Guerre.

Et puis, dans ce roman, on trouve un autre roman, Le poids de la sauterelle, écrit par celui qu'on nomme le Maître du Haut Château. C'est en fait le livre dans le livre, l'uchronie dans l'uchronie. En effet, ce roman, interdit dans les régions sous domination allemande, imagine un monde irréel où les Alliés auraient gagné la guerre et les peuples de l'Axe se seraient rendus. Mais, ce monde recréé dans Le poids de la sauterelle n'est pas non plus celui dans lequel nous évoluons. C'est un monde où il y aurait eu domination de l'Empire britannique sur la Russie, où une guerre se serait profilé entre le Royaume-Uni et les États-Unis, les deux gagnants de la Seconde Guerre mondiale. Un plan est mis à exécution pour se débarrasser de l'auteur de ce roman imaginé qui gêne les dirigeants nazis.

Enfin, tout au long de cette fresque hors du réel, un troisième livre attire l'attention et joue un rôle particulier dans certaines prises de décisions des intervenants et des personnages. Il s'agit du Livre des transformations, le Yi King, qui permet par le tirage d'hexagrammes de faire des prédictions, des divinations, et d'orienter ses décisions, ses choix, l'orientation de sa vie. Populaire dans les années 1960 et 1970, Philip K.Dick a d'une certaine façon fait du Yi King l'un des personnages du roman. Certains disent même que le Yi King aurait orienté l'écriture du roman, et que c'est par des choix imposés par Le Livre des transformations que Philip K.Dick a construit la trame du Maître du Haut Château.

Finalement, même si cette lecture uchronique m'aura happé pendant un certain temps, j'en sors un peu perplexe. Peut-être n'y ai-je pas trouvé tout ce que j'y espérais?

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Sur Rives et dérives, on trouve également :

Dick
Philip K.
Ce que disent les morts 

mardi 16 mai 2017

Carnets de thèse - Tiphaine Rivière

Vous êtes sûre qu'ils ont tous moins de 18 ans? [T.R.]
Voilà une BD qui se déroule dans un univers qui ne m'est pas étranger. Voilà un regard qui est souvent juste, critique et sarcastique. Un dessin simple mais efficace soutient l'histoire du parcours alambiqué d'une jeune enseignante de collège qui laisse son travail pour s'aventurer dans des études de troisième cycle et la rédaction d'une thèse sur un sujet qu'il n'est peut-être pas facile à expliquer à son entourage : les paraboles des portes de la loi dans Le Procès de Kafka.

Cela est souvent drôle et bien senti dans la description de la solitude existentielle que vivent trop souvent les doctorants. On retrouve l'univers parfois schizophrène de l'administration universitaire et la logique interne du monde académique est peinte dans ses grandes lignes. Cela reprend plusieurs éléments d'un discours ironique que les thésards portent sur eux-mêmes dans certains moments de lucidité. Ce n'est pas hilarant ni révolutionnaire, mais cela a l'avantage d'ouvrir une fenêtre sur une sphère trop souvent autosuffisante.

jeudi 11 mai 2017

Dans la dèche à Paris et à Londres - George Orwell

Rue du Coq-d'Or, Paris, sept heures du matin. [G.O.]
C'est le premier roman (à saveur autobiographique) d'Eric Blair, le véritable nom de George Orwell. L'auteur y décrit sa vie de jeune travailleur pauvre et de vagabond à Paris où, après ses pérégrinations de recherches infructueuses d'emploi, il décrochera un travail de plongeur dans un hôtel, et à Londres où il se mêlera à un groupe de chemineaux parcourant les gîtes et les quelques lieux où ils peuvent trouver une couche et de la nourriture. Tout cela se déroule dans la misère de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Orwell porte un regard cru sur la réalité saisissante d'un abîme social. Il s'agit, il me semble, d'une lecture importante pour comprendre cette époque et l'état dans lequel se trouvaient certaines et certains.
Je ne fais que livrer quelques réflexions personnelles sur ce qui fait le fond de la vie d'un plongeur, sans m'occuper des questions économiques connexes. Sans doute ne brillent-elles pas par l'originalité, mais c'est un bon échantillon des pensées qui vous viennent à l'esprit quand vous avez travaillé quelque temps dans un hôtel. [G.O.]
Un mendiant, à voir les choses sans passion, n'est qu'un homme d'affaires qui gagne sa vie comme tous les autres hommes d'affaires, en saisissant les occasions qui se présentent. [G.O.]
Voilà le monde qui vous attend si vous vous trouvez un jour sans le sou. [G.O.] 

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Sur Rives et dérives, on trouve aussi : 

Orwell

George

Sommes-nous ce que nous lisons ?

05/08/2022